La victoire de l’hébreu

Eliezer Ben Yehouda aurait-il pu se douter que l’hébreu moderne deviendrait cette langue vivace et dynamique qu’elle est aujourd’hui, alors qu’Israël fête son 66e anniversaire ?

Street art en hebreu de Nitsan Mintz (photo credit: FACEBOOK)
Street art en hebreu de Nitsan Mintz
(photo credit: FACEBOOK)

 «Je vous aubergine ? », demande Daniel en brandissant sa pince à légumes.

Il ne s’agit là ni d’une menace, ni d’une étrange cérémonie d’initiation (quoiqu’on puisse le considérer sous cet angle). Non, Daniel, le célèbre marchand de sabich du stand « Chez Oved » de Guivataïm, propose la quintessence du fast-food à l’israélienne : aubergines frites, œufs durs, tehina, houmous, salade et sauce piquante, le tout servi dans des pitot bien fraîches.
 Pour Daniel, il manquait des mots à l’hébreu. Pour servir efficacement sa clientèle, il a dû en inventer de nouveaux, comme « lebatzel » (« oignonner »), « lekhatzil » (« auberginer ») ou « lebatzbetz » (ajouter un œuf dur). Autant de termes que vous ne trouverez ni dans le dictionnaire, ni dans le manuel des « 501 verbes » que les étudiants en hébreu connaissent bien.
 Ces mots n’ont pas encore été mis à l’étude à l’Académie de la langue hébraïque et ils ne sont enseignés dans aucune école. Ils font pourtant partie intégrante de l’hébreu vernaculaire, du moins à Tel-Aviv et dans sa banlieue, et reflètent un aspect important (et intraduisible) de la culture populaire : un amour quasi-religieux du falafel dont les vendeurs pourraient bien être élevés au rang d’artistes de rue.
 L’hébreu parlé chez Oved ne doit pas être négligé, car il fournit un éclairage unique sur la culture israélienne contemporaine, explique Guy Sharett, professeur d’hébreu et guide touristique chez Streetwise Hebrew, société qu’il a fondée pour familiariser ses élèves (pour la plupart des rescapés d’oulpanim ou de cours d’hébreu divers et variés) avec cet important aspect de la langue. Pour lui, le langage est l’expression d’une culture ; en examinant l’hébreu parlé dans la rue et les créations que l’on peut voir dans la publicité, sur les affiches, dans les chansons populaires et les graffitis, on peut poser un index métaphorique sur le pouls rapide qui bat dans les veines de la société israélienne contemporaine.

L’hébreu, « provincial et ennuyeux » ?

 Sharett a suivi un parcours pour le moins original. Pendant de nombreuses années, il a arpenté Tel-Aviv à la recherche de hiéroglyphes de l’hébreu de la rue. Son quartier de prédilection ? Florentine, au sud de Tel-Aviv, enclave laïque artistique et bohème doublée d’un quartier ouvrier plein de petites manufactures, d’ateliers de menuiserie et de synagogues minuscules.

Rue Frenkel, pendant une de ses visites, il désigne un mur sur lequel est inscrit en hébreu un mot unique : « hipsterim ».
 Ce n’est pas grand-chose, mais Sharett affirme à son auditoire captivé (une famille américaine venue de Floride) que ce terme offre à lui seul un bon aperçu des tendances de l’hébreu parlé et de la culture israélienne. Tout d’abord, explique-t-il, l’auteur du graffiti a pris un mot d’argot anglais (hipster, qui signifie « branché ») et l’a hébraïsé en y ajoutant la marque du pluriel « im ». Plus encore, il y a inséré la lettre ayin, ce qui est une façon de le « yiddishiser ». « Pourquoi ? Parce que le yiddish revient à la mode », affirme Sharett. En incorporer un peu dans l’hébreu est entré dans les habitudes des milieux branchés israéliens, une façon de rappeler que le passé s’inscrit dans notre univers, au même titre que les vêtements « vintage » ou les styles musicaux.
 Le yiddish n’est pas la seule langue étrangère à gagner du terrain dans l’hébreu parlé. Comme le souligne Sharett, les rues de Tel-Aviv (et les villes d’Israël en général) sont pleines de boutiques dont les noms et les enseignes sont en anglais. Il faut dire que, pour beaucoup d’Israéliens, l’anglais est « sympa et dans le vent », tandis que l’hébreu est « provincial et ennuyeux »…
 La municipalité de Tel-Aviv exige qu’au moins 50 % du texte des enseignes soit en hébreu, mais nul ne se soucie de cette règle. « Dire qu’on s’est tellement battu pour réintroduire l’hébreu comme langue parlée ! », déplore Sharett. S’ils voyaient les mots et expressions de cette langue mourante qu’est le yiddish revenir à la mode, et les enseignes de magasins en anglais prédominer dans la première ville d’Israël, ceux qui ont consacré leur vie à « réveiller » l’hébreu se retourneraient dans leur tombe…

Le langage de la Bible

 Dans les années 1920 et 1930, le Guedoud Meguinei Hassafa (le Régiment des défenseurs de la langue) patrouillait dans les rues d’Israël en criant à tue-tête : « Ivri, daber ivrit ! » (Juifs, parlez hébreu !) ; ils terrorisaient les yiddishisants en venant interrompre les représentations théâtrales et déchiraient les affiches rédigées en langues étrangères.

 Eliezer Ben Yehouda, à qui l’on doit l’hébreu moderne, exigeait que son bébé entende exclusivement de l’hébreu ; il était un jour entré dans une rage folle en surprenant sa femme Dvora en train de chanter une berceuse en russe (elle redoutait que son enfant soit muet en grandissant).
 S’il pouvait assister aux visites guidées de Sharett, Ben Yehouda déplorerait certainement l’intrusion de termes d’argot étrangers dans l’hébreu et estimerait que ceux-ci affaiblissent à la fois la langue et, par extension, la culture. Mais est-ce vraiment le cas ? Absolument pas, répond Ruvik Rosenthal, écrivain et  auteur d’ouvrages sur l’argot et les expressions de tous les jours.
Tandis que nous sirotons du café (qui se dit aussi « café » en hébreu, autre mot importé) dans son appartement envahi de livres, il explique que, déjà au temps du Talmud, les intellectuels juifs se plaignaient que l’hébreu (considéré comme « lashone hakodesh », « la langue sainte ») était pollué par les termes étrangers (à l’époque, l’envahisseur n’était ni le yiddish, ni l’anglais, mais le grec). « Mais ce qui a fait de l’hébreu une langue solide, c’est précisément sa souplesse », explique Rosenthal. « Il peut aisément adopter de nouveaux termes et les transformer en mots hébreux. »
Oved Daniel, avec son vocabulaire bien personnel, serait sans doute de son avis. Pourtant, Rosenthal pense que ce qui renforce l’hébreu n’est pas tant sa souplesse linguistique que ses caractéristiques culturelles.
 Tout d’abord, l’hébreu est la langue de la Bible, « le livre le plus important de la civilisation », explique Rosenthal. « Les Juifs ont survécu en tant que nation, culture et religion. Et langue et culture sont toujours liées. C’était déjà vrai à l’époque où l’hébreu n’était pas encore une langue vivante. » Pour lui, l’hébreu moderne est un produit du sionisme. « Le yiddish était la langue de l’exil, l’antithèse du sionisme, il ne pouvait donc pas être la langue des Juifs en Israël. »

L’arabe, langue « reine de l’argot hébreu »

 Rosenthal est convaincu que la renaissance de l’hébreu est un miracle : « C’est un phénomène unique. Qu’une toute petite langue puisse ainsi revenir et devenir vivante, on n’avait encore jamais vu un tel phénomène ! » s’exclame-t-il.

 Impressionné par cette « success story », il reconnaît toutefois que l’hébreu regorge désormais de termes importés, surtout dans la langue parlée. La moitié des expressions recensées par Rosenthal dans son livre sont arrivées de l’étranger. La principale raison de cet afflux est que l’argot n’est jamais lié à une idéologie.
Tout comme Sharett, Rosenthal estime que l’argot israélien peut être une porte d’entrée à la culture du pays : « On peut toujours essayer de protéger la langue, mais l’argot, lui, se place en dehors du système. Il est impossible de demander aux gens de ne pas le parler. »
 Si beaucoup d’Israéliens utilisent ainsi des termes venus d’ailleurs, c’est tout simplement parce que la culture du pays est très jeune. « On peut créer tous les nouveaux mots que l’on voudra, mais pour créer une culture, il faut du temps », explique Rosenthal.
 « Trois langues viennent influencer l’hébreu actuel : le yiddish, l’anglais et l’arabe », précise-t-il. L’équilibre entre les trois a évolué au fil du temps. Dans les années 1950, la moitié de l’argot d’Israël venait de l’arabe et 40 % du yiddish. Puis l’anglais a gagné en popularité, tandis que l’arabe conservait – contre toute attente, étant donné les tensions entre les deux peuples – une très grande influence.
 La langue arabe est « la reine de l’argot hébreu », affirme Rosenthal. Son influence date du mandat britannique, époque où les jeunes Juifs voulaient se démarquer du yiddish, la langue de leurs parents. L’arabe était alors apparu comme un choix naturel, d’une part, parce qu’il était présent dans leur environnement, d’autre part, parce qu’il était riche en images pittoresques et en insultes délicieusement choquantes.

Vous parlez l’Israélien ?

 Mais si les Israéliens ne se sont pas privés de piocher dans le vocabulaire arabe, ils ont investi ces emprunts d’un sens nouveau et propre à l’hébreu.

Ainsi, « Arse », terme qui qualifie un « plouc » dans le langage parlé en Israël, vient de l’arabe d’Egypte, pour lequel il signifiait « mac » (proxénète).
Parfois, l’hébreu mêle des termes arabes hébraïsés à des mots d’argot yiddish pour produire des inventions typiquement israéliennes comme « sabich ».
 Rosenthal évoque une récente publicité pour une compagnie d’assurances qui utilisait une expression incompréhensible pour les étudiants d’hébreu ou les élèves de yeshiva : « sahbak lo fraïer ». En arabe, « sahbak » signifie « ton ami », mais en hébreu, ce mot a pris le sens de « Bien à vous », ou « Votre serviteur ». On l’utilise aussi pour véhiculer l’idée de simplicité, d’absence de cérémonie, ou évoquer une hiérarchie plate où tout le monde est au même niveau.
 Quant à « fraïer », cela signifie « pigeon » en yiddish. C’est celui qui se fait toujours avoir, et tout Israélien qui se respecte est obnubilé par la hantise d’être qualifié ainsi. La publicité sous-entend donc que l’homme de la rue est intelligent et qu’on ne peut pas le rouler.
 Pour Rosenthal comme pour Sharett, l’influence de mots de ce genre sur l’hébreu ne nuit pas à la langue. C’est au contraire un processus naturel que connaissent toutes les langues.
Guilad Zuckermann, spécialiste de l’hébreu et professeur à l’université d’Adélaïde, en Australie, est encore plus catégorique. Dans un ouvrage très controversé intitulé « Yisraélite safa yaffa » (« l’Israélien est une belle langue »), il affirme que l’hébreu moderne est fondé sur le yiddish autant que sur l’hébreu biblique et que l’on devrait plutôt appeler cette langue « l’israélien ». Par ailleurs, il ne voit pas pourquoi cette langue ne devrait pas subir d’influences étrangères.

Texto = « misrone » ou « essèmesse »

 Selon Zuckermann, l’hébreu moderne est une langue « génétiquement modifiée et semi-fabriquée ». Au lieu d’être un « revenant yiddish » via l’argot, le « mameloshen » a toujours été présent dans l’hébreu moderne, et les hommes du Régiment des défenseurs de la langue auraient dû, selon lui, réfléchir à deux fois avant de réduire en confettis les affiches rédigées en yiddish.

 « Depuis quelque temps, le yiddish est plus accepté, car les gens se rendent compte que l’israélien n’est pas aussi pur qu’on le croyait », déclare-t-il. Il souligne par ailleurs que le yiddish (une langue d’origine germanique qui a reçu une influence considérable du russe et des autres langues slaves) a lui-même été façonné au départ par l’hébreu et l’araméen.
 Quant à l’hébreu biblique, il n’était pas pur lui non plus : il avait subi des influences grecques. Selon Zuckermann, ce sont les Israéliens (ceux qui parlent et communiquent aujourd’hui en hébreu) qui devraient avoir le dernier mot sur la façon dont leur langue doit se développer. « C’est à ceux dont l’hébreu est la langue maternelle de déterminer la nature de leur langue, et non à l’Académie de la langue hébraïque », insiste-t-il.
 Mais peut-être cette dernière ne partage-t-elle pas cet avis ? Après tout, c’est son rôle (l’Académie étant l’organisme qui a succédé au Comité de la langue de Ben Yehouda) d’ajouter des mots hébreux au dictionnaire officiel et de sauvegarder la langue.
« L’hébreu n’est pas différent des autres langues parlées qui ont également leur pendant écrit », affirme le professeur Steven E. Fassberg, membre de l’Académie et spécialiste du langage à l’Université hébraïque de Jérusalem.
 Le langage parlé, explique Fassberg, et les termes d’argot sont toujours en avance sur le langage écrit plus formel. Dans les autres pays occidentaux, personne ne se plaint de les voir « affaiblir » la langue. Le rôle de l’Académie n’est pas de faire la « police de la langue », mais d’aider le public à intégrer de nouveaux termes pour lesquels il n’existe pas de mots hébreux. Cela nécessite souvent la création de termes dans les diverses professions, en particulier en médecine et dans le monde de la technique.
L’Académie est également là pour répondre aux demandes du public concernant les nouveautés dans le vocabulaire général. Le public est appelé à voter sur les nouveaux mots, mais il est impossible de savoir à l’avance si ceux-ci seront ensuite acceptés dans la langue de tous les jours. Certains mots créés par l’Académie, comme « darkone » (passeport) ou « monite » (taxi) sont désormais employés par tous.
Le sort d’autres mots, plus nouveaux, comme « misrone » (texto) reste à déterminer, sachant que beaucoup d’Israéliens utilisent déjà le terme « essèmesse ».

Refabriquer l’héritage juif

 Fassberg reconnaît avec Sharett que les Israéliens sont moins gênés par les emprunts yiddish, en raison du regain d’intérêt qu’ils manifestent pour leurs racines et l’histoire juive. Sans parler des autres langues juives, comme le ladino ou le judéo-arabe, sur lesquelles on commence à se pencher aussi. Cet intérêt s’exprime à un niveau populaire, et non pas dans les seules tours d’ivoire des universités, affirme Sharett, de Streetwise Hebrew.

 Au début du sionisme, alors que tous les efforts étaient faits pour faire revivre l’hébreu, les premiers Israéliens avaient voulu oblitérer le passé et ouvrir un espace neuf pour l’Altneuland de Théodore Herzl. « Aujourd’hui, les Israéliens ont soif de leur histoire et cela s’exprime dans la langue qu’ils parlent », ajoute-t-il.
 En se refabriquant leur héritage, ils intègrent tout naturellement des mots étrangers à l’hébreu, signe que la langue et l’identité israélienne sont solides l’une comme l’autre.
 Pour Fassberg, on ne peut douter que l’hébreu est sorti victorieux de son long sommeil. Sans doute Ben Yehouda serait-il fier de voir la manière dont il s’est développé. Après tout, l’une de ses complaintes n’était-elle pas que « la femme doit perpétuer la littérature hébraïque ; elle seule peut apporter la chaleur, la douceur, la souplesse, la subtilité, la délicatesse et les nuances changeantes à cette langue hébraïque sèche et dure, vieille, morte et oubliée » ?
 Il semble que cette prière ait été entendue, me dis-je en passant avec Sharett dans une petite ruelle de Florentine où, sur un panneau métallique rouillé cloué sur une fenêtre privée de vitre, la poétesse Nitsan Mintz a imprimé au pochoir des vers dans une superbe calligraphie hébraïque :
J’ai retiré les tentacules d’entre les puits
Les pieuvres crient,
Elles crient, elles crient,
Ne crie pas, pieuvre,
Ne crie pas dans ma maison
Mintz a été surprise alors qu’elle imprimait ce poème, raconte Sharett. « Les policiers ont discuté pour savoir si écrire de la poésie sur les murs pouvait être qualifiée de vandalisme. Finalement, ils ont décidé que non. Je pense que ce jour-là, l’hébreu a gagné. »