L’après-élections : les Harédim sur les dents

Les partis ultraorthodoxes attendent leur heure.

P12 JFR 370 (photo credit: Marc Israël Sellem/The Jerusalem Post)
P12 JFR 370
(photo credit: Marc Israël Sellem/The Jerusalem Post)
Meïr Poroush ne rentre pas normalement dans son bureau de la Knesset : non, il se rue à l’intérieur, à la manière d’un coup de vent violent. Entre une séance parlementaire matinale dans l’hémicycle et une réunion du Judaïsme Unifié de la Torah (JUT) à 14 heures, ce député chevronné paraît très agacé de devoir consacrer sa demi-heure de pause à une interview.
Ce n’est pas tant de la colère qu’on peut lire sur son visage qu’un désintérêt profond, absolu. Si l’on se fie au langage corporel, parler aux médias doit être pour lui une nécessité fastidieuse, mais qui fait partie de son boulot. Du coup, notre conversation ne sera pas grand-chose d’autre qu’une énième redite de cette même interview qu’il a accordée un bon millier de fois en 17 ans de présence à la Knesset.
Non, les ultraorthodoxes ne craignent pas de voir le législateur approuver l’incorporation en masse des élèves des yeshivot. Oui, il est nécessaire que la synagogue et l’Etat marchent main dans la main dans un certain nombre de domaines, puisqu’il convient d’imposer un minimum de judaïsme traditionnel dans la sphère publique israélienne. Et puis, de quel droit vous autres, les laïcs, vous permettez-vous de nous dire ce que nous devons faire ? On ne peut pas dire que vous soyez un bastion de vertu, si ? Et pourtant, il s’avère que notre conversation sera un peu plus qu’une manifestation du dégoût que les médias inspirent à Poroush.
Le parlement des hérétiques 
Comme tous les Harédim qui siègent actuellement à la Knesset, Poroush affiche un mélange complexe de profonde inquiétude et de confiance mystique. En face, Yesh Atid et HaBayit HaYehoudi estiment qu’on leur a confié un mandat pour réécrire le contrat social entre l’Etat et ses citoyens harédim, et ils se sont attelés à leur tâche dès que les 19 petits nouveaux de Yesh Atid ont pris leurs fonctions à la Knesset. Sur le papier, au moins, ces deux partis ont le nombre (31 sièges à eux deux) et l’influence suffisante au sein du gouvernement pour amener de vrais changements dans les domaines du service militaire, de l’éducation et de l’emploi.
D’un autre côté, il ne fait aucun doute dans l’esprit de Poroush que le monde harédi est capable de surmonter toutes les difficultés que le gouvernement actuel (et même n’importe quel gouvernement) décidera de leur poser.
Pour lui, Lapid et ses collègues ne sont rien d’autre que ce que la littérature halakhique appelle « minim » (des assimilationnistes dont la haine pour la religion juive et pour les juifs pratiquants a contribué à la mise en place de décrets gouvernementaux hostiles aux juifs et à leurs traditions pendant des siècles). Un rabbin de Bné Brak a même employé les termes de « Knesset Haminim » (parlement des hérétiques).
« La haine qu’ils nous portent va faire long feu », affirme Poroush. « Ce phénomène n’est pas nouveau. Il y a dix ans, le père de Yaïr Lapid avait déjà remporté 15 sièges avec le parti Shinouï (changement), à peine moins que Yesh Atid aujourd’hui. A l’époque comme aujourd’hui, il s’était allié au parti national religieux et tout le monde avait dit : “Ah, maintenant, ils vont coincer les Harédim”. Mais ce n’était qu’une vague et elle est passée. Nous représentons une tradition vieille de 3 000 ans. C’est cela qui va gagner ! Nous avons survécu à tous les exils et nous survivrons aussi à celui-là. » 
« L’Etat a cessé de recevoir des ordres de vous ! » 
Il est encore trop tôt pour dire ce que l’actuelle Knesset prépare pour les partis harédim, ou pour le pays dans son ensemble, même si quatre mois se sont déjà écoulés depuis les élections. Le nouveau gouvernement n’est entré en fonction que le 18 mars, soit 5 jours avant la trêve de Pessah.
Les législateurs ne se sont remis au travail que le 22 avril, si bien que les députés harédim n’ont pas encore eu le temps de bien prendre le pouls de la nouvelle réalité et de forger une politique de parti adaptée.
En fait, les députés du Judaïsme Unifié de la Torah et du Shas n’ont pas grand-chose à dire aux journalistes sur leurs objectifs politiques ni sur l’action qu’ils vont engager dans l’opposition. Meïr Poroush, Itzhak Cohen (l’ancien viceministre des finances et député Shas) et d’autres ont réaffirmé leur engagement à continuer de servir leurs électeurs depuis les bancs de l’opposition, mais ils ne se sont guère étendus sur la façon dont leurs partis entendent combattre les réductions de budgets, la réforme de l’éducation et, surtout, le problème du service militaire pour tous, qui reste plus que jamais dans l’air.
A la Knesset, la première allocution de Yaïr Lapid en tant que ministre des Finances n’augurait rien de bon pour les relations entre les deux camps : Poroush et son collègue du JUT Moshé Gafni ne se sont pas privés de crier depuis leurs bancs pour le faire taire, et Lapid a répondu par une attaque enflammée contre les Harédim. « Je n’ai pas d’ordres à recevoir de vous », a-t-il dit à Gafni. « L’Etat a cessé de recevoir des ordres de vous ! ». 
Eduqués pour être pauvres ?
Ce sont les réformes réclamées dans le secteur de l’éducation qui agacent le plus Poroush. Cette tentative d’imposer un minimum de mathématiques, d’anglais et de sciences aux élèves du circuit orthodoxe, estime-t-il, est une violation fondamentale, non seulement de la démocratie que les Israéliens laïcs affirment avoir pour idéal absolu, mais aussi de l’accord explicite qu’a passé David Ben Gourion avec les dirigeants orthodoxes en 1948.
« Nos rabbins avaient accepté de ne pas s’opposer à la déclaration de l’Indépendance, à condition que tout parent ait le droit d’éduquer ses enfants selon ses convictions. Il n’était venu à l’esprit de personne, à l’époque, que si une famille ultraorthodoxe voulait élever ses enfants de la façon qui lui semble appropriée, l’Etat pourrait venir lui dire “Si c’est comme ça, vous n’aurez pas de subventions !”. C’est une violation majeure, majeure, de cet accord et des règles de démocratie les plus élémentaires. » On a beau lui faire remarquer que le système éducatif harédi forme ses élèves à devenir pauvres, et que ce sont les contribuables israéliens qui supportent la charge fiscale des allocations attribuées à cette catégorie de la population, il n’en démord pas : « C’est mon droit », répond-il. « De toute façon, dans vingt ans, nous serons en majorité dans le pays. A ce moment-là, que direz-vous si nous faisons passer une loi exigeant que tous les élèves prient trois fois par jour et étudient quotidiennement une page du Talmud ? Trouverez-vous cela démocratique, ou parlerez-vous de coercition religieuse ? Ceux qui me reprochent aujourd’hui de donner à mes enfants une éducation qui les conduit à la pauvreté seront les mêmes qui viendront me voir alors et me diront que forcer les enfants à prier trois fois par jour est antidémocratique ! Les demandes qui nous sont faites aujourd’hui sont contraires à nos croyances. » 
« Ne vous occupez pas de nos écoles » 
Mais quoi ? lui oppose-t-on. Quelles exigences de l’éducation vont à l’encontre de vos convictions ? Les mathématiques ? « Ce qui va à l’encontre de mes convictions, c’est qu’on me dise ce que je dois faire », répond-il, catégorique.
« Nos enfants étudient exactement de la façon que préconisaient nos rabbins il y a 100 ans. Le problème, c’est cette remise en question de notre droit absolu, inviolable, de prendre des décisions pour notre communauté sans interférences extérieures. Le Rebbe de Wiznitz a dit un jour que si les autorités civiles nous commandaient d’étudier le traité de Baba Kama alors que nous étions en train d’étudier celui de Baba Metzia, nous devions refuser. Elles ne doivent pas se mêler de nos affaires. Et puis, qui êtes-vous pour proférer des accusations contre les écoles ultraorthodoxes ? Vous voulez parler des sujets de fond ? Eh bien, parlons de délinquance ! Où y a-t-il le plus de violence ? Dans les yeshivot ou dans les établissements scolaires laïcs ? Ce sont ces derniers les plus violents, et de loin ! Alors comment peut-on avoir la houtzpa de demander à nos écoles de devenir comme les autres ? Je ne dis pas que, chez nous, tout est parfait, mais nous nous en sortons assurément beaucoup mieux que les écoles laïques. Je ferai donc une simple suggestion à M. Lapid et au reste de ces gens qui parlent de “réforme de l’éducation”: ne vous occupez pas de nos écoles ! » 
JUT et Shas, même combat ?
Difficile d’imaginer orateur plus différent de Poroush que son collègue du Shas, le député Itzhak Cohen. Là où Poroush se lance dans des diatribes furieuses et agressives, Cohen pose sur vous un regard profond où se mêlent douleur et désapprobation quand il évoque l’actuel gouvernement.
Au contraire du grand et imposant Poroush, qui n’hésite pas à affirmer haut et fort que le monde harédi est voué à une lutte existentielle contre l’Etat, Cohen est petit et s’exprime d’une voix douce. Là où Poroush parle sans vergogne en termes de « nous-et-eux », Cohen estime que ses électeurs et lui font partie intégrante de ce tissu qu’est la société israélienne.
Celle-ci a abandonné le public religieux parce que des politiciens laïcs n’ont pas su le comprendre.
Pour Cohen, il est naturel pour les deux partis harédim représentés à la Knesset de faire bloc, mais sur le papier, le Shas et le JUT n’ont guère de raisons de s’unir. Car, si les stéréotypes habituels des ultraorthodoxes (pas de service militaire, yeshiva à plein-temps et kollel jusqu’à l’âge adulte) s’appliquent à une majorité d’électeurs du JUT, ils ne représentent pas vraiment les convictions de cette classe de travailleurs, surtout séfarades, qui constitue la majorité de l’électorat du Shas. Il n’y a donc guère de raisons que le Shas fasse de l’exemption du service militaire ou des subventions aux yeshivot son principal cheval de bataille.
Cohen n’en affirme pas moins avec conviction que le Shas partage les inquiétudes du JUT. D’ailleurs, le rabbin Ovadia Yosef, leader spirituel du parti, a clairement énoncé que les deux mouvements avaient le même agenda politique. Et il n’y a pas la moindre ironie dans la voix de Cohen lorsqu’il défend l’utopie ultraorthodoxe d’une « société d’étudiants », même si une telle société n’a jamais existé.
La loi Tal, encore au coeur du débat 
Dans ce contexte, entendre Cohen affirmer que le plus gros handicap d’Israël réside aujourd’hui dans les territoires est d’autant plus significatif. Cohen estime en effet que les habitants des implantations coûtent bien plus cher à l’Etat que les Harédim en termes économiques, politiques et diplomatiques. Un point de vue qui ne plaira sans doute pas à tous les électeurs du Shas et qu’il n’avait pas encore exprimé par le passé. Toutefois, lorsqu’on ajoute ce genre de déclaration à l’engagement du Shas dans un bloc comprenant le JUT ashkénaze de Moshé Gafni qui, en février dernier, promettait de briser l’alliance Yesh Atid et HaBayit HaYehoudi, cette prise de position n’est pas à prendre à la légère.
Gafni aurait pu prouver encore plus tôt qu’il espérait l’opportunité de créer le chaos dans la coalition : le 30 avril dernier, par exemple, quand le Premier ministre qatari Hamad Bin Jassem al-Thani a déclaré que la Ligue arabe allait réactualiser sa proposition de paix de 2002 en ouvrant la porte à des échanges de territoires entre Israël et les Palestiniens.
Une proposition inacceptable, même comme base de négociations, pour HaBayit HaYehoudi, mais intéressante aux yeux de nombreux membres de Yesh Atid.
Des députés et des représentants de ces deux partis ont prétendu ne pas avoir eu le temps de se pencher sur la question, mais sachant qu’historiquement, certains rabbins harédim ont toujours soutenu l’idée de la paix contre les territoires, cette proposition aurait pu jouer un rôle clé dans la revanche des partis orthodoxes sur ceux qui les ont snobés.
La seule fois où l’on décèle de la colère dans le ton de Cohen, c’est lorsqu’il parle de Dorit Beinish, l’ancienne présidente de la Cour suprême, « cette extrémiste qui fourre son nez dans l’arène explosive qu’est le service militaire pour les Harédim ». La loi Tal, déclarée inconstitutionnelle par la Cour suprême et qui a expiré en août 2012, était selon lui la solution idéale pour traiter le principe du service national pour tous en Israël. Pour lui, il est clair qu’elle avait atteint son objectif d’amener les Harédim dans les circuits de Tsahal ou du service civil national et, de là, sur le marché du travail.
Une analyse partagée par Sar-Shalom Gerbi, directeur des programmes de service civil. Ces derniers, qui n’avaient séduit que 22 participants en 2008, en ont attiré plusieurs centaines en 2013. Un nombre certes encore insuffisant, reconnaît Gerbi, mais qui montre bien que l’on est sur la bonne voie.
Les croyants l’emportent toujours 
« Il faut comprendre qu’amener les Harédim à accomplir un service, quel qu’il soit, est un processus long et compliqué », explique-t-il. « Il existe des groupes culturels qui menacent les participants : certains ont vu leurs jeunes frères expulsés de yeshivot ou ne pas réussir à se marier dans le monde harédi à cause de l’anathème qu’on leur avait jeté : quand un garçon effectue un service national, c’est parfois toute sa famille qui en pâtit.
« Mais malgré tout, nous avons eu 5 283 volontaires depuis 2008. Ce n’est évidemment pas mon intention de m’impliquer dans ce débat politique, mais je dirais que le succès rencontré a été le résultat d’un travail conjoint avec les dirigeants harédim plutôt que de prises de bec avec eux. Et en fin de compte, c’est notre économie qui s’en trouvera renforcée.
Car on sait que 84 % des jeunes ayant accompli leur service national trouvent ensuite un emploi ou s’engagent dans des études universitaires. C’est un processus sain et positif, mais qu’il faut gérer avec délicatesse », affirme Gerbi.
Meïr Poroush s’appuie lourdement sur son bureau et regarde sa montre. La conversation a beaucoup tourné autour de Yaïr Lapid et, bien sûr, de son budget, pour lequel il a déclaré être « prêt à se battre ». Des paroles qui n’impressionnent guère le grand barbu. « Qu’est-ce que ça veut dire, se battre ? On ne vient pas avec des fusils, on ne poignarde pas les gens.
Il n’y a que les laïcs qui poignardent. Il n’y pas de meurtres dans nos communautés. Je veux dire qu’il peut y avoir un crime commis par un fou de temps en temps, mais cela reste très exceptionnel. Songez aux nouvelles que vous entendez à la radio : où y a-t-il des meurtres, chez les laïcs ou chez les Harédim ? Presque toujours chez les laïcs.
« La seule question à se poser, c’est qui va gagner cette bataille, et ce n’est pas vraiment une question. Nous l’emporterons.
Les croyants l’emportent toujours. Lapid veut faire la guerre ? Eh bien moi, je lui dis : “Très bien ! Déclenchez-la !” ».