La pudeur aux éclats

La Rabbin Delphine Horvilleur revendique une lecture pudique des textes de la tradition juive. De la nudité de la femme à la nudité du texte, du dévoilement du féminin au voilement des versets nus : les dessous d’une vocation.

P22 JFR 370 (photo credit: Grasset)
P22 JFR 370
(photo credit: Grasset)

Femme éruditeet femme charmante ; voilà qui a tout d’un cocktail explosif pour desconservateurs de tous bords. Mais Delphine Horvilleur est un rabbin en juponqui bouscule les clichés sans verser dans le pamphlet nourri par un féminismerevanchard. Dévouée à la quête du sens, elle s’inscrit en droite ligne dujudaïsme traditionnel, celui du questionnement. En invitant à une lecture nonvoyeuriste des textes, elle prône la mahloket, « s’élever audésaccord » plutôt que de tomber d’accord.

Le monde desfemmes et le monde du féminin

Le fémininporterait donc atteinte à la pudeur. Mais comment la vision d’une femme enest-elle arrivée à être perçue comme dangereuse par une certaine frange de lapopulation masculine orthodoxe ? « De quels textes et traditions peutdonc bien se nourrir cette phobie visuelle », s’interroge la rabbinHorvilleur. La pudeur de la femme, victime de l’érotisation de son visage,réduite à la génitalité, ne consisterait-elle qu’en un voilement obsessionnelde son corps ? Un être peut-il en avoir fini de se dévoiler jusqu’à êtreentièrement visible dans sa nudité ? Si le masculin incarne le contrôle deses pulsions et de ses instincts, au féminin appartiendrait la sphère del’hétéronomie, de l’abandon. Or, en cessant de se contrôler, l’homme entreraitde plain-pied dans le féminin. « J’ai peur de devenir toi » seraitl’expression de sa peur de lâcher prise dans une vision contaminante duféminin. Pour autant, le monde féminin, lequel est très présent dans le ritueljuif, ne se réduit pas au monde des femmes. La conjugalité est le modèle parexcellence de la relation avec Dieu et Israël en est le pôle féminin.« Quand l’homme met les tefilin par exemple, il est placé textuellementdans une situation féminine, dans la sphère de la réceptivité », faitremarquer l’érudite. D’ailleurs, au moment de la lecture de la Torah, ne latient-il pas dans ses bras comme un nouveau-né emmailloté ? Serait-ce laraison pour laquelle les femmes sont à ce moment-là précisément, gardées àdistance ? Ne pourraient-elles à leur tour avoir accès au féminin du verbeet du rituel ?

La shmatologiedu texte

« Leverset est nu comme un ver, c’est au lecteur de l’habiller », affirmeDelphine Horvilleur, qui a l’audace d’affirmer qu’il en va des hommes comme ilen va des textes. Une lecture littérale est un regard voyeur jeté sur un textedénudé. Une lecture juive de la Bible serait « shmatologique » (deshmatès, frippes en yiddish) et aurait la pudeur de draper la littéralité dutexte de sens nouveaux. « L’interprétation juive semble dire qu’il estimpossible – ou interdit – de lire un texte tout nu, de le laisser à découvert.S’obstiner à le lire en déshabillé, c’est ne lui autoriser qu’une vérité, unevérité toute nue », écrit la rabbin.

Mais, figé dansun sens unique, le texte ne risque-t-il pas d’être plus impudique encore quelaissé à découvert ? Aussi, pour nous livrer à l’exploration des textes,convient-il de « recouvrir les versets du voile d’une exégèse humainecapable d’évolution et de renouvellement », propose Horvilleur,« c’est ce textile mouvant, ce voile qu’il nous faut aujourd’huirevendiquer, signe ostensible d’une pudeur interprétative », écrit-elle.Un voile qui, ici, est là pour révéler et non dissimuler, et « qui agitcomme médiation entre fini et infini ». Ce n’est donc pas au nom d’unerévolution féministe, mais au nom de la tradition juive même et d’une justepudeur précisément, qu’elle en appelle à l’ensemencement du texte par unemultiplicité de voix. Elle encourage les hommes à « parler la féminité dutexte », donne le goût de l’étude aux femmes et les éveille àl’interprétation au même titre que les hommes pour qu’elles fécondent à leurtour la tradition de leur voix. Que dire alors de l’impudeur d’une certaineorthodoxie, au cœur d’un système qui dénigre le différent, à vouloirs’approprier le monopole du sens…

L’orthodoxie enquestion

« Laquestion de la femme, c’est toujours la question de l’Autre. Comme on se relateau féminin, on dévoile son rapport à l’altérité » observe la rabbin.Ainsi, en filigrane derrière le sujet premier du livre, se pose en biais celuidu judaïsme pluriel. « Il est crucial de sensibiliser toutes les tendancesau dialogue, quel que soit leur rapport à la loi. Le judaïsme ne peuts’imaginer se développer sans tenir compte de l’autre dans sadifférence », martèle-t-elle. « Mais faire bouger les lignes impliquede faire bouger toutes les lignes, ce qui entraîne nécessairement unquestionnement politique et social et une remise en cause du système social etfamilial et tout le monde n’est pas prêt à ça », regrette DelphineHorvilleur. D’évidence, y parvenir prouverait une grande force. Mais denouvelles voix audibles sont encore perçues comme dangereuses et le pouvoirpartagé engendre une menace d’instabilité sociale.

Et la rabbin derappeler que les orthodoxes et les réformistes ont un rapport au textedifférent en ce qui concerne le changement : « Dans l’orthodoxie, ily a un leitmotiv : ce qui est nouveau est interdit. Or, plus j’étudie lestextes et l’histoire du judaïsme, plus je suis convaincue au contraire que lechangement et l’évolution sont des valeurs essentielles, présentes dans laTorah » confie-t-elle.

Leslittératures juives ont parfois changé de ton à l’égard des femmes, sans doutesous influence extérieure au judaïsme, et la porosité entre les deux n’a pastoujours été dans le sens d’une émancipation. Mais « il règne dans lediscours normatif de l’orthodoxie une fiction collective comme quoi le judaïsmene subirait jamais aucune influence. Pourtant le rituel de Pessah, par exemple,est bien calqué sur un symposium romain », souligne Horvilleur qui affirmesa conviction que la force du judaïsme a justement été au cours de sonhistoire, dans sa capacité à se remodeler dans la tradition, mais aussi dans lechangement. Et son habilité à métaboliser la nouveauté et les influences lui apermis de perdurer.

Passeur desavoir, une vocation

Comment fairel’impasse aujourd’hui de cette habilité, alors que les Juifs sont dans unesituation inédite : la souveraineté. Une situation où ils doivent apporterdes réponses aux questions de la mixité, de l’assimilation, des conversions, del’homosexualité, des nouvelles technologies, de la modernité et bien sûr duféminin. Delphine Horvilleur met en garde contre la cléricalisation de lafonction de rabbin. Ils ne doivent pas être des cardinaux qui s’inscriraientcomme intermédiaires entre Dieu et les hommes. Etre rabbin, rappelle-t-elle,c’est être un passeur de savoir.

Elle, qui achoisi Paris pour exercer sa fonction, ambitionne de fertiliser le monde juiffrancophone. « C’est un défi à relever. Je voudrais pouvoir apporter cequi m’a manqué. Lorsque j’ai voulu étudier, toutes les portes étaient fermées.Je n’ai donc pas eu d’autre choix que d’aller aux Etats-Unis pour trouver l’enseignementque je cherchais », se remémore-t-elle.

L’annéedernière, François Hollande l’a choisie parmi tous les rabbins français poursiéger au Conseil national du sida. Ce qui prouve une certaine reconnaissancede la part des pouvoirs publics et des médias et représente une avancée dans lareconnaissance de la féminisation de sa fonction. Il reste à espérer que laFrance s’engagera sur la voie d’un dialogue apaisé entre les mouvances et lesreprésentants de toutes les dénominations. Mais la route sera longue et il y afort à parier que conjuguer le rabbinat au féminin ne se fera pas en un jour.

Il seraitdommage de se priver de la lecture jubilatoire de son livre au motif del’obédience de son auteure et de ne pas profiter de son enseignement. Car c’estavec une joie communicative et non feinte qu’elle invite, d’une plume limpide,à une danse des voiles dans son opus, surfant avec enthousiasme sur lesparadoxes, tout au long de ce périple éclairé et éclairant au cœur desécritures. Alors point de fausses pudeurs, lisons la rabbin DelphineHorvilleur.

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