Se Souvenir des siens

Le moment de commémorer les disparus et de savourer la vie avec les présents

kippour (photo credit: DR)
kippour
(photo credit: DR)

Esther arriva à synagogue à bout de souffle et irritable. A bout desouffle, parce qu’elle avait couru, de peur d’être en retard pour la prière deYizkor. Irritable à cause des enfants. Ruth avait traîné au petit déjeuner, etDanny avait refusé de porter les vêtements qu’elle lui avait préparé. Puis,l’un des jumeaux était tombé et avait réclamé un pansement sur une plaieinexistante. Elle avait piqué une crise de colère parce qu’il n’en restaitplus. De stupides banalités, mais qui avaient déjà gâché sa journée.

Elle était épuisée. Cela faisait des lustres qu’elle ne s’était pas sentiefraîche et dispose. Elle rêvait d’un moment entièrement à elle, qu’elle nepartagerait pas avec sa famille, peu importe combien elle les aimait, qu’ellene remplirait pas avec les interminables corvées.

Pour une fois, la Ezrat Nashim (section des femmes) était à son comble.Dans son quartier, pour les femmes, se rendre à la synagogue était un luxe...toujours des bébés à materner, et des gosses en bas âges trop petits pourécouter tranquillement l’office ou être envoyés à l’extérieur pour jouer. Maisaujourd’hui, tout le monde était là pour Yizkor, la prière des morts -littéralement, “Il doit se souvenir” - car qui n’a pas perdu un être cher.

Le pépiement des bavardages s’est soudain tu avec un coup sourd sur la bima etl’ordre autoritaire : “Yizkor !” Une fois les enfants sortis, un silence s’estinstallé pendant une longue seconde, qui a fait place aux gémissements etpleurs étouffés provoqués par les paroles tragiques, qui rappellent notremortalité.

“Seigneur, quel est l’homme que Tu regardes ? Ou le fils de l’homme que Tuconsidères ? L’homme est vanité. Ses jours sont une ombre qui s’évanouit. Dansla matinée, il fleurit et germe, dans la soirée, il est coupé et sedessèche...”

Avant même que les images aient commencé à se former dans sa tête, Esthersentit ses joues baignées de larmes. Etrangement, ce sont des oncles et tantesdécédés depuis longtemps qui les premiers sont venus à sa mémoire, même si ellen’avait pas vraiment pensé à eux depuis des années. Pourtant, eux aussi avaientcontribué à former son être, tout comme les livres qu’elle avait lus, leschansons qu’elle avait fredonnées et ses compagnons de jeux avaient façonné la femmequ’elle était devenue.

Tante Fanya, une grande femme avec une grosse voix de trompette. Tout le monde,y compris son mari, le timide petit Isaac, la craignait. Elle portait d’énormeschapeaux garnis de fruits rouges en cire ou de plumes d’autruche, où toute lafamille aurait pu se blottir. Une fois, quand Esther avait dix ans, elle avaitattrapé la rougeole, et tante Fanya était venue lui rendre visite.

“Va te coucher”, avait-elle ordonné à la mère de cette dernière, qui avaitveillé au chevet de sa fille toute la nuit. Fanya s’était assise près du lit etlui avait lu ses histoires. Pour la distraire, elle lui avait montré commentconfectionner des oiseaux de papier en couleur. Peut-être l’avait-elle rêvé,mais en fermant les yeux, elle revit tante Fanya l’embrasser doucement ettamponner de l’eau de Cologne sur son visage fiévreux. A partir de cemoment-là, elle n’avait jamais plus eu peur d’elle.

“Enseigne-nous à compter nos jours pour que nous puissions acquérir un coeur desagesse...”

Voilà comment elle se souvenait de Zaïde, un homme pieux, doux, avec une barbeblanche. Il était toujours en train d’étudier, penché sur la table, des livrestout autour. Il vous regardait par-dessus de ses lunettes, et Esther pensaitqu’il lui fallait un certain temps pour la reconnaître, comme s’il était troppréoccupé pour remarquer la présence d’une petite fille. Mais parfois, elles’asseyait sur ses genoux et il lui racontait l’histoire de la reine Esther,son homonyme qui avait été jadis l’épouse d’Assuérus. Ses yeux étincelaient.
“Une vraie Aeishet Chayil”, clamait-il à l’enfant. Puis, un jour, sa place à latable était restée vide, et sa chambre s’était comme rapetissée. Elle n’avaitpas eu besoin du miroir recouvert d’un drap pour comprendre que Zaïde avait disparuet qu’elle devait chérir ses paroles, parce qu’elles étaient tout ce qui luirestait de son oncle.

“Puisse Dieu se souvenir de l’âme de mon père et maître qui s’en est allé dansson monde, car je vais donner la charité pour son mérite. “

Et son propre père, avait-il enfin trouvé la paix ?, se demandait-ellesouvent. Sa vie avait été une bataille sans fin pour subvenir aux besoins de safamille, sans jamais arriver à joindre les deux bouts. Il travaillait delongues heures au magasin, mais le quartier avait changé. Il était devenucruel... Souvent, le magasin recevait des pierres, et le vol à l’étalage étaitdevenu monnaie courante, malgré la vigilance de son père.

Esther essayait de ne pas trop ajouter à ses soucis. Parfois, le dimanche, ill’emmenait au parc et la poussait sur les balançoires. Ses frères et soeursavait beaucoup d’amis, elle était une solitaire et il l’avait senti, luiracontant des blagues pour la faire rire. Elle faisait semblant, pour lui... Pauvrepapa, au moins maintenant, tu n’as plus à te soucier des factures impayées.

“ Puisse Dieu se souvenir de l’âme de ma mère et préceptrice... “

A présent, ses larmes coulaient à flots, car c’était la première foisqu’elle disait Yizkor pour Mama. La perte de sa mère était une douleurpersistante dans son coeur. Elles avaient été si proches, partageant tout. Etmaman était si sage, pas intellectuelle ou sophistiquée, mais pleine decompassion et de compréhension. Elle n’avait jamais cherché à retenir Esther,et finalement, c’était elle qui l’avait quittée. Soudain, Esther s’est mise àpenser, tristement.

“Un jour, mes enfants vont dire Yizkor pour moi. Que vont-ils se rappeler deleur mère ?” Elle pensait aux désagréments du matin et à ses reproches.Dernièrement sa patience arrivait à bout, et ses marques d’affection sefaisaient plus rares. Son visage brûlait de honte. “Pardonne-moi”,murmura-t-elle. “Apprends-moi à montrer de l’amour à mes enfants, à me rappelerqu’ils sont encore petits. Aide-moi à être une mère à laquelle ils penseront unjour avec amour, comme je me souviens de ma Mama.”

Une fois l’office terminé, Esther alla trouver ses enfants. Les cheveux de Ruthétaient en pagaille et elle avait perdu son ruban, la nouvelle chemise banchede Danny était maculée de boue et les jumeaux étaient tout barbouillés dechocolat. Tous attendaient nerveusement les commentaires de leur mère. Elle lesserra tous les quatre dans ses bras. “Je vous aime” dit-elle doucement,“ne l’oubliez pas !”