A l’ombre d’une légende

Dalia Rabin maintient vivante la flamme de l’héritage paternel en dirigeant le centre Itzhak Rabin.

P12 JFR 370 (photo credit: Reuters)
P12 JFR 370
(photo credit: Reuters)

Les traits de sonvisage rappellent ceux de son père légendaire. Elle possède la même élocutionlente, rythmée et le même regard d’acier. Mais Dalia Rabin, la fille d’ItzhakRabin, le Premier ministre assassiné, n’a rien de son introversion ou de satimidité excessive. Elle est au contraire chaleureuse, amicale et ouverte.

Pourtant, derrière ses dehors optimistes, elle porte un lourd fardeau : latâche ardue de maintenir la mémoire de son père toujours vivace aux yeux desIsraéliens.
Le souvenir d’Itzhak Rabin a exercé une telle fascination sur le public dansles jours et les mois qui ont suivi son assassinat, le 4 novembre 1995, l’hommeétait si apprécié et adulé, que cela aurait dû être facile pour Dalia Rabin.Mais cela n’a pas été le cas : dès le début, elle a dû se débattre avec lesquestions entourant l’héritage de son père. Etait-il ou non favorable à un Etatpalestinien ? Etait-il en faveur du processus de paix avec les Palestiniens, ouse méfiait-il trop de ses dirigeants pour entamer des négociations avec eux ?Sur quelle partie des territoires était-il prêt à faire des compromis pourgarantir à Israël des frontières sûres ? Quand on lui demande de préciser lafaçon dont elle ressent l’héritage de Rabin, elle répond : « En tant quemilitaire, mon père était extrêmement conscient des besoins d’Israël en matièrede sécurité et n’était pas prêt au moindre compromis dans ce domaine. Ilcomprenait également que, si Israël voulait rester un Etat juif et démocratiqueviable, il fallait être pragmatique. Il voulait augmenter le budget del’éducation, de l’aménagement du territoire et de l’emploi, car il considéraitque, là, se trouvaient les véritables ressources qui permettraient d’assurerl’avenir du pays. »
Un des signes de la difficulté à perpétuer l’héritage deRabin, pour Dalia, est la réputation acquise, à son grand regret, par le centreItzhak Rabin de Tel-Aviv, qu’elle dirige. « Un préjugé fortement ancré dans lesconsciences veut que le centre se situe à la gauche de l’échiquier politique.Il faut que les gens viennent sur place pour se rendre compte que notre actionici est d’une tout autre nature. Mais, quand on se bat contre les préjugés,cela demande du temps et de la patience. » En d’autres termes, l’héritage deRabin associe pragmatisme et flexibilité, une sorte d’hybride entre faucon etcolombe, qui part du fait que la principale ressource d’Israël est avant touthumaine. Son approche n’est ni de gauche ni de droite, mais bien au centre.
Mémoire filiale
Au cours des cinqpremières années qui suivent l’assassinat de Rabin, c’est la mère de Dalia,Leah, se charge de perpétuer la mémoire du défunt, notamment à travers la créationdu centre Itzhak Rabin à Tel-Aviv. Ce musée de 35 millions de dollars retrace,à travers des textes et des vidéos, l’histoire de Rabin, depuis son enfancejusqu’à ce jour fatal sur la place telavivienne qui porte aujourd’hui son nom.Quelque 80 000 personnes visitent le musée chaque année.

Leah Rabin décède en l’an 2000 et Dalia, âgée aujourd’hui de 63 ans, reprend leflambeau, se lançant à fond dans l’aventure, dans un engagement total, àl’encontre de son frère, Youval, de cinq ans son cadet. Ce dernier siège certesau conseil d’administration des Amis du centre, mais Youval et Dalia, selon lapresse, se tiennent soigneusement à distance l’un de l’autre. Au cours de notreinterview, Dalia prend soin de décrire sa relation avec Youval en termes tout àfait neutres.
Livrée à elle-même pour définir et promouvoir l’héritage paternel, Daliaconstate, à son grand désarroi, que le public israélien, qui a fait entrerItzhak Rabin dans la légende après sa mort, ne l’a pas suffisamment apprécié deson vivant.
Nous nous sommes rencontrés au bureau de Dalia Rabin, à Tel-Aviv, au centreItzhak Rabin. Photos et portraits de son père ornent les murs. En plus destextes et vidéos consacrés à la vie et à la carrière de Rabin, le centreraconte l’histoire d’Israël au cours de la période que couvre la vie du Premierministre (1922-1995).
Une photo exceptionnelle montre Rabin déguisé, arborant une perruque noire,lors d’une visite secrète au Maroc en tant que Premier ministre, sur le chemindu retour en Israël, après la signature des accords d’Oslo à Washington, enseptembre 1993.
Débuts en politique

Dalia se sent malà l’aise de commémorer ainsi la vie de son père. Connaissant celui-ci, elle esttout à fait consciente de la gêne qu’il aurait éprouvée à voir un musée dédié àsa mémoire pour exalter ses hauts faits, sans parler du désarroi qui l’auraitsaisi en voyant toutes les rues et les bâtiments nommés en son honneur aprèsl’assassinat.

« Il aurait été horrifié de voir tout cela », soupire-t-elle, avec un sourireironique. « Quand je voyageais pour collecter des fonds, je pensais, “Oh Papa,s’il te plaît pardonne-moi de faire cela”. » Quand elle reprend le centre en2003, Dalia hérite d’un service réduit à une peau de chagrin, sans fondsdisponibles pour le développement. En dépit de l’adulation portée à Rabin, lacollecte de fonds s’est avérée difficile.
Dov Lautman, un homme d’affaires de premier plan, permettra alors d’amasser 12millions de dollars. Et Dalia réussira à se procurer 33 millions de dollarssupplémentaires, dont une subvention gouvernementale de 5 millions de dollars,accordée par la Knesset contre toute attente.
Itzhak et Leah Rabin, qui étaient des personnalités de premier plan, ont toutfait pour protéger Dalia et Youval du feu des projecteurs. Le futur Premierministre et chef d’état-major raffolait de sa fille, mais parlait rarement deson travail en sa présence. Les enfants étaient rarement vus en public.
Après la mort de son père, Dalia réalise qu’occuper le devant de la scène n’estpas la pire des situations qui soit, et rejoint l’éphémère parti du centre en1999. Elue à la Knesset cette même année, elle est membre de la coalitiontravailliste dirigée par Ehoud Barak : elle servira quatre ans dans cesfonctions.
Fille de militaire

Puis en mars2001, elle forme le groupe politique de la Voie nouvelle avec deux autresmembres de la Knesset qui appartiennent au parti du Centre, et rejoint lacoalition d’Ariel Sharon. Elle est la première femme à siéger commevice-ministre de la Défense dans son nouveau gouvernement (son père avait étéministre de la Défense), poste qu’elle occupe pendant deux ans.
Peut-être en raison de sa stature personnelle, ou plus vraisemblablement parceque le ministre de la Défense de l’époque, Binyamin Ben-Eliezer, se préoccupesurtout de la course à la présidence du parti travailliste, Dalia assiste à laplupart des réunions de haut niveau, contrairement à son prédécesseur, EphraïmSneh.
Pour ne pas donner aux fonctionnaires masculins la moindre possibilité de dire: « Vous voyez bien, c’est une femme, elle ne peut pas comprendre », Dalias’efforce de parler peu. Une question à laquelle elle s’attache personnellementest l’amélioration du statut des soldats réservistes de Tsahal. Son plus grandsuccès viendra quand, en dépit d’une opposition farouche, elle obtient deTsahal, pour la première fois, la nomination d’un général en charge desréservistes. Poste qui existe encore aujourd’hui.
Le fait d’avoir grandi dans un environnement militaire l’a mise en conditionpour occuper ces fonctions sensibles. « Les officiers supérieurs de l’armée neme faisaient pas peur. J’ai grandi dans cette ambiance. C’est pour moi tout àfait naturel », explique-t-elle.
En mai 2001, elle reporte son allégeance au parti travailliste. En août 2002,deux ans après la mort de sa mère, Dalia démissionne de son poste device-ministre de la Défense et, en 2003, après s’être retirée de la politique,prend la direction du centre Rabin.
Pas de ligne de front
Née à Tel-Aviv en1950, Dalia Rabin passe la plus grande partie de son enfance dans la banlieueproche de Tsahala, une communauté de prédilection pour officiers de l’armée.

Le 15 mai 1967, trois semaines avant le début de la guerre des Six Jours, undéfilé militaire est prévu à Jérusalem, dans le cadre des festivités marquantla fête de l’Indépendance. De retour à l’hôtel King David, après la parade, encette chaude matinée de mai, le chef d’état-major Rabin ôte son uniforme.Soudain, Dalia, 17 ans, s’écrie : « Papa, il y a des soldats jordaniens sur lemur [de la Vieille Ville en face de l’hôtel] avec des jumelles et ils regardentdans cette direction. Ils vont te voir dans tes sous-vêtements. » Mais lessoldats jordaniens pointaient en fait leur objectif sur la fin du défilé.
De 1968 à 1973, alors que son père occupe le poste d’ambassadeur aux Etats-Unisà Washington, Dalia reste en Israël et sert dans l’armée israélienne, en tantque secrétaire de la Sayeret Matkal, unité d’élite des forces spéciales deTsahal. « Pas de ligne de front pour moi », commente-t-elle avec un brin humourdans la voix. « Il n’y a pas de hauts faits militaires dans mon CV. » Daliaprévoyait d’étudier la littérature anglaise et la traduction simultanée del’anglais à l’hébreu à l’université de Tel-Aviv. « Mais alors », sesouvient-elle sans aucune amertume, « ma mère est venue me rendre visite et m’adit : “Tu sais que ton père préférerait te voir étudier le droit”. Je ne saispas si c’était mon père ou ma mère qui voulait que j’étudie le droit. Je nel’ai jamais regretté, car c’est un excellent bagage, utile dans de nombreuxdomaines », affirme-t-elle.
« Papa, tu n’es pas obligé de venir »
En 1972, Daliaépouse Avraham Ben-Artzi, officier de la Sayeret Matkal avec qui elle a deuxenfants, Yonatan, âgé aujourd’hui de 39 ans, et Noa, 36 ans, cette même Noadevenue internationalement célèbre pour l’éloge poignant qu’elle avait prononcéaux funérailles de son grand-père.

Dalia obtient un diplôme en droit en 1974 et commence à travailler pour uncabinet d’avocats privé à Tel-Aviv. En 1976, alors qu’elle Dalia est enceintede Noa, son mari est victime d’une grave blessure à la tête dans un accident encours de formation à l’armée. Le couple divorce en 1979. Cinq ans plus tard,Dalia entame une vie commune avec Avi Pelossof, ancien directeur d’Elite,l’entreprise de confiserie et de chocolat. Ils se marient en février 1987, maisdivorcent en 2004.
Retour en 1976, quand le 27 juin, les passagers israéliens à bord d’un aviond’Air France sont détournés par des terroristes palestiniens. Leur avionatterrit à Entebbe, en Ouganda. Le père de Dalia, alors Premier ministre, doitprendre une décision : lancer une opération militaire ou tenter de négocieravec les terroristes.
Bien avant l’affaire d’Entebbe, Dalia avait invité sa mère à assister à lacérémonie d’intronisation marquant son admission au barreau israélien, mais,sachant combien son père était occupé, lui avait déclaré : « Papa, tu n’es pasobligé de venir ». Le Premier ministre lui avait alors répondu : « Dalia, jeveux être présent. » Et, malgré les pressions qui pesaient ses épaules enraison de la crise d’Entebbe, il assistera à la cérémonie, tout en affichant unair clairement distrait.
On a tiré sur ton père
Le 4 novembre1995, le jour de l’assassinat de son père à la sortie d’un rassemblement àTel-Aviv, Dalia est en convalescence à la maison, après une interventionchirurgicale. Elle suit le rassemblement à la télévision et une fois celui-citerminé, éteint la télé. Peu de temps après, le téléphone sonne. Sa mère est aubout du fil. Sa voix laisse entendre que quelque chose de terrible vientd’arriver. « As-tu entendu ce qui s’est passé ? » demande-t-elle, de la douleurdans la voix. Dalia lui répond : « Non, que s’est-il passé ? » « On a tiré surton père », explique Leah Rabin, « mais apparemment il y a un doute sur lavéracité des faits ». Dans l’interview, Dalia précise que, sur le moment, ellen’a pas compris ce que sa mère voulait dire par « il y a un doute ».

Dalia retrouve sa mère à l’hôpital Ihilov de Tel-Aviv, où le Premier ministre aété transporté. Dans une petite pièce attenante à la salle d’opération, où lesmédecins se penchent sur son père, elle attend, pleinement consciente cependantque les rumeurs de la mort de Rabin ont déjà fait le tour des radios. Une heureplus tard, un médecin vient en effet annoncer à la famille que le Premierministre a succombé à ses blessures.
A-t-elle été surprise que ce soit un juif, Yigal Amir, qui ait tiré sur sonpère, et non un Arabe ? « Avant l’assassinat de mon père, nous avons traversédes moments difficiles, de menaces et d’incitation à la violence », sesouvient-elle. « Je savais que mon père était en danger, non pas que lui-mêmese soit jamais senti menacé. Mais je m’inquiétais pour lui. Aurais-je puprévoir qu’un juif en viendrait à tirer sur mon père ? Non. »

Quand toutbascule

Aprèsl’assassinat, malgré les réticences de la famille Rabin à participer auxefforts publics de commémoration de la mort du Premier ministre, Leah sentqu’il leur faut répondre à la vague de sympathie suscitée par Rabin et Dalia enconvient. « Le fardeau qui pesait sur la famille était si pesant », expliqueDalia, « qu’il nous fallait aller de l’avant. Toute ma vie, j’ai été protégée,à l’abri des regards. Je n’ai jamais été exposée aux médias. On n’attendait pasde moi que je prenne part à la carrière de mon père ou que je lui exprime monsoutien publiquement. Jamais. Jamais. » « Mais après l’assassinat, tout abasculé. Tout ce qui était normal jusqu’à la nuit du 4 novembre a pris unecouleur différente le lendemain matin. Nous nous sommes éveillés à un autremonde. » Ainsi, l’année suivante, elle voyage avec sa mère, à l’étranger et enIsraël, et prend part à des événements en hommage à son père. 

Dalia souligne :« Rien ne venait de notre initiative. La famille n’a pas cherché à promouvoirde lieu en hommage à notre père disparu. Sur le moment, j’ai été frappée deconstater, en dépit de l’importante carrière de mon père, qu’il s’étaittransformé en un personnage différent aux yeux de tous, après son assassinat.Légendaire. » Avant ce tragique événement, Dalia estime que le public necomprenait pas son père, « parce qu’il était réservé et timide et ne couraitpas après les honneurs. Ce qui comptait, c’est ce qui était à l’ordre du jour,en aucun cas sa propre personne. Dans tous les domaines. Il n’a jamais prispart aux mesquines manipulations partisanes. Il était au-dessus de tout cela.Son seul souci était ce qu’il pourrait faire pour Israël ».

Après son assassinat, Rabin est apparu sous un nouveau jour aux yeux du public.« Les gens ont eu besoin du choc pour prendre du recul, regarder en arrière etcomprendre l’énorme changement qu’il avait entrepris et était en phase deréaliser », poursuit-elle. « Quand un tel événement se produit, on commenceseulement à réaliser l’ampleur de la perte. Je pense que c’est ce qui s’estpassé. Tout d’un coup, les gens ont compris qu’il n’avait pas son pareil. » Desannées plus tard, lorsque la commémoration annuelle à la mémoire de Rabin s’esttransformée en plate-forme politique, quand elle a commencé à perdre de sonaudience et que l’effet de la période post-assassinat s’est estompé, Dalias’est souvenue de l’inconstance du public envers son père. Quinze ans aprèsl’assassinat, elle a ainsi décidé de mettre un terme à la commémoration uannuelle.