La fin du gefilte fish ?

Trouver une authentique cuisine ashkénaze dans les restaurants branchés de Tel-Aviv: un défi à relever.

JFR P18 370 (photo credit: Ouria Tadmor)
JFR P18 370
(photo credit: Ouria Tadmor)
On peut satisfaire son envie demanger des pâtes à Rome, des Schnitzel à Vienne et des sushis à Tokyo, à chaquecoin de rue. Mais pour ce qui est de manger du gefilte fish à Tel-Aviv c’estune autre paire de manches. Dans la Ville blanche, il vous sera plus facile devous restaurer d’une terrine que de foie haché, de trouver une crêpe bretonnequ’un blintze, ou des sushis plutôt que du chou farci. Quant à dénicher un bongefilte fish, denrée rare, cela relève du parcours du combattant.
Comment est-il possible que 65 ans seulement après la fondation de l’Etat, serestaurer de cuisine ashkénaze soit devenu un tel casse-tête ? Bien sûr, elleest encore de rigueur dans les enclaves ultraorthodoxes, comme Bnei Brak oucertains quartiers de Jérusalem, copies conformes du shtetl d’Europe centrale,où le yiddish reste la langue de prédilection. Mais dans le reste du pays, ilsemblerait que les chefs se soient détournés de cette tradition culinaire,faute de pouvoir rendre attrayante cette cuisine du pauvre.
Un monde culinaire en péril 
« De nos jours, il n’y a plus de cuisiniers,seulement des chefs épris de nouvelle cuisine », confie Vita Rosenshtock. Avecson mari Itzik, ils sont propriétaires du café Olga, à Tel-Aviv, un restaurantashkénaze. « Un chef ne peut pas exprimer sa créativité dans le gefilte fish.Il n’y a pas de place pour l’innovation dans ce plat qui ne peut être autrementque rigoureusement identique à celui de sa grand-mère. » Il fut un temps, àTel-Aviv même, on trouvait encore nombre d’endroits qui proposaient une cuisinefamiliale, les recettes de grand-mère. Dans des marmites fumantes, mijotaientalors de délicieux bouillons de poulet aux reflets dorés, où flottaientd’irrésistibles boulettes de matzot. On vous servait des harengs aux oignons,des ravioles aux pommes de terre ou à la viande, du bortsch chaud ou froid avecde la crème aigre. On pouvait commander un goulasch hongrois à la viande et auxpommes de terre ou des tranches de langue en sauce, qui donnaient raison auproverbe yiddish selon lequel « le meilleur dans un plat lacté, c’est la viande».
Il y avait aussi des inconditionnels du jarret de veau dans sa gelée,généreusement aillée et poivrée, qui cachait un oeuf dur. Les aficionados de ceplat traditionnel, venu du fond de l’exil, se pâmaient devant sa couleur ambrée– il est de notoriété publique que c’est un plat réservé aux connaisseurs. Lesoir, il n’était pas rare que les clients finissent les restes en les arrosant généreusement,car comme le dit un autre dicton yiddish : « L’homme vient de la poussière pourretourner à la poussière, alors, en attendant, rien ne vaut un bon petit coupde vodka ».
Manger convivial 
Dans les années cinquante et soixante, les émigrants polonaistenaient des sortes de petites cantines à Tel-Aviv, qui proposaient une cuisinemaison typique d’Europe centrale. Mais toutes ces recettes de grands-mères, quise transmettaient de génération en génération, ont été balayées par les affresdes horreurs nazies. Quant aux rares survivantes de la Shoah, elles emportentleurs recettes avec elles en quittant ce monde.
Des légendes sur le menu, racontaient l’histoire du peuple juif : la douceur dutsimmes du shabbat avec ses carottes à l’orange et aux raisins secs, le raifortet la betterave écarlate, qui contrastaient avec les nuances de gris du gefiltefish.
Les restaurants étaient bondés d’émigrants venus retrouver un peu de leurenfance enfuie, en se régalant de kougel de pâtes, délicieusement sucrés. Lessaveurs du passé leur rappelaient un peu ce monde qu’ils avaient dû quitter etles parfums qui envahissaient les cuisines en hiver, où flottait l’odeur ducholent, leur rendaient un peu de leur jeunesse.
Des peintres, dont les oeuvres tapissent aujourd’hui les murs des musées,échangeaient une oeuvre contre un bol de soupe ou de bortsch, là encore, autrecitation yiddish : « On peut tout oublier sauf la faim ».
Un jour, Woody Allen s’est plaint de ce que la nourriture d’un restaurant étaitépouvantable et les portions ridicules. Dans ces endroits uniques, les rationsétaient généreuses, et la nourriture authentique. Aucun effort n’était faitpour rendre cette dernière à la mode. On ne cherchait pas à faire oublier sesmodestes origines du shtetl.
Le deuxième chez-soi de Houldai 
Ces restaurants étaient plus que de simplesendroits où se restaurer. Ils étaient faits pour que les gens se retrouvent,raconte Shmil Holland, chef cuisinier et auteur de Schmaltz, un livre decuisine ashkénaze, récemment édité. Schmaltz est le nom donné à la graissed’oie dans laquelle on faisait revenir le poulet en Europe centrale.
Quand le café Olga a fermé ses portes, en avril 2010, après avoir eu pignon surla rue Jabotinsky pendant 51 ans, 600 clients sont venus spontanément direadieu à l’endroit. « J’avais l’impression de trahir leur confiance et de lesabandonner », avoue Itzik Rosenshtock, qui appartient à la deuxième générationde propriétaires. Les clients étaient devenus comme une famille.
Le café Olga avait été fondé par Aaron and Olga Rosenshtock, tous deuxsurvivants de la Shoah. Après leur mort, leur fils Itzik, qui avait travaillédans l’établissement depuis son plus jeune âge, a tout naturellement reprisl’affaire familiale, et ce jusqu’à ses 57 ans, où la fatigue l’a contraint à seretirer.
L’établissement comptait Ron Houldai parmi ses fidèles clients. Depuis ce lieuqu’il surnommait « mon deuxième chez moi », le maire de Tel-Aviv avait mené sacampagne électorale.
Quant à Ehoud Olmert, l’ex-Premier ministre avait écrit dans le livre d’or : «Ce n’est peut-être pas le meilleur restaurant de la ville, c’est vrai, mais jesuis témoin que c’est sans conteste le plus chaleureux, celui où il fait aussibon vivre. Ce n’est pas simplement un endroit où l’on mange, mais un lieu oùl’on trouve de la chaleur humaine pour passer de bons moments en agréablecompagnie. » 
Tourner le dos à la culture yiddish 
Dans certains cas, ce sont lesenfants qui n’ont pas voulu reprendre les affaires familiales. Ils nes’intéressaient pas au métier de restaurateur, ou n’avaient aucune envie d’êtredes fournisseurs de strudels ou autres spécialités. Dans d’autres cas, ce sontles parents qui les en ont dissuadés. « Ma fille voulait reprendre l’affaire,mais je lui ai dit que je préférerais y mettre le feu pour l’en empêcher »,note Rosenshtock.
« Donc j’ai fermé l’établissement le plus vite possible pour la mettre devantle fait accompli. J’ai passé toute ma vie ici.
Il n’était pas question qu’elle en soit esclave à son tour. La cuisineashkénaze, c’est beaucoup de travail, et on n’a plus de vie si on la fait dansles règles de l’art », explique-t-il.
Orna Raskin, la troisième génération de propriétaires de l’établissement Keton,fondé en 1945, avoue la même chose.
« Comme ma grand-mère l’avait dit à ma mère, celle-ci m’a dit à son tour : “nefais pas ça !”. J’espère que mes enfants feront des études et autre chose deleur vie ».
Après la fermeture de ces restaurants, aucun établissement, parmi les myriadesde ceux qui ont ouvert leurs portes à Tel- Aviv ces dernières décennies, n’aporté le gefilte fish sur sa carte.
« Le mouvement sioniste y est pour quelque chose », explique Holland, auteur deSchmaltz. « Ils ont voulu tourner le dos à toute la culture yiddish et à leurhéritage d’Europe de l’est. C’est ce rejet qui est responsable de ce déclin.Cette cuisine comme le reste, était perçue comme celle de la diaspora ». C’estdonc pour que ces recettes ne se perdent pas qu’il a écrit son livre decuisine.
« La cuisine des juifs séfarades, héritée du monde arabe et d’Afrique du nord,était perçue comme authentique. L’une des raisons pour laquelle elle est sipopulaire aujourd’hui est qu’elle a perduré. En arrivant ici, les émigrantsashkénazes n’avaient plus certains des ustensiles et des ingrédientsindispensables à la réalisation de leurs plats et, en s’adaptant, cette cuisinea changé pour le pire », explique Yonatan Roshfeld, un des chefs cuisiniers lesplus en vue en Israël.
Une cuisine pour la maison 
Lui aussi a une explication quant à cet inexorabledéclin de la cuisine ashkénaze et la raison pour laquelle elle a perdu sonattrait : « C’est une cuisine qui est faite pour être mangée à la maison. Etcela prendra du temps pour qu’on ait envie de la rechercher à l’extérieur dufoyer familial. Et elle est trop copieuse ! Il y a tellement de fêtes dans lecalendrier juif que les gens n’ont pas le temps de s’en remettre entre chaquefestivité ».
Sans parler de l’incompatibilité de ce type de nourriture avec le climat duMoyen- Orient. « La cuisine juive d’Europe centrale est hautement calorique etparfaitement indigeste sous nos latitudes. Et la rendre plus légère lui ôteraittout intérêt », ajoute Roshfeld, qui puise lui-même ses racines en Pologne. «Ce sont des plats d’hiver. Cette nourriture est idéale pour sillonner lessteppes neigeuses par -20°, mais par 40° degrés à l’ombre, elle vous terrasse», ajoute-t-il. « Elle plaît encore aux personnes d’un certain âge. Mais pourles jeunes, la cuisine juive ne vaut pas le détour ».
C’est l’heure du déjeuner ; Ofer Yehouda et Shahar Boblil, deux trentenairestelaviviens branchés, tous deux urbanistes, viennent de se partager un plat defoie haché très copieux et se jettent maintenant sur leurs bols de soupe depoulet. Nous sommes chez Batya, un restaurant qui date de 1941, réputé pourfaire le meilleur cholent de la ville. Un cholent du genre de celui qu’HeinrichHeine décrit comme le nectar des dieux et une pure ambroisie dans l’un de sespoèmes de 1851.
Les deux hommes ont également commandé des boulettes de viande et Yehouda estsur le point d’attaquer un plat de kasha (sarrasin).
Les hauts et les bas de la cuisine juive 
Batya, elle aussi, a failli mettre laclé sous la porte, victime des nouvelles moeurs culinaires des Israéliens. Lerestaurant familial qui se trouvait à l’angle des rues Dizengoff et Arlozorov abel et bien fermé, mais pour rouvrir ses portes à une autre adresse, au 95 dela rue Hashmonaim. Et devenir un établissement moderne plein de charme, et nonpas vétuste comme l’était le précédent.
Son seul vestige du passé : un papier peint à l’ancienne, dont le design a étéfait sur commande. Il réveille la nostalgie d’un monde englouti. Il se composede collages de photographies anciennes, de recettes de gâteaux dans une écrituremanuelle, de pages de vieux menus et des reproductions de cartes postalesécrites en Russe et bien sûr de quelques photos de Batya elle-même, à l’époquede sa jeunesse.
« Ma famille constitue la troisième génération d’émigrants de Tel-Aviv. Cheznous, on avait l’habitude de venir chez Batya, prendre des plats à emporterpour les fêtes », confie Yehouda, qui travaille dans l’immobilier.
Boblil, un réflexologue, note que ce genre de nourriture lui rappelle lacuisine de sa grand-mère polonaise. Il la mangeait chez elle quand il étaitpetit et une irrépressible envie lui revient de temps en temps. « On en mangeau moins une fois par mois », dit-il, « et c’est super ».
Miri Hahamov, 57 ans, est la fille de Batya Yom Tov, fondatrice du restaurantéponyme. Ses deux filles, la troisième génération, y travaillent commeserveuses, ce qui laisse présager que l’entreprise familiale a de l’avenir.Avec la cuisine juive, c’est comme ça. Il y a des hauts et des bas, mais ellefait toujours partie du paysage culinaire.
« La cuisine juive, on a des moments avec et des moments sans », fait remarquerHahamov, « mais elle ne disparaît jamais de la carte. Des restaurants ouvrentleurs portes, d’autres ferment ; nous, on tient le coup à Tel-Aviv depuis 72ans, alors… » Il semblerait que ces dernières années, la cuisine juiveashkénaze connaisse une nouvelle envolée et un petit goût de reviens-y. Pourbeaucoup, c’est une cuisine qui réveille des souvenirs de famille. Les trèsjeunes éprouvent une sorte de nostalgie pour ce qu’ils n’ont pas connu. « Lagénération de nos grands-mères est en train de disparaître avec ses recettes eton a envie d’en garder quelque chose », précise Boblil.
Le foyer des âmes orphelines 
Rue Dizengoff, Batya a toujours été en concurrenceavec le restaurant Keton créé en 1945, à quelques pâtés de maisons plus au sud.L’endroit respirait la nostalgie et l’histoire. Les noms de ses illustresclients sont toujours gravés sur les chaises où s’asseyaient autrefois ArthurRubinstein, Chaim Topol, les acteurs du Théâtre national Habimah, des poètes etdes artistes en tout genre.
C’est Alexandre Penn, le poète, qui avait soufflé aux propriétaires del’établissement de l’appeler Keton, un mot hébreu pour désigner une petitepièce. Orna Raskin, 48 ans, est la petite-fille du fondateur del’établissement, d’origine polonaise aussi. Elle a travaillé comme infirmièreen soins intensifs, mais, à la mort de son grand-père, alors que sa grand-mèreétait âgée de 80 ans, elle est venue lui donner un coup de main et depuis ellea repris le flambeau, pour ne plus en démordre.
Le menu est immuable. Elle n’a pas changé une virgule, ni même ajouté unepincée de poivre aux recettes originales.
« De toute évidence, dans la cuisine juive, il n’y a aucune place pourl’improvisation », confie-t-elle, assise à une table en terrasse, lors d’undéjeuner juste après les fêtes de Pessah. Le restaurant est quasiment vide. Lesclients se sont rassasiés de gefilte fish pendant les fêtes. « J’ai essayéd’apporter quelques changements à la carte », avoue-telle, « mais, peineperdue, les clients veulent leur plein de nostalgie avec une nourrituregarantie authentique ».
Sa clientèle est composée d’habitués qui viennent toujours le même jour de lasemaine et passent la même commande.
Des familles entières sont des habitués du samedi. Il y a aussi des touristes,qui s’attablent par curiosité et des jeunes, qui fréquentent le restaurantquand ils ont la grippe l’hiver et se soignent d’une bonne ration de soupe depoulet aux nouilles, la « pénicilline juive ».
Menashe Kadishman, 80 ans, un des artistes peintres israéliens les plus connus,est un client fervent de cette cuisine typique. « Nos âmes sont toutesorphelines et sans foyer, alors un endroit comme Keton, nous rend un peu de ceque nous avons perdu », confie l’artiste. « Cette nourriture, c’est un peucomme le mariage. Après tant d’années de vie commune, on peut avoir envied’aller voir ailleurs, mais finalement on se rend compte que rien ne vaut cequ’on mange à la maison ».