A l’ombre d’un géant

Rencontre avec le petit-fils de Ben Gourion et spécialiste des médias, Yariv Ben-Eliezer, à l’occasion des 66 ans d’Israël

Photo de Ben-Gourion au domicile de Yariv Ben-Eliezer (photo credit: DR)
Photo de Ben-Gourion au domicile de Yariv Ben-Eliezer
(photo credit: DR)

 A 74 ans, le Dr Yariv Ben-Eliezer est l'aîné des petits-enfants du « premier » Premier ministre d’Israël, David Ben Gourion. Doté d’un esprit vif, c’est un observateur attentif de la scène israélienne. L’interview idéale pour la fête de l’Indépendance d’Israël, qui célèbre ses 66 printemps.

 A l’image d’Israël, un mélange d’ancien et de nouveau, il est bourré de contradictions. S’il se considère optimiste, il se montre très pessimiste par rapport à la situation sociopolitique actuelle.
 Ancien stratège politique, il déte qu’il observe dans la société israélienne. Expert des médias, il ste la politique et la corruption déplore la concentration et la mort lente des journaux du pays.
 Il se félicite d’avoir suivi les conseils de son grand-père de ne pas être entré en politique. Aujourd’hui, il est à la tête de ce qu’on appelle la spécialisation en Communications persuasives à l’École Sammy Ofer de communications du Centre interdisciplinaire et dirige le département d’études médiatiques à l’école Lauder de gouvernement, diplomatie et stratégie à l’IDC Herzliya.
 Il était auparavant le doyen de la New School for Media Studies au Collège de gestion de Tel-Aviv. Il a dirigé plusieurs campagnes politiques, dont celle du Parti Tsomet lors des élections de 1992, celle de Shimon Peres au poste de Premier ministre en 1996 et celle de Yael German à la mairie de Herzliya en 1998. Il a également servi de consultant médiatique pour l’Association de football israélienne.
 Il a publié plusieurs livres et de nombreux articles sur la communication de masse. C’est enfin un commentateur reconnu de la scène médiatique et politique israélienne.
 Ben-Eliezer parle couramment l’anglais (il a vécu cinq ans à New York, où il a décroché son doctorat en 1977), mais sa conversation est truffée d’expressions hébraïques. Son épouse, Dalia, avec qui il a été marié 51 ans, est décédée d’un cancer le 4 Septembre 2012. Il lui a consacré une biographie l’année dernière intitulée « Dalia Ben Eliezer » avec une photo du couple en couverture. Ils ont trois enfants, Ehoud («Oudi»), Yoach et Ephrat, et sept petits-enfants. La dernière, Talia, est née après la mort de sa grand-mère. Aucune photo de son grand-père dans le salon. Elles sont réservées à son bureau personnel, où trône son portrait préféré de Ben Gourion, dédicacé en hébreu, « À Yariv et Dalia, avec amour, Saba (Grand-père). »
 Son regard acéré est teinté d’un sens aigu de la morale, atténué par son sens de l’humour. Entretien

Corruption et pots-de- vin

u Comment voyez-vous Israël au bout de 66 ans ?
Si je me place du point de vue des pères fondateurs comme mon grand-père, ils pensaient que l’État d’Israël devait être une lumière pour les goyim (les « nations »). Je veux dire par là que nous devons donner l’exemple d’une société morale, juste et égalitaire. Et d’après ce que je vois aujourd’hui, c’est loin d’être le cas. Je crois qu’avant de faire la paix avec les Arabes, nous devons faire la paix entre Juifs. 
Comme vous le savez sans doute, nous vivions autour de cours fermées en diaspora. Tout le monde avait un rabbin, et si nous ne partagions pas le même rabbin, nous nous haïssions mutuellement. 
C’était la diaspora. Nous sommes arrivés en Israël et c’est la même chose. Chaque parti et chaque membre de chaque communauté, nous nous détestons les uns les autres parce que nous sommes différents. L’idée d’un melting-pot était pourtant de pouvoir au moins partager un minimum ensemble. Et non ! Ça ne marche pas !   Nous sommes en désaccord sur tout.

u Comment pensez-vous que Ben-Gourion verrait la situation ? Est-ce une question de leadership ?

Ce n’est pas la faute de nos dirigeants, c’est de nous tous qu’il s’agit. C’est houtzpadik (sacrément culotté, en yiddish) de tenter d’imaginer ce qu’il aurait dit s’il était présent parmi nous. Je sais ce qu’il a dit, mais je ne sais pas ce qu’il aurait dit. Je sais qu’ils étaient tous honnêtes, voire même sagfanim (ils frisaient l’ascétisme). Le dicton : « Je ne veux pas être un freier » (une bonne poire en yiddish) n’existait pas. Ils étaient tous des freierim. Maintenant, « on ne va pas me prendre pour un freier » est le leitmotiv de l’Israélien moyen. Parce qu’on pense que tout le monde essaie de nous berner, cela justifie le fait d’essayer de les pigeonner en retour. On voit cela à la fois sur le plan individuel, et pour le gouvernement par rapport aux citoyens.

u  Voyez-vous un remède, un moyen de sortir de cette situation ?

En 1956, durant l’opération Kadesh, il y avait un commandant du nom d’Ouri Ben Ari. On prédisait qu’il allait devenir chef d’état-major. Son chauffeur a volé un sac de sucre et il l’a couvert. Quand mon grand-père a eu vent de l’histoire, il l’a renvoyé de l’armée. Il y avait un dicton : Yikov hadin et hahar (« La loi doit être appliquée sans crainte ni favoritisme »).
Je veux dire qu’on ne faisait pas les choses à moitié. La loi était la loi, et si l’on n’obéissait pas, on était tenu pour responsable. Aujourd’hui, on a un président en prison parce qu’il a abusé de son pouvoir pour molester les femmes, et on un Premier ministre sur le point d’être incarcéré pour une histoire de pots de vin ou autre. On ne considère pas terrible d’accepter des pots de vin. C’est grave si on se fait prendre, mais l’acte en lui-même n’est pas répréhensible. Vous comprenez ce que je veux dire ? 
A l’époque, une personnalité soupçonnée d’avoir mal agi préférait parfois mettre elle-même fin à ses jours.
Aujourd’hui (Ehoud) Barak est riche et possède cinq appartements. D’où ? C’est houtzpadik (honteux), c’est vouloir épater la galerie. Si vous voyiez la maison de mes parents, ou celle de Begin, elles sont humbles et modestes. Aujourd’hui, tout se joue sur les apparences, et cela nous affecte aussi. Parce que c’est devenu la norme. Je ne vois donc pas comment y remédier.
 
Plutôt marchand ambulant que politicien

u  Quels souvenirs gardez-vous de votre grand-père?

Il est mort quand j’avais 33 ans, j’ai donc beaucoup de souvenirs. Par exemple, quand j’ai fait ma bar-mitsva, on lui a demandé « Souhaitez-vous que Yariv soit aussi Premier ministre ? » Il a répondu : « Je préférerais qu’il soit « poshet orot bashouk » (un vendeur à l’étalage au marché) plutôt que politicien. Parce qu’il savait quel tsora (« tracas ») c’est d’être Premier ministre.

u  Vous souvenez-vous de la création de l’État d’Israël ?

Je n’avais que huit ans.  Je ne sais pas si je m’en souviens moi-même, ou si je m’en souviens parce qu’on me l’a raconté. Lorsque l’ONU a accepté la partition, on est tous sorti danser dans les rues. Mais mon grand-père était triste.
Mon oncle Amos lui a alors demandé : « Pourquoi es-tu triste ? Tout le monde danse dans la rue, et toi tu es triste. »
Et il a répondu : « Parce que je sais combien de sang cela va nous coûter. » Il était très réaliste.

u Qu’entendez-vous par là ?

Je sais qu’il ne craignait pas d’exprimer ses opinions haut et fort. C’était un faucon. Mais il était aussi très pragmatique. Il savait que les espoirs ne suffisent pas, que l’on ne peut pas toujours arriver à ses fins. Je sais que tout de suite après la guerre des Six Jours, il a déclaré qu’il était prêt à tout rendre, sauf Jérusalem. Il a expliqué : « Jérusalem est unifiée, et je veux garder Jérusalem. »
Il était prêt à rendre tous les territoires. Il a été le premier à le dire parmi les politiciens.
D’abord, il avait une vision.  Deuxièmement, il était pragmatique.
Il affirmait : « Allons, on ne peut pas simplement conquérir un territoire. C’est notre terre, mais il y a des gens qui vivent là. Eux, on ne peut pas les conquérir. » Je pense qu’il était très réaliste.
Il préconisait : « Je dois trouver un compromis entre le désir, la nécessité et le possible. Je peux souhaiter tout avoir, mais ce qui est nécessaire, c’est la sécurité de mon peuple, c’est quelque chose à prendre en compte, et tout n’est pas possible. »
Il était persuadé que la synthèse de ces trois questions permet d’arriver à ce que l’on veut.

u Comment voyez-vous la situation aujourd’hui ?

Aujourd’hui, Bibi déclare deux États pour deux peuples. Je sais que je suis juif, et les nazis savent que je suis juif. Je n’ai pas besoin d’Abou Mazen pour me le rappeler. Je vis dans un État juif, et ceux qui doivent savoir que je suis juif le savent. Pourquoi dois-je exiger d’eux qu’ils reconnaissent Israël comme un État juif?  Nous sommes un État juif, c’est notre autodéfinition. D’une part.
D’autre part, on ne va pas visiter les quartiers arabes de Jérusalem-Est. Qui y va ? Que m’importe s’il y flotte un drapeau palestinien ? Bon, Jérusalem est un symbole, mais je suis prêt à faire des concessions pour sauver des vies.
J’essaie de voir ce qui se passe à la Knesset et ce qui se passe au sein du gouvernement. Je n’imagine pas être intelligent et eux stupides. Je pense qu’ils ont tous des visions différentes, et ils ne peuvent pas trouver un moyen de s’entendre sur la voie correcte à suivre. D’ailleurs, je crois qu’ils nous trompent. Je crois que Binyamin Netanyahou, qui est très intelligent, ment. Il ne veut pas la paix, sinon il aurait déjà agi concrètement en ce sens.

u Comment par exemple ?

Comme l’arrêt des constructions dans les implantations. Je ne veux pas libérer les criminels de prison. Les criminels reviendront nous attaquer. Mais on peut arrêter le développement des implantations. Les goushim (les « blocs d’implantations »), je veux qu’ils restent où ils sont. Je crois, en effet, qu’on peut renforcer les goushim. Mais les endroits déserts, juste pour établir des faits sur le terrain, pourquoi ?
Je ne pense pas, par ailleurs, que (le chef de l’Autorité palestinienne) Abou Mazen soit un hassid oumot Haolam (« juste parmi les nations »). Je ne sais donc pas ce qui va se passer.

u Pensez-vous qu’il existe une chance de parvenir à un accord de paix ?

Je suis quelqu’un d’optimiste, et je crois que quand on veut, on peut.  La question est de savoir si l’on veut vraiment. J’en doute. Je pense qu’ils veulent nous détruire et que nous ne voulons pas faire la paix. Je parle des leaders. Je pense que la majorité des Israéliens veulent la paix, et je crois que si l’on s’adresse aux Palestiniens ordinaires, ils y aspirent aussi. Mais à la tête, Abou Mazen a peur, et Netanyahou également. Parce que dans son parti, Danny Danon et Miri Regev lui mènent la vie dure.
De surcroît, le système électoral est mauvais. Avec tous les comités centraux et les primaires, la tricherie et la corruption. Même si je suis de nature optimiste, je ne vois pas vraiment la lumière au bout du tunnel.

u Vous êtes également un expert du monde médiatique. Quel rôle les médias jouent-ils aujourd’hui ?

Vous voyez, le fait de connaître les choses ne signifie pas que l’on a une influence sur elles. C’est une conception erronée de penser que la connaissance d’un sujet permet de pouvoir faire évoluer les mentalités. C’est faux. On ne peut pas empêcher de nos jours les nouvelles de se répandre à travers le monde, via Internet et via les nouveaux médias. Mais le savoir ne suffit pas à faire changer les choses.

u Israël possède-t-il encore un réseau médiatique dynamique ?

Non, prenez les journaux, par exemple, du fait de l’approche capitaliste, ils sont en train de mourir lentement. Sheldon Adelson n’a pas seulement acheté un journal. Il a établi un Bibi-ton. Je crois qu’un journal ne peut pas être objectif, personne ne peut être objectif, mais on peut viser un certain équilibre. 
S’il y a un conflit entre lui et moi, en tant que journaliste vous devriez montrer son point de vue ou le mien. Maintenant, prenez Israel Hayom (Israël aujourd’hui), il ne présente qu’une seule opinion. C’est du Bibi-ton. En outre, il vient d’acquérir Makor Rishon, et l’on va avoir du Bibi-ton bis. Je veux des journaux pluralistes. Je sais que les gens ont des agendas différents, mais il devrait y avoir plus d’une voix, et Sheldon Adelson n’en diffuse qu’une, cela m’effraye.
 
Dalia, si on se mariait ?

u Voyez-vous une ressemblance entre vous et Ben Gourion ?

Pas du tout. C’était un géant, et je suis un nain. Une des choses qui m’a vraiment dérangé dans ma jeunesse, c’est que tout le monde me disait tu dois faire ceci et cela parce que tu es le petit-fils de Ben Gourion. Je refuse d’avoir des droits ou des privilèges. Je n’ai jamais rien demandé, mais ne m’imposez pas d’obligations. Je suis quelqu’un de normal. 
Je vais vous raconter une anecdote. Quand je sortais avec des filles, encore à l’armée, chaque fois que l’une d’entre elles me disait, au bout d’une semaine, « quand est-ce que je vais rencontrer ton grand-père ? », je laissais tomber. Parce que je savais qu’elle ne sortait pas avec moi, mais avec lui. Quant à ma femme, Dalia, qu’il aimait beaucoup parce qu’elle était grande et belle, nous sommes sortis ensemble un an et demi environ, et elle n’a jamais mentionné Ben Gourion. Et puis un jour, lors des élections en 1961, Begin tenait un meeting place Odea à Ramat Gan, et nous sommes allés l’écouter.
À la fin, elle m’a dit : « Tu sais Begin n’est pas moins important que ton grand-père. » J’ai lui ai répondu, « Dalia, si on se mariait ? » Je savais qu’elle m’aimait moi et pas mon grand-père. Malheureusement, elle est morte il y a un an et demi.
Un jour, dans les années 60, c’était l’époque mini, elle est venue avec moi rendre visite à mon grand-père et ma grand-mère en minijupe. Elle était très belle, et ma grand-mère, qui n’avait pas sa langue dans sa poche, lui a demandé : « Il y a pénurie de vêtements en Israël ? »
Et mon grand-père de rétorquer : « Elle est jolie, elle peut se le permettre. »
Il n’était pas stupide. Il savait observer les gens.
Un jour, il a demandé quelque chose à Dalia, et elle lui a répondu : « Je vais demander à mon mari. » « Lo baali, Ishi (« Pas mon mari, mon homme »), a-t-il remarqué. Isha et Ish (« la femme et l’homme »). Il était féministe.
Nous nous sommes mariés quand j’étais à l’armée, et il m’a suggéré, « Ne te marie pas en costume, porte ton uniforme. »
J’ai lui ai répondu : « Je suis juste sergent, je ne suis pas une grande pointure. » Mais à la fin j’ai accepté, par respect. C’était un mariage très simple, pas comme ce que l’on voit aujourd’hui.
u Quelle influence a-t-il eu sur votre vie ?
J’étais l’aîné de tous les petits-enfants. Sept ans et demi de plus que les autres. Je pense ce qui m’a le plus touché, quand j’étais petit, de huit ans jusqu’à ma bar mitsva, c’est de l’entendre me dire, à chaque anniversaire, « va dans une librairie et achète tous les livres que tu veux ». Et je revenais à la maison avec des cartons de livres. Et ma grand-mère lui disait (elle était plus branchée relations publiques que lui) d’écrire sur chacun d’entre eux : « De Saba à Yariv avec la date ». C’était sa façon de m’apprendre à aimer les livres.  Et vous pouvez voir que jusqu’à aujourd’hui, je les aime.  Regardez, mon appartement est rempli de bibliothèques. Ma femme aussi était folle des livres.

u Quel genre de grand-père était Ben Gourion ?

Il était très tolérant. Comme homme politique, il était féroce. Mais comme grand-père, il était doux et agréable, avec un bon sens de l’humour. On pouvait lui poser toutes les questions qu’on voulait, il prenait le temps de nous répondre en long et en large.
Quelques années avant sa mort, Paula, m’avait annoncée : « J’ai plein de photos, choisis-en une si tu veux. »
J’ai choisi celle que je pense être la meilleure photo de lui.
Elle a acquiescé : « D’accord, prends-la. »
Et elle est allée vers lui, et il a écrit : « Pour Yariv et Dalia, de la part de Saba.»
Elle a demandé : « Où est ‘avec amour’ ? »
Alors il a ajouté, en lettres minuscules, « avec amour ». Elle est dans mon bureau, où je suis le seul à la voir. Vraiment, je l’aime tendrement !