La disparition d'une pionnière du cinéma en Israel

Lia Van Leer s’est éteinte à l’âge de 90 ans. Une personnalité rare, dotée d’une volonté et d’une exigence hors du commun

Lia Van Leer (photo credit: DR)
Lia Van Leer
(photo credit: DR)
Elle a été la première en Israël à réaliser que, sans une audience cinéphile et une passion pour les films de qualité, la croissance du cinéma israélien ne serait pas possible. Sa persévérance pendant de longues années a apporté une contribution majeure au développement d’une culture cinématographique en Israël.
Née en Roumanie, Lia évolue au sein d’une famille bourgeoise et reçoit une éducation très « Mitteleuropa ». Les Greenberg regardent du côté de Vienne, grande métropole des arts. En 1939, à 16 ans, elle est envoyée en Israël pour voir sa sœur. Elle ne reviendra jamais en Roumanie, et ne reverra plus ses parents, assassinés pendant la guerre. Sur son enfance et cette tragédie, Lia Van Leer gardera le silence. Mais pour ceux qui savent traverser le miroir des apparences, ses fragilités, son obstination à vaincre, sa capacité à obtenir ce qu’elle veut sont bien les preuves de cette douleur enfouie ou, pour reprendre Faulkner, de ce passé qui ne passe pas. Il faudra attendre le très beau documentaire de Taly Goldberg, Lia, présenté au festival de Jérusalem en 2011, pour découvrir, enfin, son secret.
En 1959, elle épouse le grand industriel hollandais Wim Van Leer et sa vie change à jamais. Wim lui fait découvrir le monde magique du cinéma et, ensemble, ils constituent une riche collection de films classiques européens. Ils montent de nombreux ciné-clubs en Israël et voyagent à travers le pays munis d’un projecteur 16 mm, projetant des films dans les kibboutzim et les moshavim (coopératives agricoles).
Le quiproquo de la cinémathèque
En 1960, Lia fonde l’Israel Film Archive, qui, un an plus tard, devient membre de la Fédération internationale des archives du film (FIAF). Une de ses grandes réalisations est la création de la Cinémathèque de Jérusalem en 1974 et du Festival international du Film de Jérusalem peu de temps après.
La construction de ce bâtiment incroyable, au-dessus de la vallée de la Géhenne (le « bassin du Sultan »), a été financée en partie par l’homme d’affaires George Ostrovsky. A l’époque, le fringant et séduisant viennois Teddy Kollek est le maire de Jérusalem. Lia raconte avec beaucoup d’humour que, lors de la rencontre pour lui faire part de son projet, il y avait eu un quiproquo : il avait entendu « discothèque », et ne comprenait pas l’intérêt d’un tel endroit à Jérusalem. Mais il ne comprenait pas non plus celui d’une cinémathèque, alors qu’il y avait déjà tant de cinémas en Israël. Pourtant, Kollek se prend au jeu et deviendra l’animateur et le soutien le plus indéfectible des Van Leer.
Dès lors, dans les années 1980, les plus grandes stars défilent à la Cinémathèque pour présenter leurs films. Pendant des années, des ultraorthodoxes feront le siège à l’extérieur en brandissant des pancartes pour dénoncer son ouverture le samedi, sacrilège dans la Ville sainte. Cette maison familière de tous est devenue le rendez-vous des amateurs de cinéma.
Longtemps, Lia a parcouru le monde et les festivals pour faire connaître la Cinémathèque. Vénérée dans le milieu, elle jouissait d’un prestige incroyable, et forçait l’admiration de tous par sa volonté. Malgré son âge, elle se rendait tous les jours à la Cinémathèque. De loin, on pouvait voir cette dame, toujours vêtue de parme, sa couleur préférée, qui continuait son inlassable tournée au pays des rêves en distribuant des petits bouquets de lavande à ses amis.
Comme un petit enfant…
J’ai très bien connu Lia Van Leer. Notre lien tient aussi à notre histoire commune car nous partagions chacune les fantômes de nos familles. Un jour, je lui ai montré le livre sur mon grand-père, l’électricien d’Auschwitz. Elle n’a rien dit, mais m’a fixée avec un regard qui en disait long.
Cette dernière année au festival de Haïfa et de Jérusalem, elle recherchait ma présence, nous étions ensemble sans beaucoup converser, elle avait un peu oublié le français que, jadis, elle parlait couramment. Et cet hiver où je me rendais à Berlin, je suis allée la saluer à son hôtel, c’était l’ouverture de la Biennale et j’ai compris qu’il s’agissait sans doute de la dernière fois que je la voyais.
Lia continuait à arpenter tous les festivals et à voyager : le cinéma était son meilleur remède contre toutes les maladies, m’avait confié la flamboyante Myriam qui s’occupait d’elle, ces dernières années, avec une patience d’ange.
Il y a longtemps, je ne savais pas encore ce qu’elle incarnait, je l’avais amenée au théâtre assister à une pièce avec Michel Piccoli. Elle voulait absolument le voir après la représentation. J’étais un peu gênée, tentant de lui expliquer qu’on ne rentrait pas comme ça dans les loges d’un grand acteur. Mais elle ne m’écoutait pas. Quand Lia avait une idée dans la tête, personne ne pouvait la faire changer d’avis. Jamais je n’oublierai le visage de Michel Piccoli quand il l’a vue : il s’est précipité vers elle comme un petit enfant, l’embrassant et lui prodiguant mille compliments.
Aujourd’hui il me reste ces petits bouquets séchés dont l’odeur s’est évaporée depuis longtemps et une photo d’elle et moi, main dans la main, heureuses comme deux petites filles recherchant leur chemin. Elle était pour moi l’équivalent de David Ben Gourion.
Aujourd’hui, le monde du cinéma est endeuillé. Mais je sais que très vite, Lia viendra habiter dans son unique demeure, cette Cinémathèque de Jérusalem dont chaque pierre parle d’elle.