Crispation de l’allié allemand

Berlin prend fait et cause pour les Palestiniens. Au point de s’éloigner de Jérusalem ?

Matelots de la marine israélienne sur Tekumah (photo credit: REUTERS)
Matelots de la marine israélienne sur Tekumah
(photo credit: REUTERS)
Quarante-neuf ans après l’établissement de relations diplomatiques, les liens entre Israël et l’Allemagne sont encore largement teintés d’ambivalence. L’Allemagne est sans doute le meilleur ami d’Israël en Europe. Mais l’ombre de la Shoah continue de peser dans la mémoire collective.
Et bien que les dirigeants allemands soient toujours motivés par la reconnaissance de la dette historique de l’Allemagne envers le peuple juif, ils se sentent mal à l’aise vis-à-vis d’Israël, la puissance occupante.
Selon la chancelière Angela Merkel, « assurer la sécurité d’Israël » fait partie intégrante de la nouvelle raison d’être de l’Allemagne. Mais pas au prix du maintien de ce que beaucoup de dirigeants allemands considèrent comme une occupation injuste. Le fait est que même si l’engagement de l’Allemagne pour la sécurité et le bien-être futur d’Israël n’est pas en doute, la bonne santé des liens privilégiés entre les deux pays dépend avant tout d’une solution à deux Etats avec les Palestiniens. Ou, du moins, d’un effort sincère de la part d’Israël pour y parvenir.
En d’autres termes, si l’effort de médiation américain actuel venait à échouer – surtout si la faute est mise sur le dos de l’état hébreu – cela pourrait jeter un froid sur les relations avec Berlin. Et à plus long terme, avec la montée au pouvoir d’une jeune génération d’Allemands moins marqués par la culpabilité de la Shoah, compromettre les rapports particuliers interétats. Cela risque d’avoir de graves répercussions. Car si Israël devait « perdre » le soutien de l’Allemagne, il perdrait également à coup sûr celui d’une grande partie du reste de l’Europe.
La pomme de discorde
La session conjointe des cabinets israélien et allemand à Jérusalem, fin février, a mis en avant toute l’ambivalence allemande. Le fait même qu’elle ait eu lieu a évidemment valeur de symbole. Mais cela a été aussi l’occasion, avant et pendant, d’exprimer ouvertement le malaise allemand face à la politique palestinienne de l’Etat juif.
A plusieurs reprises, la délégation allemande a souligné la nécessité pour Israël d’intensifier ses efforts pour parvenir à la paix. Angela Merkel a fait valoir que pour assurer l’avenir de l’Etat hébreu, qui demeure l’objectif de l’Allemagne, il faut avancer sincèrement vers une solution à deux Etats.
Dans un éditorial publié dans le quotidien israélien Yediot Ahronot, son ministre des Affaires étrangères Frank-Walter Steinmeier écrit qu’Israël doit prendre « des décisions difficiles mais nécessaires pour la paix ». A Madrid, la veille de la réunion de cabinet conjointe, il a mis le doigt sur la principale pomme de discorde : les constructions israéliennes ininterrompues dans les implantations au-delà la Ligne verte. Et les a fustigées comme « des éléments perturbateurs » qui remettent en cause les efforts de paix.
Ces constructions agacent particulièrement l’Allemagne, comme tous les pays de l’UE, pour plusieurs raisons. Il s’agit, selon eux, d’une violation manifeste du droit international, qui nourrit l’occupation continue et, pire encore, suggère la mauvaise foi de l’Etat hébreu dans sa position de négociations vis-à-vis des Palestiniens. Cette situation est au cœur de la dualité qui jette une ombre sur l’engagement total de l’Allemagne pour le bien-être d’Israël et renforce sa ferme opposition à l’occupation.
Cette dualité se retrouve, entre autres, dans l’approche allemande des appels au boycott contre Israël. Si les Allemands rejettent avec force toute forme de boycott contre l’Etat juif proprement dit, ils se montrent en revanche favorables à l’étiquetage des produits en provenance des implantations. Cela constitue un message clair pour marquer leur opposition à l’occupation. Pour la même raison, en mai 2011, la Deutsche Bahn, la compagnie ferroviaire nationale allemande, s’est retirée d’un projet de train à grande vitesse vers Jérusalem, car une partie de la ligne projetée devait traverser une toute petite partie des territoires disputés.
Des relations tendues
Les Allemands hésitent également, tout en essayant de trouver un équilibre entre le soutien traditionnel d’Israël et les efforts pour créer les conditions d’une solution à deux Etats. En octobre 2011, l’Allemagne est l’un des 14 pays à voter contre l’adhésion palestinienne à l’Unesco. Mais un an plus tard, en novembre 2012, en dépit des efforts israéliens pour la pousser à prendre la tête du bloc européen contre la reconnaissance implicite d’un Etat palestinien à l’ONU, l’Allemagne s’abstient simplement lors du vote de l’Assemblée générale des Nations unies accordant à la Palestine le statut d’observateur non membre.
A cela s’ajoute la relation tendue entre la chancelière allemande et le Premier ministre Binyamin Netanyahou, qui ne fait que renforcer le différend entre les deux pays.
Au cours des dernières années, plusieurs échanges ont été fortement teintés de colère. Netanyahou estime que l’Allemagne est trop tendre envers l’Iran. Merkel se plaint que Netanyahou n’est pas honnête avec elle sur la question des constructions dans les implantations.
Et elle questionne son engagement réel à vouloir faire la paix avec les Palestiniens.
Au-delà de l’acrimonie entre les deux dirigeants, il existe des différences profondes de sensibilité entre les deux peuples. Tous les deux ont une attitude ferme et inébranlable de « plus jamais ça » vis-à-vis de la Shoah. Mais pour les Allemands qui ont perpétré les crimes que l’on sait, les horreurs de la guerre doivent être évitées à tout prix, et les différends entre les Etats résolus par la diplomatie. Telles sont les leçons à tirer de l’Holocauste et de la Seconde Guerre mondiale. Ce point de vue pacifiste est renforcé par l’Europe tranquille d’après-guerre qu’ils ont contribué à créer. Pour les Israéliens, qui ont vu les Juifs sans défense victimes de leurs bourreaux, la leçon de la Shoah est tout le contraire : ils doivent être en mesure d’utiliser la force pour se protéger, et ne peuvent pas compter sur les autres ou faire confiance à la seule diplomatie. Cette tendance est renforcée par les menaces mêmes à l’existence de leur pays, auxquelles ils sont confrontés et continuent à faire face dans un Moyen-Orient instable et hostile. Cette différence de perception fondamentale affecte clairement l’opinion publique et les évaluations globales de part et d’autre.
Cela conduit parfois à une critique sévère et injuste d’Israël en Allemagne. Ainsi le tristement célèbre poème du romancier allemand Günter Grass, il y a deux ans, intitulé « Ce qui doit être dit ». Il présente la puissance israélienne comme la plus grande menace pour la paix mondiale. Il avance en cela deux points principaux : malgré l’Holocauste, les Allemands doivent pouvoir être libres de critiquer Israël objectivement. En outre, une confrontation nucléaire entre Israël et l’Iran pourrait provoquer une conflagration mondiale.
Si de nombreux Allemands ont accablé Grass de reproches, allant jusqu’à l’accuser d’utiliser un langage frôlant l’antisémitisme, les sondages ont montré que la plupart étaient d’accord avec l’auteur, alors âgé de 84 ans. La plupart des semonces adressées à Israël, cependant, en particulier émanant des dirigeants politiques, ont trait à l’occupation et à la façon dont Israël traite les Palestiniens. Après une visite à Hébron, en mars 2012, Sigmar Gabriel, le chef des sociaux-démocrates (SPD), décrit la situation dans la ville divisée comme « un régime d’apartheid que rien ne saurait justifier ». Cette déclaration à l’emporte-pièce lui a valu une avalanche de critiques dans son pays. Le secrétaire général Chrétien-démocrate (CDU) Hermann Grohe a appelé cela un « blackout verbal ». Gabriel a rétorqué qu’il ne parlait que de Hébron et n’a certainement pas voulu comparer Israël à l’Afrique du Sud. Mais, bien que regrettant l’utilisation trompeuse du mot apartheid, il ne s’est pas rétracté sur l’essentiel de sa critique. « Je pense que la politique actuelle de colonisation d’Israël est une erreur et je considère les conditions qui règnent à Hébron tout à fait indignes », a-t-il insisté. « Voiler nos critiques derrière un langage diplomatique fleuri ne nous rendra pas service. Pas plus qu’à nos amis israéliens. » Gabriel, qui s’est rendu en Israël plus d’une vingtaine de fois, se considère comme un ami de l’Etat hébreu. Sa critique, plus acerbe que la retenue discrète de mise, reflète néanmoins le consensus en vigueur dans les cercles dirigeants allemands. Et de manière significative, car Gabriel, 54 ans, le leader du SPD et actuel ministre de l’économie, pourrait bien être le prochain chancelier allemand.
Le cas le plus récent d’un affrontement public germano-israélien sur la question palestinienne a eu lieu à la Knesset au début février. Martin Schulz, le président allemand du Parlement européen a soulevé la question des ressources en eau disproportionnées et plusieurs députés de HaBayit HaYehoudi ont bruyamment quitté l’hémicycle, en lançant des allusions à la Shoah.
C’est en effet avec les positions de la droite israélienne que l’Allemagne pacifiste et libérale d’après-guerre se trouve le plus en décalage. Leur rhétorique ultranationaliste et leurs initiatives législatives anti-arabes, en particulier, vont à l’encontre de la notion occidentale d’égalité des droits.
Pour quelques dollars de plus
Il faut néanmoins mettre les choses en perspective. Les critiques allemandes, d’où qu’elles émanent et quel qu’en soit l’objet, sont, malgré tout, largement compensées par la contribution permanente de la République fédérale à la sécurité et à l’économie d’Israël.
Le plus probant, au cours des deux dernières décennies, est sans doute la livraison à l’état hébreu de cinq sous-marins Dolphin, censés être équipés de lance-missiles de croisière à tête nucléaire. Si cela s’avère être le cas, Israël se voit ainsi doté d’une capacité de seconde frappe offshore, un atout des plus précieux quant à sa force de dissuasion nucléaire. La livraison d’un sixième sous-marin encore plus sophistiqué est attendue en 2017. Le coût total des six vaisseaux est estimé à environ 4 milliards de dollars, dont plus d’un tiers subventionné par l’Allemagne.
Les deux pays ont également mis au point conjointement un système d’alerte nucléaire. Surnommé « Projet Bluebird », il est conçu pour détecter une ogive à tête nucléaire au milieu d’un groupe de leurres. Les deux pays partagent les renseignements militaires, et le BND – l’équivalent allemand de la CIA ou du Mossad – a joué un rôle déterminant dans la libération des agents et des soldats israéliens prisonniers dans les pays arabes ou détenus par des organisations terroristes arabes. Plus récemment, c’est l’agent arabophone du BND, Gerhard Conrad, qui a aidé à négocier le retour des corps des soldats israéliens Eldad Regev et Ehoud Goldwasser, enlevés au Sud-Liban en 2008, et la libération de Guilad Shalit par le Hamas en 2011.
La contribution allemande à l’économie israélienne est également de prime importance.
L’Allemagne est le troisième partenaire commercial d’Israël, après les Etats-Unis et la Chine. Et Israël est le deuxième partenaire commercial de l’Allemagne au Moyen-Orient après l’Arabie Saoudite. Quelque 6 000 entreprises allemandes ont des relations commerciales avec Israël. En 2012, le volume du commerce bilatéral a dépassé 6,5 milliards de dollars. A titre de comparaison, le chiffre correspondant pour le commerce bilatéral avec le Japon atteint moins de la moitié. Mais l’aide allemande la plus conséquente, surtout dans les années 1950, au moment où le jeune pays avait du mal à absorber des centaines de milliers d’immigrants, est venue sous la forme des réparations de la Shoah, estimées en 2007 à plus de 25 milliards de dollars.
La coopération scientifique entre les deux pays est également très développée, avec de nombreux projets communs. En 2009 par exemple, le lauréat du prix Nobel de chimie, le Pr Ada Yonath de l’Institut Weizmann à Rehovot, a effectué une partie de sa recherche de pointe sur le ribosome dans des laboratoires allemands à Berlin et Hambourg.
Comme Steinmeier l’a exprimé dans son éditorial, au regard des sombres chapitres de l’histoire judéo-allemande, le fait que les deux pays aient développé cette étroite relation n’est rien de moins qu’un miracle. En effet, la valeur stratégique pour Israël de ses liens avec l’Allemagne arrive juste derrière celle de sa relation avec les Etats-Unis.
L’absence de progrès vers une solution à deux Etats avec les Palestiniens pourrait cependant tout remettre en cause. En d’autres termes, Israël a beaucoup à perdre sur le front allemand si le processus palestinien vient à s’enliser. Certains signes inquiétants commencent à poindre dans l’opinion publique et parmi l’élite politique allemande. Une solution à deux Etats avec les Palestiniens apporterait en revanche des gains considérables à Israël. L’Allemagne est au premier rang des efforts visant à accorder à la fois à Israël et à la Palestine une forme de « partenariat privilégié » avec l’UE, la plus haute forme d’association possible en dehors des états membre à part entière, si une percée se fait jour. Cela signifierait un meilleur accès israélien vers les marchés européens, une coopération scientifique plus étroite, de plus vastes investissements européens. Et l’on n’entendrait plus parler de boycott, désinvestissements ou sanctions. Netanyahou est sur la sellette. Ses décisions sur la question palestinienne au cours des prochains mois auront une influence déterminante sur l’avenir d’Israël. 
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