1909-1942 : onze femmes, un destin

Judith, Léa, Rachel, Anna, Myriam ou Eléna. Récits de ces héroïnes qui ont souffert

1909-1942 : onze femmes, un destin (photo credit: DR)
1909-1942 : onze femmes, un destin
(photo credit: DR)
Deux comédiennes en scène. Nadia Ruck, née avant la guerre et Elisabeth Kedem, issue de la seconde génération après la Shoah. Nadia Ruck déclame, immobile, Elisabeth Kedem interprète un tourbillon de personnages. Le contraste est saisissant. A elles deux, elles rendent hommage à toutes les femmes mortes à Auschwitz ou autres camps de l’horreur, dans une pièce adaptée de l’œuvre d’Elie Pressmann, L’inconnue en rouge et noir.
Août 1942, Laïla (Nadia Ruck) est dans un train pour une destination inconnue, ce Pitchipoï ou pays de nulle part, comme l’appelaient les juifs de France. Dans le wagon à bestiaux qui la conduit vers l’extermination, la promiscuité domine. Laïla se retrouve serrée contre un étranger avec qui elle va entamer un dialogue vers l’intime, se livrer, raconter à celui qu’elle ne reverra sans doute jamais, comme dans un dernier souffle de vie. Elle déroule alors ses passions, ses enfants, ses histoires d’amour et de drames.
Entre chacun de ses monologues, la Femme se meut sous les traits d’Elisabeth Kedem et ses 10 héroïnes nées de 1909 à 1942, qu’elle campe successivement dans l’ordre chronologique, selon une graduation de l’histoire, du fœtus à la femme mûre. Des moments de vie de femme qui naissent, grandissent, aiment et souffrent à une époque sombre de l’histoire, rappelée en filigrane à la fin de chacun de ces récits. Juste quelques phrases d’actualité, narrées sobrement, qui survolent les faits de l’époque pour remettre le spectateur dans la perspective du passé. Hitler n’est jamais nommé, mais on comprend que c’est lui.
Autant opposées que complémentaires, Ruck, cheveux argent, et Kedem, la brune, offrent chacune dans leur genre un véritable numéro d’acteur dans une belle performance scénique. Ruck campe avec une sensibilité et un stoïcisme à saluer, un personnage immobile, statique, avec pour seul artifice un carnet de bord à la main. Pour autant, l’émotion transpire, le ton est juste et le verbe posé. Kedem, elle, enchaîne les personnages, soutenue par des accessoires minimalistes, mais efficaces. En peignoir d’intérieur, ou vêtue de pardessus, elle enfile escarpins et bottines au gré de ses héroïnes. Décidément des histoires de femmes. Pétillante et éblouissante, elle se jette cœur, corps et âme dans ses rôles, avec une montée en puissance jusqu’à la scène de l’interrogatoire où son héroïne se fait passer à tabac par un officier nazi. Des coups virtuels plus vrais que nature que la comédienne encaisse magistralement.
A noter également une mise en scène tout en symbole, travail de Cécile Bens’, chanteuse, musicienne de formation, musicothérapeute, qui a créé un atelier de music-hall à Raanana et va adapter en hébreu la comédie musicale de Gérard Presgurvic, Roméo et Juliette.
L’ensemble est fort, intense, déroutant. Autant pour le spectateur que pour les interprètes. « Il est difficile de quitter ces rôles », explique Elisabeth Kedem, animée d’un devoir de mémoire depuis toujours, et pour qui parler de la Shoah reste, aujourd’hui encore, essentiel. « On ne sort pas indemne d’une pièce telle que celle-ci », poursuit-elle, « d’autant que j’ai été rattrapée par mon histoire personnelle. Toutes les tirades de Nadia commencent par “août 1942“, mois de naissance de ma mère. Comme Laïla, mon grand-père a embarqué dans un train de la mort en octobre 1943. Et ma grand-mère, une grande résistante, se prénommait Léa comme mon personnage interrogé par la Gestapo. »
Bien sûr que la question d’interpréter une fiction, alors que tant de témoignages authentiques existent, a mérité réflexion, avoue Kedem. « Mais nous avons été séduites, Nadia et moi, par ce texte généreux et poétique, basé sur des seuls récits de femmes, en lien avec la Shoah ».
Et de fait, L’inconnue en rouge et noir est un hymne à la Femme avec un grand F et toutes les femmes mortes à Auschwitz, à tous les âges, tous les stades de leur vie, de toutes les conditions. Nul doute que le public féminin sera touché par ces bribes d’histoires tirées de ces temps pas si lointains où le mal absolu s’attaquait à tous, même à la veuve et à l’orpheline. Mais pas seulement, les hommes aussi y trouveront leur compte.
Petit bémol, un monologue de fin qui traîne légèrement en longueur, mais n’enlève rien au talent de ces deux comédiennes professionnelles, qui redonnent enfin au théâtre francophone israélien les lettres de noblesse qu’il mérite.
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