Une chance d’être juif…

Les réfugiés juifs ukrainiens ont reçu de l’étranger une aide très précieuse qui leur a été d’un grand secours dans leur vie quotidienne et a permis à certains d’émigrer

Arrivée d'immigrants ukrainiens à l'aéroport Ben-Gourion le 22 décembre (photo credit: DR)
Arrivée d'immigrants ukrainiens à l'aéroport Ben-Gourion le 22 décembre
(photo credit: DR)
Kiev. Tout juste un an après les manifestations qui ont déclenché ici la guerre civile la plus violente du monde occidental de ces dernières décennies, il est difficile de se figurer qu’il n’y a pas si longtemps encore, cette ville était le théâtre de scènes d’apocalypse.
En décembre 2013, la place de l’Indépendance était la proie d’un gigantesque incendie : on y trouvait les restes calcinés de briques brûlées et des pneus enflammés, des milliers de manifestants lançaient des pétards sur les forces de l’ordre et celles-ci ripostaient en tirant des balles en caoutchouc. C’est seulement au moins d’août dernier que les manifestants qui avaient installé leur campement sur la place ont été délogés.
A présent, on se promène dans Kiev et rien ne laisse soupçonner que, dans la partie orientale du pays, la guerre continue de faire rage entre séparatistes pro-russes et forces ukrainiennes. Les carcasses de pneus brûlés et de cocktails Molotov ont disparu sur la place de l’Indépendance et, avec les décorations de Noël, les piétons qui descendent dans le métro et les femmes à hauts talons qui reviennent de leur shopping les bras chargés, on pourrait se croire n’importe où en Europe.
Les seuls symboles qui subsistent de la guerre sont les fleurs disposées autour de photographies de personnes tuées ou disparues pendant la guerre, qui a déjà fait quelque 5 000 morts et déplacé au moins un million de personnes, selon les chiffres de l’ONU.
En y regardant de plus près, on peut cependant discerner des signes plus subtils du conflit qui vient de s’achever, comme les paillassons ou le papier toilette à l’effigie du président russe Vladimir Poutine vendus dans les magasins, ou les jeunes qui arborent un tee-shirt proclamant « Keep Calm and F*** Putin » (Reste calme et f*** Poutine).
En revanche, les souvenirs de la guerre sont partout pour la communauté juive d’Ukraine, et ils n’ont rien de subtil. La quasi-totalité de ses quelque 200 000 membres connaissent au moins un réfugié ou sont eux-mêmes réfugiés ou parents de réfugiés.
« On ne pouvait pas continuer à vivre là-bas »
Avant le début de la guerre civile, Kiev abritait déjà la plus importante communauté juive d’Ukraine, mais ces six derniers mois ont vu affluer plusieurs milliers de juifs fuyant des régions dévastées par la guerre, comme Donetsk ou Luhansk, pour échapper aux bombardements qui persistent en dépit des cessez-le-feu successifs. Des gens qui ont quitté leur maison et laissé derrière eux tout ce qu’ils possédaient…
Ainsi, au mois de juin dernier, Youlia Derevyanchenko, 27 ans, a quitté Luhansk pour Kiev avec David, son fils d’un an, et Alexander, son mari. Elle venait d’accoucher quand des miliciens ont pris possession de la ville. Dès lors, raconte-t-elle, la nourriture et l’eau ont commencé à manquer, des obus de mortier tombaient chaque jour et des hommes armés sillonnaient librement les rues. « Dehors, on voyait des gens sans jambes ou sans mains et il y avait du sang partout. Les soldats passaient de maison en maison en tuant les gens pour s’installer chez eux », se souvient la jeune maman, qui tient dans ses bras le petit David dans le minuscule appartement qu’ils louent désormais à Kiev grâce à l’aide du Malben/JDC. « On ne pouvait pas continuer à vivre là-bas, surtout avec un bébé », ajoute-t-elle. « Nous n’avions pas d’abris anti-bombes comme vous, en Israël. Nous n’avions pas d’endroit où nous réfugier pour nous protéger. »
Par chance, le couple et le bébé ont pu quitter Luhansk en train, de justesse avant que les lignes de chemin de fer de la ville ne soient bombardées. Ils sont partis sans rien d’autre que les vêtements qu’ils avaient sur le dos. A Luhansk, Alexander dirigeait une grosse entreprise de construction et sa femme était psychologue. Le couple venait de rénover leur maison pour plusieurs milliers d’euros. A 48 ans, Alexander se découvre incapable de monter une nouvelle entreprise à Kiev ; quant à Youlia, toujours en congé de maternité, elle garde des enfants pour gagner un peu d’argent. Ils ont laissé derrière eux une vie très confortable pour cette nouvelle réalité, où ils dépendent de la charité et habitent un vieil appartement délabré dans un quartier misérable de la ville.
« Nous partons de moins que rien », soupire Youlia. Si la façade de leur immeuble est couverte de graffitis néonazis, elle précise que leurs difficultés n’ont rien à voir avec l’antisémitisme. « Nous nous sentons étrangers ici, nous n’avons pas l’impression d’être dans notre pays… Les gens de l’ouest n’aiment pas ceux de l’est. Quand nous disons que nous venons de Luhansk, les portes se ferment. Les gens nous reprochent d’avoir ruiné leur pays. »
L’aliya : une décision économique
Les manifestations de Kiev étant le fait d’extrémistes de droite, on a craint de voir l’antisémitisme déferler et mettre en danger la fragile communauté juive d’Ukraine. Pourtant, à en croire les dirigeants communautaires juifs, c’est moins l’antisémitisme que la guerre elle-même qu’il faut actuellement redouter.
Une guerre dont on ressent les effets partout, même dans les villes moins touchées que Donetsk ou Luhansk, car elle a mis en lambeaux l’économie déjà faible de l’Ukraine.
Jenya et Youlia Shefter sont originaires de Dnipropetrovsk, une ville relativement paisible, épargnée des combats qui ont détruit d’autres parties de l’Ukraine orientale. Jenya estime devoir ce calme relatif au gouverneur de région, l’oligarque juif Igor Kolomoisky, qui a personnellement organisé la défense de l’armée ukrainienne pour résister aux miliciens pro-russes.
Pourtant, pour les habitants de Dnipropetrovsk, qui abrite la deuxième communauté juive d’Ukraine, paix ne signifie pas nécessairement stabilité.
Avant la guerre, Jenya, 34 ans, était directeur régional des ventes et du marketing dans une entreprise internationale d’électronique et Youlia travaillait comme ingénieur dans une compagnie nationale de téléphonie. Tous deux gagnaient bien leur vie, possédaient une belle maison et envoyaient Anastasia, leur fille de dix ans, dans une école juive. Avec les soulèvements de Kiev, la compagnie où travaillait Jenya a fermé son bureau régional, tandis que l’Etat licenciait 70 % des collègues de Youlia, elle comprise. Ce couple jadis aisé se démène désormais pour joindre les deux bouts, aidé en cela par le Malben/JDC, l’Agence juive et l’IFCJ, International Fellowship of Christians and Jews (Confrérie internationale des chrétiens et des juifs).
« Je n’ai pas ressenti d’antisémitisme », déclare Jenya, qui a connu l’oppression des juifs sous le communisme, au temps de sa jeunesse dans l’Union soviétique. « Mon père ne pouvait pas obtenir de permis de conduire parce qu’il avait un nom à consonance juive. Il a eu également beaucoup de difficultés à trouver du travail. »
Comme beaucoup de juifs d’Ukraine, Jenya a désormais choisi d’émigrer vers Israël avec sa famille. Une décision économique, précise-t-il.
« Quand je me suis rendu compte que l’avenir ne pourrait pas être rose ici pour ma famille, j’ai résolu de partir en Israël », explique-t-il. Un pays qu’il ne connaît pas, mais où certains de ses cousins sont déjà installés.
Aides du ministère de l’Intégration
Le 22 décembre dernier, il est donc arrivé à Tel-Aviv en compagnie de ses parents, de son épouse et de sa sœur, à bord d’un vol financé par l’IFJC. Avec eux, voyageaient 221 autres juifs ukrainiens, dont beaucoup étaient des réfugiés. Le 30 décembre, un autre vol de l’IFCJ amenait en Israël 225 autres juifs d’Ukraine.
Selon l’Agence juive, plus de 5 000 Ukrainiens ont fait leur aliya en 2014, soit une augmentation de 174 % par rapport à 2013. Et les chiffres se révèlent plus impressionnants encore pour les juifs de l’Ukraine orientale : de janvier à novembre 2014, 1 310 juifs de Donetsk et de Luhansk ont fait leur aliya, contre 119 à peine au cours de l’année précédente.
Cet afflux a poussé le gouvernement israélien à accroître son soutien aux réfugiés d’Ukraine. En juin dernier, le ministère de l’Intégration a commencé à accorder aux familles juives arrivant d’Ukraine orientale une aide de 15 000 shekels, qui vient s’ajouter au panier d’intégration habituel d’aide financière et d’avantages sociaux. Les centaines d’Ukrainiens débarqués des avions de l’IFCJ reçoivent en outre 1 000 dollars par adulte et 500 dollars par enfant.
Malgré la crainte qu’inspirent les éléments néonazis de la révolution, pour les dirigeants communautaires juifs d’Ukraine, le fait d’être juif n’entraîne pas plus de difficultés que n’en cause la guerre elle-même. « L’antisémitisme n’est pas le problème en ce moment », explique le Grand Rabbin de Donetsk, Pinchas Vishedski. « Les gens ne font pas leur aliya à cause de ça. Ils font leur aliya parce qu’ils n’ont rien à manger. »
En fait, être juif en Ukraine, du moins jusqu’à présent, est une bénédiction.
En effet, non seulement les juifs ont la possibilité de fuir le pays et de commencer une nouvelle vie avec l’aide du gouvernement israélien et de diverses ONG, mais aux quatre coins de l’Ukraine, de nombreux organismes se sont donné pour mission de leur porter assistance.
Soutien aux écoles juives
« C’est la première fois depuis 2 000 ans qu’être juif est une chance ! », se félicite le fondateur et président de l’IFCJ, le rabbin Yechiel Eckstein.
Début décembre, ce dernier est allé en Ukraine pour accompagner le premier groupe à embarquer pour Israël sur un vol affrété par le tout nouveau département de l’Aliya de son organisation. Il en a profité pour visiter quelques-unes des nombreuses synagogues, écoles et communautés que soutient l’IFCJ en partenariat avec le Chabad, l’Agence juive, Malben/JDC et d’autres organismes juifs.
Aujourd’hui, à l’école Or Avner de Kiev, 130 enfants suivent les cours – programme général et judaïsme – du lundi au vendredi. Il y a un an, l’école était presque déserte, fait remarquer le rabbin de l’école, Yonathan Markovich.
« Il y avait des malfrats armés dans les rues, mais pas de policiers », se souvient-il, tandis qu’il surveille les enfants dans la cour de récréation par cette glaciale journée de décembre. « Cela a été un chaos complet après la révolution. »
Grâce à l’argent de l’IFCJ, l’école est désormais surveillée par des gardiens armés. Elle est encore plus fréquentée qu’avant la guerre, car la qualité des établissements laïcs s’est dégradée avec le conflit, contrairement à celle d’Or Avner, école privée juive, qui s’est améliorée.
Grâce à l’IFCJ, les salles de classe d’Or Avner sont chauffées : ceci est exceptionnel depuis l’annonce, par le gouvernement ukrainien, de l’impossibilité de chauffer les écoles cet hiver en raison du conflit, qui a fait grimper les prix du gaz.
Le but de soutenir ces écoles et d’autres, explique Eckstein, est de renforcer la communauté juive – qui a été décimée par la Shoah et contrainte d’abandonner le judaïsme sous le régime soviétique. Devant un gros groupe d’élèves de CE1 qui récitent le Shéma Israël, le président de l’IFCJ est fasciné. « Voilà qui donne son sens à toute notre œuvre », commente-t-il. « Pendant des générations et des générations, les juifs n’ont pas été autorisés à connaître leur héritage à cause du communisme. Ils n’allaient pas à la synagogue et ne savaient même pas ce que signifiait le mot “judaïsme”. Si nous ne nous occupons pas d’eux, ce sera la fin du judaïsme dans cette région du monde ! »
Israël, un pays heureux de m’accueillir
De fait, 900 000 juifs d’Ukraine ont été assassinés pendant la Shoah, et la plupart des survivants ont fui après la guerre. Ceux qui ne sont pas partis à l’époque l’ont fait quelques décennies plus tard, afin d’échapper à l’oppression communiste. Les 200 000 juifs restants sont donc, soit des durs de durs qui aiment leur pays et ont tenu à rester, soit des gens qui n’ont pas eu la motivation suffisante pour s’en aller, ou encore qui n’ont plus aucune attache avec le judaïsme. A l’heure où leur pays est à feu et à sang, il devient impossible pour eux de rester davantage.
« Ma maison est devenue une zone de guerre du jour au lendemain. On ne peut pas comparer cela avec les guerres que vous avez en Israël. » Ainsi s’exprime Igor Goffman, de Donetsk, lors d’un séminaire sur l’aliya organisé à Kiev deux jours avant qu’il ne s’embarque avec sa femme et ses deux filles sur le vol de l’IFCJ. « Là-bas », précise-t-il, « vous savez contre qui vous vous battez, vos ennemis parlent une langue différente de la vôtre et vous savez pour quoi vous luttez. Ici, on est voisins, on parle la même langue et on partage la même culture et soudain, un beau matin, on devient ennemis ! »
Goffman s’apprête à s’installer à Ashdod, l’une des villes les plus touchées par les roquettes lors de la dernière guerre contre le Hamas, mais il affirme ne pas avoir peur : « Je sais que je vais arriver dans un pays qui est heureux de m’accueillir », dit-il.
Pour Youlia Derevyanchenko, qui entend rester à Kiev avec son mari et son bébé, il n’est pas question d’Israël pour le moment. La loi du retour lui permettrait d’immigrer bien qu’elle ne soit pas juive, puisque son mari l’est, mais elle ne peut envisager de laisser sa famille derrière elle. Elle s’estime néanmoins très chanceuse d’avoir épousé un juif. Car sans le secours des organisations juives, qui leur permettent de payer le loyer et la nourriture, ils seraient encore en train d’attendre des aides.
« Il existe une aide humanitaire pour les non-juifs », explique-t-elle, « mais nous l’attendons toujours. En fait, nous étions censés être accueillis dans une sorte de camp de réfugiés. Mon mari en a fait la demande dès le début, en précisant que nous avions un nouveau-né et que nous devions absolument quitter Luhansk. Nous sommes inscrits sur leurs listes et ils ont promis qu’ils nous appelleraient, mais ils ne l’ont jamais fait. »
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