Déjeuner sur le mont Sion

Quand deux écrivains israéliens se rencontrent, ils se racontent leurs histoires... d’écrivains.

P24 JFR 370 (photo credit: Wikipédia)
P24 JFR 370
(photo credit: Wikipédia)
Il arriva très en avance au rendez-vous, selon une habitude bienancrée et, après avoir fait le tour du lobby de l’hôtel, d’où l’on avait unevue imprenable sur les murailles de la Vieille Ville et sur la vallée de laGéhenne en contrebas, il s’installa dans un fauteuil en attendant l’arrivée del’éditeur. Au bout d’un quart d’heure il alla interroger le réceptionniste, unArabe chrétien parlant parfaitement l’hébreu qui lui dit que le déjeuner avaitlieu dans les salons King David, à l’extrémité d’un long couloir traversanttout l’hôtel, construit en longueur à flanc de colline, face au mont Sion.
Ce n’est qu’une fois arrivé à la porte du salon qu’il se rendit compte de sonerreur, en voyant les dizaines de personnes qui se pressaient devant l’entrée,arborant un badge avec leur nom et celui de l’association qu’ellesreprésentaient. Lorsque l’éditeur l’avait convié à ce déjeuner – «pour faireconnaissance avec les auteurs de la Fondation», avait-il précisé – il avaitnaïvement pensé qu’ils seraient cinq, six, peut-être dix personnes au grandmaximum ! En entrant dans la salle, il réalisa que les auteurs en questionn’occupaient qu’une petite table dans le fond, entourée d’une dizaine d’autres,où étaient déjà installés de nombreux convives, liés de près ou de loin à laFondation.
Cela lui fit penser à une anecdote qu’un ami lui avait récemment rapportée ausujet d’un intellectuel juif parisien. Celui-ci avait été invité quelques moisauparavant à un dîner à Jérusalem par le Premier ministre de l’Etat d’Israël enpersonne. Persuadé qu’il allait passer la soirée en tête-à-tête avec le chefd’Etat, notre philosophe se réjouissait déjà, pensant davantage auxphotographies qui seraient immanquablement publiées sur Internet et dans larubrique « people » des grands quotidiens, qu’au contenu de leurconversation...
Quelle ne fut pas sa déconvenue lorsqu’il apprit, juste avant d’arriver à larésidence du Premier ministre, qu’il n’était qu’un invité parmi une trentained’intellectuels et d’hommes de lettres juifs français ! A l’époque, quand l’amiqui avait servi de chauffeur et de guide à l’écrivain parisien lui avaitrapporté cette anecdote croustillante, il s’était bien régalé, se moquant de lamégalomanie de celui-ci. Voilà bien, pensa-t- il, la vanité de cesintellectuels médiatiques ! Le philosophe était tellement imbu de lui- mêmequ’il n’avait pas douté un instant que le Premier ministre de notre petit pays– qui se débattait entre mille problèmes, allant de sa coalitiongouvernementale aux risques de guerre et aux menaces incessantes – allait luiconsacrer un dîner tout entier en tête-à-tête.
A présent, il se trouvait dans une situation analogue et il pouvait se mettre àla place du philosophe. Certes, il n’avait pas rendez-vous avec le Premierministre, mais seulement avec le responsable des auteurs de la Fondation...Mais il avait secrètement espéré que ce dernier lui proposerait de publier unrecueil de nouvelles ayant pour cadre Jérusalem, et que l’invitation à cedéjeuner face au mont Sion était un prélude de bon augure en vue de cettepublication.
Or, non seulement l’éditeur ne lui proposa rien, mais ils purent à peine échangerquelques mots, car il était sans cesse en train d’aller d’un endroit à unautre, papillonnant entre les nombreux invités, et il ne resta que très peu detemps attablé, laissant son assiette à moitié pleine. Au lieu de l’entretienescompté et de l’hypothétique promesse de publication qui miroitait déjà dansson esprit, il dut se contenter d’échanger des banalités avec les autresconvives : « Adieu veau, vache, cochon, couvée ! » Ce déjeuner aurait été unedéception totale, n’eût été la présence d’une jeune Française assise à côté delui, Alice. Elle était arrivée quelques années auparavant en Israël et venaitde publier un livre, où elle relatait avec humour son départ impromptu et sonintégration dans le pays où coulent le lait et le miel. Alors qu’ils faisaienttous deux la queue au buffet, elle lui déclara, en jouant des coudes pourremplir son assiette : « Dans la vie, il faut oser! C’est ma philosophiepersonnelle, même si je suis plutôt timide de nature... » « Excellente devise !», lui répondit-il en essayant tant bien que mal de se glisser lui aussi entreles convives pour s’approcher du buffet. Il avait toujours admiré secrètementce trait de caractère qui lui faisait cruellement défaut : la Houtspa... Enhébreu, ce mot désignait un défaut largement répandu, mais à ses yeux c’étaitplutôt une qualité. Avec l’expérience de vingt ans passés en Israël, il serendait compte que c’était sans doute ce qui lui avait manqué pour percer. Lesdons naturels ne suffisaient pas et, très souvent, avait-il constaté, des gensmédiocres réussissaient mieux que d’autres plus doués, simplement à force depersévérance et d’entregent.
Plongé dans ses réflexions douces- amères, il sursauta lorsque sa voisine detable l’interpella bruyamment, prenant à partie les autres écrivains : « Etvous, ne vouliez-vous pas publier un livre avec la Fondation ? » Il bredouillaquelques mots incompréhensibles, puis s’excusa et se leva pour aller chercherun dessert. Cette Alice avait le don de mettre les pieds dans le plat ! Il ne luien voulait pas, pourtant, car sa personnalité ingénue et pétillante luiplaisait : elle savait comment accaparer la conversation et aucun obstacle, pasmême son hébreu encore hésitant, ne semblait l’arrêter.
Après le dessert, ils sortirent ensemble de l’hôtel et firent à pied le trajetjusqu’à Baka, le quartier où il habitait, au sud de Jérusalem. En chemin, ellelui raconta comment elle était devenue écrivain et avait fini par publier sonpremier roman, après de nombreuses tentatives infructueuses et plusieursmanuscrits relégués au fond d’un tiroir.
« De chaque rencontre » – avait dit un rabbin dont le nom lui échappait – « ily a une leçon à tirer ». En l’occurrence, la leçon était claire : il fallaitprendre exemple sur la persévérance de cette jeune femme et ne pas renoncer. Ilraccompagna Alice jusqu’à l’arrêt d’autobus et ils se quittèrent en promettantde se revoir.