Nos plus belles années ?

Naftali Oppenheim, photographe ethnographique, raconte en images la vie au kibboutz Ein Gev et dans la vallée du Jourdain des années 1930.

Nos plus belles années ? (photo credit: NAFTALI OPPENHEIM/ BEIT YIGAL ALLON ARCHIVES, GINOSSAR)
Nos plus belles années ?
(photo credit: NAFTALI OPPENHEIM/ BEIT YIGAL ALLON ARCHIVES, GINOSSAR)

Pour chaque œil, peut-être, les contours d’une grande civilisation présentent une image différente. Dans le vaste océan sur lequel nous nous aventurons, les moyens et les angles possibles sont nombreux. Et les mêmes études qui ont servi à mon travail pourraient facilement, dans d’autres mains, non seulement recevoir un traitement et une application tout à fait différents, mais également mener à des conclusions essentiellement opposées », écrit l’historien Jacob Burckhardt à propos de la recherche historique.

En d’autres termes, le passé est une chose. « L’histoire » est la façon dont nous nous le remémorons et dont nous l’interprétons. Ou, comme Winston Churchill le déclare un jour, « l’histoire sera bonne pour moi, car j’ai l’intention de l’écrire ».

Les photographes comptent parmi les créateurs les plus importants de cette histoire, explique Guy Raz. « Ce sont ceux qui se dressent entre nous et le passé. Ils décident quoi photographier, et après cela, c’est ce que nous appelons l’histoire. »

Raz sait de quoi il parle. « Depuis 1995, je m’occupe de l’histoire de la photographie dans notre région. En 2003, j’ai édité un livre intitulé Les photographes du pays. Il comprenait 200 courtes biographies de photographes. Depuis lors, j’ai organisé des expositions sur des photographes particuliers et sur des sujets spécifiques. »

Raz est actuellement le commissaire d’une exposition intitulée Les gens du Kinneret, à voir au musée Eretz Israël de Tel-Aviv, consacrée au travail de Naftali Oppenheim.

« Oppenheim fait partie d’un groupe sur lequel je concentre en ce moment mes recherches, les photographes des kibboutzim », explique Raz. « Ces photographes ont raconté le kibboutz de l’intérieur, en tant que membres, et non de l’extérieur, comme ceux qui travaillaient pour des organismes comme le Keren Kayemeth LeIsrael, le Fonds national juif. Oppenheim était l’un de ces initiés du kibboutz Ein Gev sur le lac de Tibériade.

« Il a représenté non seulement son kibboutz, mais l’ensemble de la vallée du Jourdain. Il a photographié les Juifs, les Arabes, Tibériade, le Mandat britannique, la création des colonies agricoles "tour et palissade", la formation des soldats avant et pendant la guerre d’Indépendance. Mais ce ne sont pas des images héroïques. Il ne couvre pas la guerre elle-même, ni la déclaration d’Indépendance. Il photographie des êtres, et c’est une exposition très humaniste, une exposition sur les habitants du Kinneret. »

Pionnier et photographe

Né Herbert Oppenheim, en 1912, de parents spécialisés dans la haute-couture, le futur photographe grandit non loin d’une usine Zeiss dans la ville voisine de Wetzlar. L’usine fabrique des objectifs Zeiss et des appareils photo Leica, et pour entretenir de bonnes relations avec la communauté, offre des cours du soir de photographie.

Oppenheim s’inscrit au programme et commence à prendre des photos comme passe-temps à l’âge de 16 ans.
Engagé dans les mouvements de jeunesse juifs, il devient un ardent sioniste, suit une formation en agriculture avant de quitter l’Allemagne pour la Palestine mandataire en 1937. Dès son arrivée à Haïfa, il change son prénom pour Naftali.

Très vite, il rejoint le groupe de pionniers Batelem. « Oppenheim voulait être un pionnier agricole, labourer les champs et travailler la terre », explique Raz, « mais après quelques mois ici en Israël, il a contracté la polio ». Cloué au lit pendant six mois à l’hôpital Hadassah du mont Scopus à Jérusalem, il retourne au Kinneret sur des béquilles, avec un handicap permanent au pied gauche.

Incapable de se livrer à une activité physique intense, Oppenheim commence à organiser sa vie différemment. Il a apporté avec lui d’Allemagne son Leica 35 mm et son matériel de chambre noire. Il devient ainsi photographe professionnel à plein-temps à Ein Gev, le kibboutz récemment créé par le groupe Batelem, sur la rive orientale du lac de Tibériade.

Pendant les 15 années qui vont suivre, Oppenheim couvre la vie quotidienne de la région, ses habitants, lieux et événements. Son appareil photo grave la vie des pionniers, la colonisation juive, la lutte pour l’Indépendance et les premiers jours de l’Etat d’Israël.

Pour autant, l’histoire d’Oppenheim ne connaît pas une fin heureuse. Dans la nuit du 21 juin 1953, il manque quelqu’un pour monter la garde du kibboutz pendant la nuit. Il se porte volontaire et fait office d’inspecteur de la garde. Alors qu’il se déplace d’un poste à un autre, un gardien le prend par erreur pour un terroriste infiltré et le tue.
Oppenheim a laissé derrière lui une veuve et deux filles, et près de 50 000 négatifs photographiques.
« Tour et palissade »

« La famille m’a contacté il y a 10 ans », raconte Raz, « et depuis lors, nous nous occupons de scanner les négatifs. » Une lourde tâche, accomplie avec le soutien du projet Préservation pour la prospérité de l’université de Harvard, en collaboration avec Beit Yigal Allon. « Sur ces 50 000 négatifs, j’ai dû choisir près de 160 clichés pour cette exposition », explique Raz.

Les visiteurs de l’exposition s’arrêtent d’abord devant un écran vidéo géant suspendu au-dessus de la galerie, où défilent des dizaines d’images qui ne figurent pas sur les murs des salles d’exposition, en une longue boucle continue. Regroupées par thème, elles se composent généralement d’une série de quatre clichés connexes, par exemple une série de quatre photos de filles du kibboutz en train de danser.

On pénètre ensuite dans l’exposition proprement dite, en passant devant de grandes photos de pêcheurs sur le lac de Tibériade. Le Kinneret domine le mur d’ouverture, avec des portraits et des paysages du Golan, vu à partir de bateaux sur le lac.
Plus avant, on aperçoit des nageurs qui traversent le lac, d’Ein Gev à la plage de Tzemah, rituelle épreuve d’endurance annuelle encore en vigueur de nos jours. Viennent ensuite les images d’atterrissage sur l’eau d’un hydravion britannique en route pour l’Inde, ou sur le chemin du retour, le Kinneret servant en quelque sorte d’« aéroport aquatique » britannique pendant la période du Mandat.

Le thème suivant est celui du kibboutz et des premières implantations tour et palissade. Des images de camps pour nouveaux immigrants, fraîchement débarqués d’Allemagne dans les années 1930 qui s’initient à des activités sionistes utiles comme l’agriculture.

De nombreux clichés illustrent l’agriculture du kibboutz, suivis par des images plus tardives de danse et de festivals de musique, ou encore d’orchestres symphoniques naissants.

« Il faut se souvenir qu’ils venaient d’Allemagne pour la plupart », souligne Raz. « Ils amenaient avec eux la culture de là-bas. Pour Naftali Oppenheim, son appareil photo allemand, pour d’autres, leur violon. »

Une image particulièrement frappante est celle de trois enfants d’Ein Gev, un garçon et deux filles, qui s’apprêtent à planter des arbres pour Tou Bichvat au début des années 1950. Raz contemple un moment la photo et déclare tranquillement : « Le garçon a grandi et a été tué au Sinaï pendant la guerre de Kippour, en 1973. Yom Kippour n’est pas très loin, cette photo est dédiée à sa mémoire. »

Le Houdini de Tibériade

Au-delà d’une petite alcôve où l’on a reconstruit, de façon quelque peu minimaliste, une version impressionniste de la chambre noire d’Oppenheim, une passionnante série de photos de Tibériade dans les années 1930-40 offre un curieux aperçu de la vie juive à cette époque. Juifs et Arabes se côtoient tout à fait à l’aise dans les rues et sur les marchés de la ville.

« Comme on le voit sur ces images, les relations étaient des plus courtoises », commente Raz. « Les Arabes invitaient les membres du kibboutz à de nombreuses occasions et lors de nombreuses cérémonies. Le médecin juif soignait les Arabes locaux. Somme toute, des relations amicales de bon voisinage. »

Une série de trois clichés dépeint l’ancien Tibériade, un camp de tentes pour accueillir les nouveaux immigrants, et la construction d’un nouveau quartier pour leur offrir des logements sociaux dans le pays.
Une autre série d’images présente un magicien de rue arabe – surnommé le « Houdini de Tibériade » – entouré d’une foule visiblement fascinée par sa performance. Le narratif est ici presque cinématographique dans sa mise en perspective.

D’autres sujets sont abordés comme les enfants d’Ein Gev, les fouilles archéologiques à proximité, Ein Gev en guerre, et le village arabe de Nukeib, qui existait aux côtés du kibboutz jusqu’en 1967.

Une surprise inattendue : des photos de chevaux, propriété du roi Abdallah de Jordanie. Avant la création de l’Etat, le souverain possédait un élevage de chevaux lié aux Forces de la frontière transjordanienne, non loin de la centrale électrique de Naharayim. Pour Raz, les photos d’Oppenheim des chevaux noirs du roi, saisis en pleine course, constituent une sorte d’hommage à Eadweard Muybridge, photographe anglais du XIXe siècle, précurseur des études photographiques du mouvement – essentiellement de chevaux – et pionnier dans le domaine de la projection cinématographique.

Une mystérieuse inconnue

Mais les images les plus marquantes restent celles liées au tourisme, notamment les portraits des visiteurs d’Ein Gev et de ses environs présentés comme « les hommes du Kinneret ». Parmi eux, des musiciens, invités du festival annuel d’Ein Gev, comme Leonard Bernstein, Isaac Stern, Yehoudi Menuhin et Jascha Heifetz, ainsi que des personnages politiques comme Haïm Weizmann et Itzhak Ben-Zvi.

Ou encore David Ben Gourion lors d’une promenade en bateau sur le lac, en compagnie de son guide, Teddy Kollek, alors secrétaire du kibboutz Ein Gev. Kollek deviendra par la suite secrétaire de Ben Gourion et, bien sûr, maire de Jérusalem.
L’exposition se termine sur les photos de la « mystérieuse inconnue ». Cette grande et mince dame, élégamment vêtue, à l’âge incertain, se dresse majestueusement sur un bateau au milieu du lac, pose l’air songeur dans une palmeraie et assise mélancolique, près d’un grand bouquet de fleurs, sur la tombe de la poétesse Rahel, dans le cimetière de Tibériade. Personne aujourd’hui ne semble savoir qui était cette dame.
Dans un article paru dans Haaretz l’année dernière, Raz publie l’une des photos et demande : « Qui est cette mystérieuse femme sur la tombe de Rahel ? » Il demande également aux personnes qui possèdent des photos d’Oppenheim dans leurs albums de famille de les lui envoyer à une adresse e-mail indiquée dans l’article.
Aucun indice ne permettra à Raz de découvrir l’identité de la mystérieuse inconnue. En revanche, il trouve de façon tout à fait inattendue une photo de sa mère : prise par Oppenheim, enfant, au cours d’une baignade dans le lac de Tibériade, lors d’un voyage en famille dans la région, il y a des lustres.
Les photos d’Oppenheim sont une célébration de la vie, dans un certain endroit, à un moment donné. Ses images ne sont ni politiques, ni journalistiques, ni propagandistes. Au mieux, elles peuvent être taxées d’ethnographiques, et même, souvent d’artistiques.

Oppenheim lui-même déclarait que son intention était de photographier seulement « le bonheur », et non pas la « laideur ». Cette exposition atteste de son succès. 

Les gens du Kinneret 

à voir jusqu’au 28 février 2015 au musée d’Eretz Israël,

2 rue Haïm Levanon, Ramat Aviv.

Information et heures d’ouverture :

(03) 641-5244

ou www.eretzmuseum.org.il

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