De bons voisins

Si on met de côté les extrémistes musulmans de Londres, les efforts de coexistence entre juifs et musulmans semblent porter leurs fruits

P18 JFR 370 (photo credit: Olivia Harris/Reuters)
P18 JFR 370
(photo credit: Olivia Harris/Reuters)

A première vue,une réunion au centre musulman du nord de Londres, à Stamford Hill, ne présenterien qui sorte de l’ordinaire. Pourtant, il faut dire que la communauté a étésecouée par une série d’attaques antimusulmanes, après l’assassinat de LeeRigby, un soldat britannique qui n’était pas en service, à Woolwich, au sud deLondres, le 22 mai dernier. Et le 5 juin, une mosquée et un centrecommunautaire situés dans le quartier de Muswell Hill, à Londres également, àmoins de 10 kilomètres de Stamford Hill, ont été lourdement endommagés par unincendie criminel. Suite à ces événements, les communautés musulmanes à traversle pays se sont réunies pour exprimer leurs craintes, prendre des mesures desécurité, et protéger leurs mosquées et leurs maisons.

Mais à y regarder de plus près, ce rassemblement révèle une juxtaposition peucommune : Stamford Hill se trouve être l’un des principaux quartiers juifsultraorthodoxes de Londres, et juifs et musulmans y vivent côte à côte.
Lors de cette réunion au centre musulman du nord de Londres, on a pu voirfemmes voilées musulmanes et hommes vêtus de longues djellabas discuter avecdes juifs ultraorthodoxes – parmi lesquels figurent des conseillers municipauxjuifs et musulmans et des militants locaux – de la montée de l’extrême-droiteen Angleterre et de la menace représentée pour les deux communautés par desgroupes d’extrême-droite comme la Ligue de défense anglaise.
De fait, les Shomrim (les gardiens en hébreu), le groupe de sécurité ultraorthodoxe,ont proposé d’inclure les sites musulmans sur leurs itinéraires de patrouille,et de former la communauté musulmane aux procédures de sécurité et de sûreté.
Voisins, collègues et amis 

Cette information a fait la une des médias juifs àtravers le monde. Et pour Abraham Jacobson, un résident harédi de Stamford Hilldepuis plus de deux décennies, il était temps que les médias rectifient le tir.

« Les gros titres sur l’animosité entre juifs et musulmans peuvent faire vendreles journaux, mais ces histoires ne reflètent pas la réalité sur le terrain,que ce soit à Londres ou ailleurs en Angleterre », souligne Jacobson,conseiller municipal pour les libéraux démocrates, dans le district de Hackney.
Au contraire, explique-t-il, la plupart des juifs et des musulmans enGrande-Bretagne travaillent ensemble depuis des décennies sur une foule dequestions politiques, comme la circoncision, l’abattage rituel (shehita pourles juifs, halal pour les musulmans) et les autopsies. Il affirme que lui et safamille ont plus de choses en commun avec leurs voisins musulmans, à StamfordHill, qu’avec un grand nombre d’Anglo-Saxons blancs britanniques au seindesquels il a grandi.
« J’ai vécu à Gateshead [une enclave ultraorthodoxe de premier plan dans lenord de l’Angleterre]. Là, on sent vraiment la menace de l’extrême-droite. Lesgens n’ont pas peur de balancer des insultes comme “sale juif”, parfoisaccompagnées de répugnants crachats par terre, juste à côté de vous. Ils nepeuvent pas vous cracher directement à la figure, car ils se rendraientcoupables d’une agression, mais cracher par terre n’est pas un crime »,poursuit Jacobson.
« En revanche, ici à Londres, nous côtoyons nos voisins musulmans depuis desdécennies, sans friction ni tension. Je suis arrivé à Stamford Hill en 1990, etnous n’avons jamais cherché à servir d’exemple aux autres communautés. Noussommes tout simplement voisins, collègues de travail et amis, solidaires lesuns des autres. Aussi, lorsque des groupes d’extrême-droite s’attaquent à la communautémusulmane ici-même, nous savons parfaitement que nous pourrions bien être lesprochains sur la liste à leur servir de cibles », continue Jacobson.
Un seul « côté » 

Une promenade le long de Cazenove Road, une avenue centralequi traverse le quartier et abrite environ 20 000 juifs ultraorthodoxes et 30000 musulmans, illustre ses propos.

La rue est une artère très animée, où de jeunes Satmar avec leurs longsmanteaux et leurs papillotes tentent d’éviter de frôler les jeunes musulmanesdans leurs hijabs. Debout à un coin de rue, deux femmes – l’une orthodoxe,l’autre musulmane – bavardent poliment en attendant que le feu passe au rouge.
Munaf Zeena, le directeur du Centre musulman du nord de Londres, situédirectement en face de l’école primaire juive Marks Simon, attribue l’harmoniede la communauté à une kyrielle de programmes qui s’adressent à des centainesde personnes par semaine, musulmans et non-musulmans confondus.
Notre rencontre a eu lieu un jeudi matin, début juillet, aussi le bâtiment était-ilrelativement calme. Mais Zeena et Jacobson affirment tous deux que la salle debibliothèque et de loisirs sera pleine en milieu d’après-midi, avec desadolescents qui viennent jouer au billard et au ping-pong, faire leurs devoirsou encadrer des élèves plus jeunes, dans le cadre du programme de tutorat ducentre.
Jacobson assure des heures de bureau régulières au centre et souligne que leshabitants orthodoxes n’hésitent pas à lui rendre visite sur place.
« Je dirais que trois domaines contribuent à la réussite de cette communauté :l’éducation, le bon voisinage et l’esprit d’ouverture qui prévaut », expliqueZeena. « Tout d’abord, nous sommes voisins – nous vivons ensemble, faisons noscourses dans les mêmes magasins, nos enfants jouent dehors sur les mêmesterrains de jeux. Deuxièmement, l’éducation et l’ouverture d’esprit ont un rôleimportant. Même si nous voyons le monde différemment, nous sommes capablesd’engager le dialogue. En ouvrant le centre à tous les habitants, nous prouvonsque nous faisons partie de la communauté. Et quand il y a eu des attaquescriminelles, nous avons tous collaboré avec la police pour traquer lesassaillants. Je suis heureux de dire que, dans la plupart des cas, lesagresseurs venaient tous de l’extérieur de la communauté. Je ne veux même pasdire que les “deux côtés” travaillent ensemble sur cette question, parce que,comme l’a dit Abraham, une attaque contre notre communauté est une attaquecontre nous tous. De sorte qu’il n’y a qu’un seul “côté” ici. » 

Une intégrationréussie 

Selon le directeur des programmes, Mohammed Amejee, l’institution a étéconçue à l’image des centres communautaires juifs, dans le but ultime defournir une « approche globale » aux familles.

« Partout où ils vivent, les juifs orthodoxes ont mis en place des servicespour répondre aux besoins de leurs communautés – la nourriture casher, lerespect de modestie pour les hommes et les femmes, etc. D’autres centres nonorthodoxes accueillent des festivals de films juifs, les programmes pour lesfêtes etc.
Ainsi, M. Zeena et d’autres ont repris ce modèle et cela fonctionne pourl’ensemble de la communauté », explique Amejee.
Les efforts de coexistence de Stamford Hill sont imités à Londres et à traversla Grande-Bretagne. Il existe des groupes actifs juifs et musulmans àManchester, Bristol et ailleurs, ainsi que dans plusieurs universités à traversle pays, dont beaucoup vantent la participation de voix éminentes descommunautés religieuses juives et musulmanes.
Les militants associatifs musulmans et les autorités religieuses attribuent lesuccès de ces efforts à deux points principaux : l’intégration réussie desmusulmans au sein de la société britannique, alliée à leur effort particulierpour condamner le terrorisme et se distancer, avec leurs communautés, des imamset des prédicateurs extrémistes.
Expliquer Mahomet au monde 

« Je suis né au Pakistan, mais j’ai émigré enAngleterre en 1975 pour servir la communauté musulmane ahmadi ici », raconteNaseem Ahmed Bajwa, imam senior à la mosquée Baitul Futuh à Morden, au sud deLondres. « En ce temps-là, l’islam n’était jamais mentionné dans les médias oudans les journaux, ni n’importe où, en fait. Les gens ne voulaient pas parlerde religion du tout. C’est loin d’être vrai aujourd’hui. Au contraire, les gensveulent parler de l’islam, ils s’y intéressent de plus en plus et cherchent àcomprendre ce que c’est. J’ai le regret de le dire, mais c’est parce quel’islam a eu très mauvaise presse ces dernières années, en raison d’attaquesvéritablement anti-islamiques envers des personnes innocentes. » Depuis lors,Bajwa souligne que sa mosquée – dont la devise « Amour pour tous, haine pourpersonne » orne toute la façade du bâtiment principal, clairement visible à lacirculation automobile – s’est développée pour devenir la plus importanted’Europe occidentale, dotée d’immenses salles de prière pour hommes et femmes,qui peuvent accueillir jusqu’à 10 000 fidèles. Le complexe fonctionne égalementcomme centre d’éducation à l’islam et à la paix.

« Nous avons une journée spéciale, appelée Journée des fondateurs religieux »,note Bajwa. « Une fois par an, nous invitons les dirigeants de toutes lesreligions à venir présenter leur religion dans notre mosquée pour en fairepartager les enseignements. Plusieurs rabbins sont venus parler du judaïsme, etils m’ont rendu la pareille en m’invitant à leur tour à m’exprimer dans leurssynagogues. Que cela passe pour un fait remarquable est une véritable tragédie.Le prophète Mahomet était très clair quand il a déclaré : « Tous les hommessont les enfants de Dieu ».
Quand on lui objecte que, bien que l’islam soit source de richesse spirituellepour bon nombre à travers le monde, les musulmans sont aussi souvent lesauteurs d’actes de haine et de violence formidables, il répond : « Oui, vousavez parfaitement raison, mais le prophète Mahomet l’avait prédit. Nous pouvonscependant choisir d’être ceux qui échapperont au brasier. Selon les paroles duProphète, toute personne qui prend l’épée ne sera pas seulement battue, ellesera humiliée. Nous devons montrer au monde la beauté de l’islam et du prophèteMahomet pour essayer de gagner les cœurs. C’est la seule façon d’avancer »,explique l’imam.
La montée de l’islamisme 

Les leaders musulmans laïcs reconnaissent également lefait que Londres a acquis la réputation d’être un paradis pour les prédicateursislamistes radicaux, ces deux dernières décennies. Pour autant, comme Bajwa,ils affirment que les extrémistes ont une audience minimale parmi la communautémusulmane locale.

Plusieurs facteurs ont contribué à la montée de l’islamisme radical à Londres :le ralentissement économique de l’Angleterre à la fin des années 1990 et audébut des années 2000, et le soutien financier aux mosquées locales par desrégimes radicaux comme l’Arabie Saoudite. Les jeunes musulmans ont étéendoctrinés dans les centres musulmans comme les mosquées de Finsbury Park,East London et Regent’s Park, en plus de différents clubs de jeunes à traversle pays.
Les responsables laïcs musulmans expliquent à présent que leurs communautés ontentrepris une période d’introspection et d’évaluation de l’islam enGrande-Bretagne et de leur avenir dans le pays.
« Quand l’économie est en déclin et que de nombreux jeunes – blancs et decouleur – rencontrent des difficultés à trouver du travail, c’est le terreauidéal pour l’implantation des islamistes. Ces derniers peuvent mettre legrappin sur un jeune dans une mauvaise passe et leurs messages utopiques etviolents vont alors trouver écho », explique Fiyaz Mughal, le fondateur du sitede dialogue en ligne, Faith Matters (questions de foi). « Oui, il existe uncertain fanatisme antimusulman en Angleterre, et c’est un problème auquel nousdevons faire face. Nous devons prendre la responsabilité de nos proprescommunautés et insister pour devenir des citoyens productifs de notre société», affirme Mughal.
Pour illustrer cela, il soulève un incident récent qui s’est déroulé à lamosquée de Finsbury Park. Depuis que l’ancien chef de la mosquée, Omar BakriMohammed, a été emprisonné en 2005 pour avoir récolté des fonds pour al-Qaïda,Mughal affirme que les administrateurs du lieu ont tout fait pour blanchirl’image de la mosquée et en extirper les éléments extrémistes. Des efforts quisemblent avoir porté leurs fruits puisqu’en juin, la mosquée a tenu une journéeportes ouvertes pour les musulmans locaux et les non-musulmans, invités àvisiter le complexe, rencontrer les membres du clergé et en apprendre davantagesur l’islam.
Indiens et Pakistanais Tous les musulmans interviewés pour cet articlereconnaissent que le conflit israélo-palestinien pose un défi permanent audialogue intercommunautaire. Mais les militants associatifs déclarent cependantque le respect mutuel et les directives pour le dialogue qu’ils ont mis enplace au fil des ans, ont permis de maintenir des liens, même aux heures lesplus sombres.
Cela se traduit par la volonté expresse de se concentrer principalement sur lesquestions locales, qui préoccupent les deux communautés, et d’éviter toutediscussion politique sur le Moyen-Orient. Et plusieurs groupes, dont le Forumjudéo-musulman de la région de Manchester et le groupe Faith Matters londonien,ont même organisé des voyages d’étude conjoints en Israël et dans lesTerritoires palestiniens. Mais, selon leurs dirigeants, il a fallu des annéespour établir des relations de confiance et pouvoir relever ce défi.
Ce climat est favorisé en partie par le fait que la quasi-totalité des 2,9millions de musulmans de Grande-Bretagne sont d’origine indienne etpakistanaise, et que seuls 100 000 musulmans environ viennent de pays arabes.Ceci est important pour deux raisons. D’abord, même si les musulmans du mondeentier se sentent naturellement liés les uns les autres, indépendamment de leurorigine ethnique, la Grande-Bretagne est éloignée du monde arabe : une distancequi permet aux musulmans britanniques de minimiser leur colère sur les sujetsqui fâchent. Ensuite, l’islam sur le sous-continent a été fortement influencépar la pensée soufie, la tradition mystique de l’islam, qui met l’accent sur lacroissance spirituelle aux côtés de la pratique religieuse.
Finalement, Jacobson affirme que le succès des relations entre juifs etmusulmans en Grande-Bretagne n’est pas aussi complexe qu’on pourrait le penser.Il offre, selon lui, beaucoup moins d’intérêt que les théories qui tournentautour de la théologie ou de la sociologie. Au bout du compte, note-t-il, il nes’agit guère que de vivre ensemble, de vaquer à ses occupations quotidiennes etd’essayer de former une vraie communauté solide.
« Nous sommes tous voisins ici. Je ne me soucie pas de savoir si le gars d’àcôté est juif, musulman ou autre. Je veux juste que Stamford Hill soit unendroit accueillant où tout le monde se respecte. Evidemment, rien n’estparfait, mais je pense que nous nous en sortons plutôt bien », conclutJacobson.