Hannah Arendt, la mère de la théorie de la banalité du mal

Le film Hannah Arendt tourne autour d’un postulat : le mal peut-être l’oeuvre de gens ordinaires, quand ils choisissent d'obéir aveuglément.

P19 JFR 150 (photo credit: Zeitgeist Films)
P19 JFR 150
(photo credit: Zeitgeist Films)

Renee Ghert-Zand Dans Hannah Arendt, le long-métrage très remarqué de lacinéaste allemande Margarethe von Trotta, la célèbre philosophe et théoriciennepolitique, s’adresse à la fin du film à des étudiants dans un amphithéâtre àmoitié vide. Nous sommes en 1964, à la Nouvelle Ecole de New York, et sescollègues viennent de lui demander de renoncer à son poste d’enseignante, suiteà la publication d’une série d’articles très controversés qu’elle a écrit surle procès d’Adolf Eichmann, pour le New Yorker. Textes qui donneront matière àson livre Eichmann à Jérusalem, édité en 1963.

C’est vêtue comme Arendt, d’un tailleur bleu marine, escarpins et perles, quela célèbre actrice Barbara Sukowa, campe le personnage de la philosophe. Elleallume une cigarette et se lance dans une diatribe passionnée où elle énonce sacélèbre théorie de la banalité du mal : « Le plus grand mal dans le monde estcelui commis par les gens ordinaires, le mal commis sans motifs, sansconvictions, qui n’émane même pas de coeurs pervers animés d’intentionsdiaboliques, mais tout simplement de gens ordinaires qui ont renoncé à leurdignité d’homme », dit-elle dans son anglais imparfait, teinté d’un fort accentgermanique. Ce discours est directement tiré des écrits de Hannah Arendt, parmides morceaux choisis par von Trotta et son collaborateur Pam Katz.
« Je n’ai pas écrit que je prenais la défense d’Eichmann, mais j’ai essayé defaire le lien entre la médiocrité choquante de l’homme avec l’horreur des faits», note encore Sukowa-Arendt, « essayer de comprendre, ne veut pas direpardonner ». Le film la montre faire face à la levée de boucliers quiaccueillent ses comptes rendus du procès, et plus précisément ceux révélantl’étroite collaboration de certains dirigeants juifs avec les nazis.
Selon elle, découvrir que des juifs aient pu participer à l’organisation de ladestruction de leur propre peuple, constitue sans conteste aux yeux d’un juif,un chapitre des plus sombres de la Shoah. « Je n’ai jamais blâmé le peuple juifpour autant ! » s’exclame Sukowa-Arendt sur le podium. « Peut-être qu’une autrevoie entre résistance et collaboration était à trouver. Il aurait fallu neseraitce que tenter de l’explorer. C’est seulement dans ce sens que je dis quequelques-uns des dirigeants juifs auraient dû agir différemment. Il est crucialde ne pas occulter ces faits, dans la mesure où les agissements de cesdirigeants juifs donnent l’exemple le plus frappant de l’effondrement moralabsolu, que les nazis sont parvenus à opérer dans la bonne société européennede l’époque, et pas seulement en Allemagne, mais dans presque tous les payssous leur tutelle, et ce pourrissement moral n’a pas seulement atteint lesbourreaux, mais aussi certaines des victimes. » 

Une théorie explosive

Cinquanteans plus tard, les propos d’Arendt ne choquent plus personne et une audience dejeunes adultes ne serait pas surprise de les entendre. A l’heure actuelle, lanotion selon laquelle un grand mal peut être le fait de gens ordinaires quichoisissent volontairement de renoncer à leurs valeurs morales pour suivreaveuglément les ordres, est largement acceptée. De même, les exemples decoopération des Judenrat (dirigeants communautaires juifs) avec les nazis, ontété largement documentés et étudiés. Mais les comptes rendus du procès et lesconclusions qu’Arendt était amenée à faire et qui ont nourri sa théorie,étaient explosifs pour l’époque. C’est cette subversion et ses conséquences quevon Trotta a voulu explorer.

La première mondiale du film a eu lieu au festival du Film international deToronto et il sort à New York et Los Angeles au début de l’été. Il a étéprojeté en novembre dernier au festival international du Film de femmes àRehovot, et au festival du Film juif de Jérusalem en décembre dernier.
La cinéaste a également mis en scène avec un soin tout particulier, comment lacouverture du procès Eichmann a affecté Arendt dans sa vie intime, notamment lafaçon dont il a sonné le glas de nombre de ses amitiés et comment ses proches,des réfugiés juifs allemands et des collègues pour la plupart, lui ont tournéle dos.
Mettre en scène la pensée 

« Tout a commencé après mon travail sur Rosenstrasseconfie von Trotta. Ce film réalisé en 2003, relatait les manifestationsnon-violentes à Berlin en 1943. Des rassemblements de femmes non-juives, maismariées à des juifs, dont les conjoints et les enfants avaient été arrêtés envue d’être déportés, exigeaient leur libération. « Alors, quelqu’un, qui avaittravaillé avec moi sur le sujet, m’a suggéré de faire un film sur Hannah Arendt».

« Mais comment peut-on faire un film sur une philosophe, me suis-je alorsdemandé ? La clé résidait dans le bon casting. Une actrice qui serait capablesimplement de penser à l’écran et de faire sentir le cheminement de sa penséepouvait rendre ce projet viable ». Von Trotta, aujourd’hui âgée de 71 ans,savait que la femme idéale pour le rôle ne pouvait être que la très talentueuseBarbara Sukowa, prix d’interprétation féminine au Festival de Cannes en 1986pour son rôle-titre dans Rosa Luxembourg, film de von Trotta sur larévolutionnaire socialiste juive polonaise.
Peu importe à la réalisatrice que la blonde Sukowa, même coiffée d’une perruquede cheveux courts et sombres comme les portait Arendt, ne lui ressemble ni deprès ni de loin. « Où trouver une actrice ressemblant trait pour trait à HannahArendt et parlant allemand et anglais couramment ? De toute façon, un sosiedétourne de l’essentiel », confiet- elle. « Barbara est une femme intelligenteet une actrice qui irradie l’intelligence. Je savais qu’elle dégagerait cetteintelligence de la pensée à l’image. »

Un monsieur tout le monde nommé Eichmann 

Dès qu’il a été question de faire un film sur Arendt, s’est posée la questionde trouver un acteur capable d’interpréter Eichmann. Il a tout de suite étéévident pour von Trotta qu’aucun autre que le SS-Obersturmbannführer lui-mêmen’en serait capable. C’est ce qui l’a convaincue d’utiliser les imagesauthentiques du personnage, intégrées au film en insert, ainsi que le son duprocès qui eut lieu en 1961.

« Il était important pour le public de voir ce que Hannah voyait », explique laréalisatrice. Notamment elle s’attendait à rencontrer un monstre à l’intérieurd’une cage en verre et, à la place, elle a découvert un homme ordinaire, toutce qu’il y a de plus quelconque.
« Un acteur aurait pu être un brillant interprète, mais justement dans ce cas,toute la médiocrité du personnage aurait été occultée par la prestation del’acteur, » dit von Trotta. « Si vous connaissez l’allemand, et que vousentendez Eichmann s’exprimer, vous constatez qu’il est incapable d’énoncercorrectement grammaticalement une phrase. Il n’a que des clichés à la bouche etun jargon bureaucratique élémentaire. Il ne semble pas être capable de penserpar lui-même. » En tant qu’allemande, il était également capital, pour vonTrotta, de regarder Eichmann en face, pour la première fois.
De plus, c’était une expérience inédite pour la réalisatrice, de se plongerprofondément dans la vie intime et le psychisme d’Arendt. « En tant quegauchistes, il était difficile après 1968, de nous attaquer à l’image de Arendt», explique la cinéaste, au vu de son appartenance au mouvement étudiantradical européen, et du point de vue d’Arendt, qui dénonçait aussi bien lecommunisme que le nazisme, comme une forme de totalitarisme.
De plus, von Trotta s’est découvert des points communs avec un élémentbiographique d’importance de son personnage.
Arendt est parvenue à se réfugier en France en 1941 avec sa mère et son secondmari, Heinrich Blücher, poète et philosophe marxiste allemand non-juif, quidisposait d’un visa américain, mais pas de passeport. Comme Von Trotta,ellemême apatride pendant de nombreuses années. Née à Berlin en 1942 d’unearistocrate russe apatride, elle n’a obtenu la nationalité allemande qu’en1971, en devenant l’épouse de son premier mari, le réalisateur VolkerSchlöndorff.
L’intimité bouleversée par le devoir de vérité 

Pour avoir mené des recherchessur Arendt pendant une bonne décennie, von Trotta connaissait bien l’oeuvre etles conclusions de l’historien britannique David Cesarani, qui, lui, contestela banalité du mal. Sa théorie affirme que Eichmann était un antisémitevirulent et avait le profil d’un serial killer, un tueur de masse impitoyableet calculateur. Elle était également familière de Harold Rosenberg qui a écrit dans uncommentaire daté de 1961 que Eichmann a bien évidemment joué la comédie à labarre.

« Faire un film sur Arendt ne signifiait pas faire son procès et la juger, maisau contraire interroger le personnage », affirme von Trotta, « je ne suis pasune historienne et je ne fais pas une oeuvre documentaire. Mon objectif étaitd’être fidèle à sa pensée et de rendre compte de l’époque et du contextehistorique dans lequel celle-ci a émergé et s’est construite. » Pour cetteraison, la cinéaste et Pam Katz, son collaborateur à l’écriture du scénario,ont abandonné l’idée de couvrir toute la vie de Arendt avec le film, de sarencontre et de son idylle avec Heidegger lorsqu’elle était étudiante, jusqu’àsa mort à l’âge de 69 ans en 1975. Pour au contraire se concentrer sur cettepériode clé de sa vie entre 1960 et 1964, que von Trotta appelle ses années lesplus dramatiques.
« Je me souviens, quand j’étais enfant, de la polémique qu’Arendt alimentait »,confie Katz, scénariste de 55 ans, qui vit aujourd’hui à Brooklyn. Marié à unedirectrice de la photographie, il a vécu et travaillé en Allemagne à denombreux projets de télévision et de cinema, dont Rosenstrasse, également de vonTrotta.
La mise à distance au service de l’objectivité 

Durant la période de recherche,puis celle de la rédaction du scénario (Katz a écrit les dialogues en anglais,von Trotta en allemand), les auteurs ont essayé autant que possible, derecueillir des témoignages de femmes de l’entourage de Hannah Arendt, amies ouassociées, toutes des intellectuelles et des personnalités publiques à partentière, dont certaines sont d’ailleurs des personnages du film.

Malheureusement beaucoup, comme par exemple le philosophe Hans Jonas (qui arefusé de parler à Arendt pendant deux ans suite à la publication de son livreEichmann), l’écrivain Mary McCarthy, ainsi que les leaders sionistes KurtBlumenfeld et Ziegfried Moïse, n’étaient déjà plus de ce monde. Néanmoins, lesauteurs sont parvenus à s’entretenir avec Laura, la femme de Jonas, avec LotteKöhler, assistante et exécutrice testamentaire de Arendt, ainsi que sonexécuteur littéraire, Jérôme Cohen.
Des entrevues ont également eu lieu avec l’acteur Wallace Shawn, fils deWilliam Shawn, éditeur du New Yorker de l’époque, et Elisabeth Young-Bruehl,biographe de Arendt.
« Nous avons lu un maximum de sa correspondance », précise Katz, « les lettreséchangées avec son mari, avec Mary McCarthy, Carl Jaspers, Gershom Scholem etHeidegger – toutes publiées.» Arendt avait reçu environ un millier decourriers, rien que de réactions à ses articles qui couvraient le procèsEichmann.
« Lotte nous a confié que Hannah avait le génie de l’amitié », se souvient vonTrotta. « Ce n’est pas quelque chose que nous aurions pu savoir rien qu’enlisant ses écrits. C’est quelque chose que nous avons appris en parlant avecLotte et à la lecture des lettres. C’est le genre de choses qui nous a beaucoupéclairés pour la compréhension du personnage. » Cette amitié et cette loyautépassionnelle aux individus – mais à aucun groupe, peuple ou nation jamais –apparaît clairement dans le film.
Tout comme la confusion et la blessure provoquées chez ses proches par le tonironique et distant pris par Arendt dans ses articles du New Yorker. Ces amis,le public en général et ses coreligionnaires en particulier, l’ont malcomprise, selon Katz. « Elle a utilisé un ton ironique à dessein, pourmaintenir ses propres émotions à distance. Elle avait le devoir de rendrecompte objectivement des faits, d’où le recourt à ce ton, perçu comme dur etfroid. Elle était profondément touchée par cette expérience, mais son travailne devait rien laisser paraître de ses affects », explique le scénariste. « Mais elle n’était ni distante ni détachée, comme certains ont pu le croire. » 

Le prix à payer pour défendre sa vérité 

Le film Hannah Arendt a été tourné enAllemagne, au Luxembourg et en Israël. Le dernier séjour de von Trotta enIsraël, remontait au milieu des années quatre-vingt-dix. La cinéaste s’est réjouie d’y être revenue pour le tournage d’abord, puis lesprojections du film à l’automne dernier.

Avec son casting et son équipe technique, la réalisatrice a passé dix jours àJérusalem et un à Tel-Aviv. Ils ont tourné dans un décor construit, la répliqueà l’identique de l’antichambre réservée à la presse, dans laquelle Arendt, unegrande fumeuse, était assise la plupart du temps pendant le procès, car ilétait interdit de fumer dans la salle d’audience.
Le film s’achève comme il commence, sur Sukowa-Arendt, plongée dans sespensées, étendue une cigarette à la main et les yeux clos, sur le canapé de sonappartement new-yorkais.
Dans la chronologie du film, la scène se situe juste après son fameux discourspour se défendre des attaques contre sa théorie, et après une conversation avecson mari, où elle affirme ne regretter en rien de s’être rendue à Jérusalem etd’avoir écrit ce qu’elle a écrit.
Mais le point d’orgue de la narration se situe en amont, dans une scènepoignante qui constitue l’apogée du film. Là, ce n’est pas la Arendt mise au défi de défendre sa théorie sur la banalitédu mal, mais plutôt une Hannah épuisée et blessée qui fait l’expérience del’abandon, le prix à payer pour défendre sa vérité. Elle apprend que KurtBlumenfeld, son ancien professeur berlinois et très cher ami sioniste, est enphase terminale de sa maladie à Jérusalem, et se précipite à son chevet. Levieil homme signifie à Arendt, que, cette fois, elle est allée trop loin et luidemande pourquoi elle n’aime pas Israël et son peuple.
Insensible à sa déclaration d’amour pour lui, il lui tourne ostensiblement ledos, comme pour lui signifier qu’il lui rend la pareille, puisqu’à ses yeux,elle n’a rien fait d’autre que de lui tourner le dos, à lui et à tous lesJuifs.
« Elle lui a encore rendu visite pendant sa maladie », précise Katz. « Mais onignore s’ils se sont jamais réconciliés ».