Le sang sèche-t-il vite en entrant dans l’histoire ?

Certains survivants de la Shoah doivent continuer à se battre pour percevoir les indemnités auxquelles ils ont droit. Un parcours épuisant pour leurs maigres forces, alors que s’écoule le sablier

Shoah (photo credit: REUTERS)
Shoah
(photo credit: REUTERS)

 

«Ils font traîner les choses jusqu’à ce qu’il ne reste plus personne à indemniser. Je vous jure que c’est ce qui se passe. A ce train-là, ils n’auront pas à attendre trop longtemps », soupire Gidon Lieber, pilote à la retraite, lors de la réunion hebdomadaire des survivants de la Shoah, à Pardès Hanna, une petite ville tranquille au sud de Haïfa.

La question des retards de paiements, la bureaucratie parfois insurmontable, et les rapports troublants qui font état de plusieurs centaines de millions de dollars de fonds non alloués, gérés par la Claims Conference on Jewish Material Claims de New York (la conférence sur les revendications de biens juifs contre l’Allemagne) a soulevé un tollé au sein de ce groupe de personnes âgées.
La Shoah a pris fin en mai 1945, mais pour la plupart des survivants de la pire atrocité humaine au monde, la souffrance continue près de 70 ans plus tard.
Il reste peu de temps pour redresser l’injustice faite à tant de survivants. Beaucoup sont laissés sans moyens suffisants pour vivre. Chaque jour qui passe voit plus de 30 d’entre eux disparaître en Israël seulement – plus d’un toutes les heures en moyenne.
Comment, de tous les pays, une puissance financière régionale comme Israël peut-elle laisser tant de rescapés de la Shoah mourir dans la pauvreté ? Une question troublante qui n’a pas encore été dûment prise en compte par les pouvoirs en place, et ce, malgré les efforts de nombreuses organisations caritatives, même si, tardivement, certains progrès ont été réalisés.
« Je m’occupe seul de ma femme », déclare un homme âgé de 83 ans, qui préfère garder l’anonymat, apparemment soucieux d’éventuelles répercussions. « On ne m’a accordé que huit heures d’aide à domicile par semaine. Ce n’est rien quand on prend soin de quelqu’un 24 heures sur 24, 7 jours sur 7. Je vieillis moi aussi. »
85 ans : c’est aujourd’hui l’âge moyen des survivants de la Shoah, un âge où même ceux qui ont bénéficié d’une vie privilégiée voient leurs capacités physiques et mentales diminuer. Ceux qui ont traversé le calvaire de ces années noires ont souvent des problèmes de santé qui les empêchent de subvenir à leurs besoins dans leur vieillesse. Ceci explique pourquoi, en Israël, un tiers des survivants vivent à la limite ou en dessous du seuil de pauvreté.

Ils ont construit le pays

La majorité des participants à la réunion de Pardès Hanna sont en Israël depuis au moins 60 ans. Beaucoup sont arrivés directement des camps de concentration ou peu de temps après la création de l’Etat en mai 1948. Ils ont tourné la page, se sont mariés, ont eu des enfants, ont travaillé pendant toute leur vie d’adulte et touchent une pension, en plus des versements à titre de réparation attribuée aux victimes de la barbarie nazie. Ils ont, en général, un niveau de vie convenable. Ce n’est pas le cas de tout le monde, même ici dans cette communauté relativement aisée.

Ruth Lieberman est née au Kirghizistan en 1944. Elle fait partie de ces nombreux Juifs dont la famille a fui l’Europe de l’Est et continué vers l’est jusqu’à ce qu’ils trouvent un refuge. Son mari, Mikhail, de 12 ans son aîné, vient de la petite ville de Kurenets en Biélorussie. Il a seulement 10 ans quand sa famille est abattue, sous ses yeux, par les nazis dans le ghetto de Vilejka où, avec d’autres Juifs de la région, ils étaient enfermés depuis plus d’un an.
Fuyant la fusillade, il parvient à s’échapper. Il passera les deux années suivantes dans la forêt, à combattre aux côtés des partisans jusqu’à la fin de la guerre. Il découvrira alors que son frère aîné a lui aussi survécu au massacre. Ensemble, ils vont s’installer à Minsk. En 1958, il déménage pour la Pologne. Deux ans plus tard, il parvient à s’installer en Israël, où il fonde un foyer et devient cadre supérieur dans l’une des principales compagnies d’aviation militaires du pays.
« Ce sont des gens comme eux (comme ceux du club de Pardès Hanna) qui ont construit ce pays », explique Ruth. « Ils se sont battus dans la Hagana, ont monté des entreprises, travaillé la terre, pourvu aux besoins de leur famille. La plupart ici reçoivent une indemnité de compensation, mais certains se battent encore pour être payés. Une dame de Tunis est toujours en attente, après l’examen de son cas, alors qu’on lui a dit, il y a deux ans, qu’elle avait droit à des dédommagements. »
« En plus des délais et de toute la paperasserie », ajoute Gidon Lieber, « quand nous finissons enfin par percevoir une compensation, pourquoi l’assurance nationale est-elle déduite de nos paiements ? Et pourquoi recevons-nous un avis de paiement sous forme de bulletin de salaire du ministère des Finances ? Que se passe-t-il vraiment ici ? », demande-t-il.
Un pas dans la bonne direction

Beaucoup, parmi ceux arrivés après 1953, n’ont jusqu’à présent reçu que le strict minimum, soit une pension d’environ 1 800 shekels par mois, ce qui est loin de couvrir les dépenses courantes. Le gouvernement leur a, jusqu’à présent, dénié le droit à des indemnités au titre de victimes de la Shoah.

La réunion de Pardès Hanna coïncide avec l’annonce, par le ministre des finances Yaïr Lapid, de la création d’un fonds de plus de 300 millions de shekels, en soutien supplémentaire aux survivants de la Shoah. Celui-ci inclut désormais les personnes arrivées après octobre 1953, et celles qui étaient dans des « ghettos ouverts », auparavant exclues du bénéfice de ces allocations. Un vote unanime à la Knesset a approuvé, en février dernier, une décision parallèle d’étendre l’admissibilité, afin de permettre à 18 500 survivants supplémentaires de recevoir une subvention annuelle (1 350 dollars) au titre de victimes de la barbarie nazie.
« Corriger cette injustice représente un moment historique », déclarait Colette Avital, du Centre des organisations de survivants de la Shoah, en commentant cette annonce. « Les victimes ne sont pas à blâmer. Ce n’est pas leur faute s’ils n’ont pas pu arriver plus tôt en Israël ! Ils vont maintenant enfin percevoir les prestations auxquelles ils ont naturellement droit. »
Quelques mois plus tôt, Lapid, dont le père était lui-même un survivant, s’est montré plus déterminé que bon nombre de ses prédécesseurs pour essayer d’améliorer le sort des rescapés de la Shoah. A sa requête, l’allocation annuelle (environ 525 dollars), précédemment versée sous forme de coupons valables pour divers biens et services, va désormais être virée directement sur le compte bancaire des survivants, en espèces.
Lapid a également annoncé l’allocation de 35 millions de shekels supplémentaires pour leur traitement médical. Si cela constitue un pas dans la bonne direction, pour beaucoup, c’est encore insuffisant et surtout cela arrive trop tard. Le coût élevé des frais médicaux, allié à une augmentation significative du coût de la vie ces dernières années, grève fortement le budget de nombreuses victimes, âgées et fragiles. Ils ont de plus en plus de mal à faire face à la vie quotidienne avec leurs moyens limités, incapables de suivre le rythme des factures qui s’accumulent.

Avec moins de 3 000 shekels par mois

 Au-delà du traumatisme indélébile laissé par les atrocités vécues, qui marque encore bon nombre d’entre eux, la lutte constante pour dénicher quelques malheureux shekels supplémentaires pour leur permettre de joindre les deux bouts met en danger la santé déjà chancelante de ces personnes âgées.
Le député Likoud Haim Katz, président de la Commission du travail, de la protection sociale et de la santé à la Knesset, s’est exprimé récemment sur les efforts qui visent à améliorer le sort des survivants de la Shoah. Selon lui, les nouveaux versements compensatoires aux victimes de la barbarie nazie sont certes utiles, mais encore minimes et insuffisants. « Les survivants de l’Holocauste doivent être choyés et doivent recevoir tout ce qu’ils méritent, sans aucune parcimonie. »
Les plus gravement dans le besoin sont à coup sûr les immigrants de l’ex-Union soviétique, arrivés en Israël dans les années 1980 et 1990, auxquels, sous le régime communiste, on a dénié le droit à des réparations payées par l’Allemagne. Ils représentent une part importante des survivants au-dessous du seuil de pauvreté en Israël.
La Fondation d’aide aux victimes de la Shoah en Israël a récemment fait état de quelque 193 000 survivants demeurant actuellement dans le pays. Plus de 60 % d’entre eux se sont tournés vers la Fondation pour réclamer un coup de pouce. Difficile à croire que dans un pays au coût de la vie aussi élevé, plus des deux tiers des survivants tentent de s’en sortir avec moins de 3 000 shekels par mois.
Malgré leur pauvreté, la plupart d’entre eux ont encore leur fierté et trouvent humiliant de devoir aller quémander auprès de diverses organisations. Sans parler de la quantité effarante de papiers à remplir et des différents bureaux administratifs auxquels ils doivent se présenter.
« Ils nous traitent en ennemis », déclare une femme à la réunion de Pardès Hanna, à propos du Comité de santé. « C’est terrible. Beaucoup refusent de passer par là. J’ai tenu le coup et j’ai réussi à obtenir un peu plus, mais ça a été une véritable épreuve. »
« Il m’a fallu deux ans entre le dépôt de ma demande et le premier versement », ajoute une autre femme. « Ils m’ont payé à la fin, mais j’ai dû dépenser 11 000 shekels en frais d’avocat pour y arriver ! »

Un million de dollars pour les survivants ?

L’autre grief majeur évoqué par les survivants de Pardès Hanna n’est pas envers le gouvernement allemand, mais envers la Claims Conference de New York, entachée par le scandale.

En août 2013, le gouvernement allemand a accepté de payer un montant supplémentaire d’un milliard de dollars aux victimes de la Shoah, par le biais de versements étalés sur plusieurs années entre 2014 et 2017. L’argent devrait bénéficier à environ 56 000 personnes, dont un tiers vit en Israël. L’accord a été négocié par la Claims Conference.
L’organisation travaille depuis les années 1950 à obtenir les restitutions aux victimes. Elle est en première ligne pour forcer la récupération des actifs et la réalisation des paiements de l’Allemagne.
Ces dernières années, cependant, la Claims Conference a été en proie à de vives polémiques. Elle a fait la une des médias internationaux en 2012, suite à une fraude de 57 millions de dollars, impliquant pas moins de 28 de ses employés, dont trois ont été emprisonnés.
Selon The Jewish Chronicle, déjà en 2004, un certain vice-président exécutif percevait un salaire annuel de plus de 437 000 dollars. Par ailleurs, selon son dernier rapport financier annuel (2012), la Claims Conference posséderait quelque 967 millions de dollars en banque. Bien que ses comptes fassent apparaître qu’une partie ait déjà été allouée, cela laisse planer un nuage obscur sur la réputation de l’organisation.
Beaucoup estiment que cette énorme somme d’argent pourrait immédiatement soulager les souffrances de nombreux survivants, en Israël et dans le monde, avant qu’il ne soit trop tard.
Julius Berman, le président de la Claims Conference, a subi de nombreuses critiques, en particulier dans un article accablant paru en mai 2013 dans The Forward, qui prétend avoir été mis en garde contre de possibles fraudes au sein de l’organisation quelque dix ans plus tôt. Malgré la fraude avérée et la condamnation de certains de ses employés, Berman rejette les allégations portées contre lui, et qualifie ces accusations de « tissu de mensonges et de distorsions ».
Sa réélection à la tête de la Claims Conference, l’été dernier, montre toutefois la confiance qui lui est accordée d’être à même de stabiliser le navire. Une élection controversée toutefois, puisque certains ont préféré démissionner en signe de protestation.
Laissant de côté les arguments et contre-arguments sur qui a raison et qui a tort dans l’affaire de la Claims Conference, la dure réalité sur le terrain montre que, parmi les survivants de l’inhumanité la plus atroce qui se puisse imaginer, infligée à l’homme par l’homme, nombreux n’ont toujours pas les moyens suffisants pour vivre dignement les quelques années qui leur restent.
Une vieille dame frêle se glisse, après la réunion de Pardès Hanna, pour déclarer simplement, en hébreu : « Je n’ai plus la force. Je me suis épuisée depuis des lustres. »  

Paul Alster est un journaliste qui habite Israël. On peut le suivre sur Twitter@paul_alster ou visiter son site www.paulalster.com