A la recherche d’un angle différent dans le « Triangle »

Jatt, ville arabe de Galilée : comment un lycée est passé de la violence et la peur, à la réussite et au respect

A la recherche d’un angle différent dans le « Triangle » (photo credit: GALIA KASPI SPRUNG)
A la recherche d’un angle différent dans le « Triangle »
(photo credit: GALIA KASPI SPRUNG)
Il y a encore un an, les bagarres et le vandalisme dans l’enceinte du lycée de Jatt, dans la zone turbulente du Triangle, étaient en hausse. Cette ville arabe israélienne, située près de la Ligne verte, a souffert d’une effrayante augmentation de la violence, conséquence des affrontements entre deux clans locaux depuis 2011.
Une atmosphère négative qui s’est ainsi répercutée dans l’école : le climat y était constamment tendu, et la discipline, inexistante. Dans ce contexte, le changement relevait d’une urgence absolue.
En moins d’un an, l’établissement a connu un revirement complet de situation, et durant l’année scolaire 2012-2013, le lycée se distingue même pour son programme d’« Education à la prévention contre la violence » : il se place deuxième dans une compétition annuelle récompensant les écoles qui ont connu des changements importants.
Aujourd’hui, le lycée de Jatt est présenté comme favorisant le respect mutuel entre étudiants et professeurs, et offre des possibilités variées d’études ainsi qu’un réel soutien aux élèves. Le campus est pratiquement débarrassé de tout vandalisme.
Impliquer la communauté
Et pourtant. Remplacer la peur, la violence et les attaques verbales chez ces élèves par un sentiment de sécurité et d’appartenance paraissait mission impossible. Alors comment de tels changements ont-ils pu se produire aussi vite ? Pour le comprendre, il faut aller chercher du côté du directeur de l’établissement depuis 2012, Saleh Gharrah. Cet homme de 57 ans ne s’est pas retrouvé à ce poste par hasard : il dispose en effet d’un riche parcours, tant professionnel que personnel.
Fort de 33 ans d’expérience dans le domaine de l’éducation, et après avoir enseigné à Jatt depuis 1980, ses anciens élèves constituent 60 % des membres de son équipe, et un pourcentage plus grand encore des parents des étudiants actuels. Sa réputation était donc suffisamment solide pour lui permettre de prendre la tête de 62 enseignants et 600 élèves, dans une ville de 12 000 habitants.
Pour mieux se préparer à son nouveau rôle, Gharrah a suivi à l’université des cours qui forment les éducateurs à devenir directeurs. Avec l’aide d’un autre enseignant, il a ensuite élaboré un programme détaillé pour éradiquer la violence et créer un environnement positif et sûr, qui permette aux élèves d’apprendre et se développer. « Nous prenons la responsabilité de mettre notre plan en œuvre », ont-ils mentionné dans leur présentation. « Nos écoles ont tenté d’appliquer de nombreux programmes du ministère de l’Education, malheureusement sans résultats probants. »
Convaincus qu’aucun changement n’est possible sans un engagement actif de la communauté, Gharrah et ses collègues ont également recruté chefs religieux, personnalités publiques, fonctionnaires de police et représentants du conseil local – des leaders dont l’influence était cruciale pour la réussite du programme.
Il va de soi que la mise sur pied du programme, les innovations et les séjours éducatifs qu’il implique, demandent un soutien financier. Il y a trois ans, Jatt et la ville voisine de Baka al-Gharbiya, qui ne faisaient qu’une jusqu’alors, se scindent. Jatt obtient le statut de conseil local indépendant qui lui confère plus de moyens et un soutien renforcé pour ses établissements scolaires. « Le chef du conseil local – un ancien professeur – a financé l’école », déclare Gharrah. « Mais il n’interfère jamais avec ce que fait le directeur ou le personnel ». Gharrah souligne recevoir aussi des dons à titre privé.
+ de 55 % de réussite au bac
L’étape suivante consistait à identifier les élèves en échec scolaire, mais disposant d’un potentiel. Pendant les vacances d’été, puis celles d’hiver, les élèves se sont rendus à l’école, afin de bénéficier de cours de soutien et d’encouragements. De leur côté, 50 anciens lycéens ont travaillé jour et nuit pour nettoyer et améliorer les infrastructures au sein de l’établissement. Les parents ont aussi pris les devants : « Ils venaient chaque matin pour s’assurer qu’il n’y avait pas d’éléments perturbateurs comme par le passé », raconte Saker Abou Asbe, le directeur du comité des parents d’élèves.
De nouveaux programmes ont été proposés, et adaptés aux adolescents, indépendamment de leur niveau scolaire. Chaque élève s’est trouvé un domaine dans lequel se distinguer. Certains se sont développés à travers les arts, d’autres ont rejoint des projets universitaires parrainés par l’université de Tel-Aviv (jeunesse scientifique) et l’institut Technion-Israël (« Les jeux olympiques » de chimie) ; les élèves de la filière mécatronique ont même participé à des compétitions nationales.
Les couloirs de l’école sont ainsi tapissés des impressionnants résultats de ces projets : des peintures colorées sont disposées à l’entrée ; des croquis de voitures et une moto prise dans une bulle couvrent un autre mur. Les récompenses obtenues par l’école à différents concours de robotique, chimie, mécanique et sport décorent également le bureau de Saleh Gharrah. Le lycée de Jatt vient ainsi de remporter la première place au concours national de robotique organisé à Tel-Aviv. Les gagnants ont également participé au concours international à Saint-Louis, dans le Missouri aux Etats-Unis en mai dernier : ils se sont classés à la 63e place sur 100 dans leur catégorie.
Comme les notes des élèves ont commencé à s’améliorer grâce aux cours de soutien des bénévoles, les classes sont devenues plus intéressantes. Le succès entraînant le succès, cela a conduit à une plus grande participation et à une confiance accrue des étudiants dans leurs possibilités. La théorie de Gharrah était que les élèves, influencés par un environnement positif, pourraient révéler le meilleur d’eux-mêmes – et cela a fonctionné. Les élèves ont vu que la réussite était devenue accessible : le lycée de Jatt a enregistré une hausse de 55 % dans l’obtention du baccalauréat, dès la première année de l’entrée en fonction de Gharrah.
Des règles strictes
Le jour où je me suis rendue au lycée de Jatt, j’ai été accueillie par deux professeurs d’anglais. Difficile de croire que Seham, la tête couverte d’un foulard coloré et vêtue d’un long hijab noir traditionnel, enseigne l’anglais depuis 23 ans, tant elle ne fait pas son âge. Ansar, vêtue d’une robe semblable, en est à sa quatrième année de professorat. Toutes deux ont été élèves du directeur actuel, tandis que les quatre autres professeurs d’anglais de l’école ont été formés conjointement par Gharrah et Seham.
Les deux enseignantes sentent le respect de la communauté ainsi que celui des administrateurs à leur égard. « La plupart des étudiants viennent de familles religieuses », explique Seham. « Ces familles ont des valeurs. »
Jatt, en effet, est une ville musulmane. Ici, pas de bars, si les garçons vont au café, c’est pour jouer aux cartes ou regarder les matches de football. Les filles, elles, ne sortent pas, et passent leur temps libre à se rendre visite, les unes chez les autres.
L’école secondaire de Jatt accepte tous les lycéens du village. Par conséquent, l’école n’a pas de place pour les non-résidents. Les classes sont relativement petites – pas plus de 33 élèves, contre 40 en moyenne dans les autres écoles. Garçons et filles étudient ensemble et portent un uniforme simple de la couleur pour laquelle ils ont voté : de l’avis des administrateurs de l’établissement et des parents, l’uniforme favorise un comportement approprié, non seulement au sein de l’école, mais aussi à l’extérieur.
Autre innovation : la participation. Le personnel, les parents et les élèves ont rédigé ensemble une constitution que tous doivent signer. Les règles sont strictes : les familles sont prévenues si leur enfant cumule trois retards ; un étudiant sans son uniforme est renvoyé chez lui ; un élève surpris en train de tricher à un examen est systématiquement recalé.
Dans les salles de classe, aux intercours, des filles discutent et mangent, nullement gênées à la vue du directeur, qu’elles accueillent au contraire par un large sourire. Arwa, dont les parents sont tous deux enseignants, veut être médecin. Elle dit aimer son école : « Les professeurs prennent soin de nous, de nous tous. Nous avons une relation de respect ; ils ne crient pas. Ils sont comme des parents pour nous. »
Les autres filles présentes acquiescent. Elles sont toutes habillées différemment : certaines portent hijab et voile ; d’autres des jeans serrés avec ou sans foulard. Mais toutes arborent le pull violet de leur uniforme. A l’extérieur, nous rencontrons la fille cadette de Gharrah, Aseel. Je lui demande s’il est difficile d’étudier dans une école dirigée par son père. « Je suis fière de lui », sourit la jeune fille de 16 ans.
« Oh Dieu, aide-moi à être plus instruit »
Le laboratoire d’informatique s’est doté de 12 nouveaux ordinateurs ; la salle de prière – auparavant, structure négligée et lieu de rassemblement pour les éléments négatifs – a été rénovée et comprend désormais une bibliothèque de livres religieux. La prière n’est pas obligatoire, les salles sont séparées pour filles et garçons.
Le jardin est rénové lui aussi : les parents ont acheté de nouvelles tables et des bancs dans l’espace réservé aux repas, autant d’améliorations qui font la fierté de l’école.
La majorité des habitants de Jatt ont une histoire enracinée dans l’agriculture, mais dans les années 1970, la génération la plus âgée, réalisant que ce mode de vie était voué au déclin, a souhaité un autre avenir pour ses enfants. « Jatt n’est pas sur une route principale », explique Gharrah. « Donc, il n’y a jamais eu de potentiel pour les entreprises commerciales. »
L’avenir de la ville se trouvait donc dans l’éducation. Aujourd’hui, les résidents diplômés sont majoritaires au sein de la cité qui ne compte pas moins de 1 400 enseignants. Les cinq frères de Gharrah sont eux aussi dans l’enseignement, de même que son fils aîné et sa fille ; ses deux autres fils étudient dans les universités de Tel-Aviv et Beersheva.
Cela n’a rien d’étonnant. Un grand panneau suspendu dans l’un des couloirs du lycée où chacun d’entre eux a marché, proclame : « Oh Dieu, aide-moi à être plus instruit ». Récemment, huit étudiants ont été admis à l’école de médecine en Israël – quatre de la même classe. « Nous ne faisons pas que mettre en pratique notre méthode ; nous réalisons nos objectifs », déclare Gharrah, qui met l’accent sur le « nous ». Il ne parle jamais à la première personne, il croit à la répartition des pouvoirs et s’applique à considérer chacun comme partie intégrante de la vie de l’école. « Si vous avez le programme, les objectifs et les soldats [les enseignants], les choses prennent forme. »
Gharrah a été recruté par Ahmad Kabaha, ancien inspecteur général du ministère de l’Education, pour aider à reproduire le modèle dans d’autres écoles. Kabaha, maintenant inspecteur général à Oum el-Fahm, utilise Gharrah comme un exemple de réussite, l’invitant à parler avec d’autres directeurs.
« Je peux voir une possibilité de succès ici, aussi », dit-il, « parce que le secret de la réussite, c’est Gharrah. »
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