«Allez voir cette exposition », lance l’ambassadeur de France en Israël, Patrick Maisonnave dès l’ouverture du colloque. Une invitation claire, pressante, presque impérative, qui ne manque pas de développer un enthousiasme contagieux. Son Excellence rappelle également que « cette Affaire a profondément meurtri la France, et aussi posé des questions sur l’identité des Juifs dans un contexte d’explosion de l’antisémitisme en France ; avec une influence sur notre conscience politique, une leçon qui nous interpelle aujourd’hui encore, car l’Affaire a démontré que les institutions nationales nous protègent mal contre l’injustice ». Aujourd’hui, il appelle à « exercer notre vigilance contre la bête immonde ».C’est la première fois qu’un événement de cette envergure, proposant une exposition et un congrès, est organisé en Israël. Le colloque, organisé au sein de la prestigieuse université de Tel-Aviv dans la faculté des Sciences humaines Lester et Sally Entin, rassemblait des professeurs israéliens, spécialistes de littérature, de théâtre et d’Histoire. Le Département d’études françaises (UTA) et le Centre de recherche Kantor sur le judaïsme européen contemporain (UTA), en association avec l’UFR de littérature française et comparée (Sorbonne Paris IV), ont collaboré à la préparation de ce colloque international orchestré par la Professeure Michèle Bokobza Kahan, directrice du Département d’études françaises de l’université de Tel-Aviv.Il a été aussi marqué par la présence significative d’universitaires français, comme les Pr Didier Alexandre ou Michel Jarrety, Pierre Glaudes ou Romuald Foukoua, de la Sorbonne Paris IV, qui ont fait le voyage en Israël pour apporter leurs éclairages sur ce procès qui a remué la France. La conférence a abordé les thèmes phares de l’Affaire Dreyfus, notamment l’émancipation des Juifs, l’antisémitisme, le sionisme, et s’est également articulée autour de la culture politique et de la littérature, avant d’exposer les leçons à retenir. De nombreuses personnalités israéliennes étaient présentes, ainsi qu’une classe du lycée franco-israélien Raymond Leven Mikvé Israël, venue assister à un cours d’Histoire bien particulier. Une affaire d’engagésL’Affaire Dreyfus a divisé la société française, et a été à l’origine de prises de position courageuses. Cette affaire d’injustice a fait couler beaucoup d’encre, notamment celle du romancier Emile Zola. Sa plume engagée a su faire rentrer une histoire d’antisémitisme dans la grande Histoire. Alors que le capitaine Alfred Dreyfus, Juif alsacien, est accusé d’espionnage en 1894 et condamné à l’unanimité par les sept juges du tribunal militaire à la dégradation et à la déportation sur l’île du Diable, le véritable coupable, le commandant Walsin Esterházy, est acquitté à la suite d’un délibéré bâclé. Cette injustice profonde, qui condamne un innocent et disculpe un coupable, poussera Zola à écrire son pamphlet « J’accuse… ! » dans le journal L’Aurore, dont il fait la Une le 13 janvier 1898. Le romancier devient le chef de file des dreyfusards.Pour le Pr Shimon Yankielowicz, ancien recteur de l’université de Tel-Aviv, présent au colloque : « Zola, avec son “J’accuse… !”, a payé un lourd tribut. Aujourd’hui ce titre est devenu une expression qui symbolise la position d’un individu qui se dresse contre la majorité ». L’auteur des Rougon-Macquart est en effet condamné à l’époque à la peine maximale : un an de prison et 3 000 francs d’amende. La première condamnation de l’écrivain critique déclenche une prise de conscience au sein de la France républicaine, et donne une dimension sociale et politique à l’Affaire Dreyfus. Le sénateur Ludovic Trarieux et le juriste Paul Viollet se lancent à leur tour dans la création de la Ligue pour la défense des droits de l’Homme.Lors du pourvoi en cassation, le romancier quitte la France pour l’Angleterre avant la fin du procès. Une décision judicieuse, puisqu’il est de nouveau condamné. Emile Zola incarne très rapidement la personnification du dreyfusisme, et fait l’objet dès 1898, d’une avalanche de caricatures, de papiers satiriques, et d’insultes. Ernest Judet, alors rédacteur en chef du Petit Journal, lance une campagne diabolique contre l’auteur, l’attaquant sur le plan personnel dans le but d’entacher l’honnêteté de son père François Zola, alors que celui-ci était engagé dans la Légion étrangère. Son exil à Londres le meurtrit, et il confie dans l’article Justice, paru dans L’Aurore du 5 juin 1899 : « Ce fut le plus cruel sacrifice qu’on eût exigé de moi ». Pour autant, Emile Zola n’a jamais regretté son engagement.Le romancier français n’est pas le seul à réagir face à l’injustice du verdict. Theodor Herzl, assez éloigné du judaïsme, va faire face à une prise de conscience violente. L’ancien recteur de l’université de Tel-Aviv explique que « l’Affaire a développé le sionisme contemporain par Herzl, qui l’a couverte alors en tant que journaliste », à l’époque correspondant à Paris du journal Die Neue Freie Presse. « Elle a également développé la pensée critique d’Herzl et mis en lumière l’échec de l’émancipation des Juifs à l’époque : une émancipation obtenue par la loi ne peut être automatiquement une émancipation sociale », décrypte l’expert.Pour la Pr Dina Porat, de l’université de Tel-Aviv, l’Affaire Dreyfus constitue l’amorçage de l’écriture de sa thèse L’Etat juif (Der Judenstaat), prônant la construction d’un « abri permanent pour le peuple juif ». La sentence injuste d’un capitaine, parce qu’il est juif, aurait révélé les souffrances qui le hantaient sur l’antisémitisme, et l’aurait poussé à s’investir dans une réflexion plus approfondie. Mais l’universitaire israélienne brise le mythe d’un Herzl écrivant son ouvrage en revenant du procès Dreyfus, puisque cette scène n’apparaît nulle part dans son journal, dans lequel il inscrivait pourtant tout. L’Affaire Dreyfus aurait eu une influence a posteriori sur la conscience du fondateur du mouvement sioniste, et constituerait le point d’ancrage de son combat pour un Etat juif autonome. Deux familles liées à jamaisLa présence déterminante des arrière-petites-filles du capitaine juif et de l’écrivain français a marqué le colloque du 11 mars. Quatre générations se sont succédé pour porter cette Affaire, mais la réunion entre les deux descendantes n’avait rien de terni par le temps.Yaël Perl Ruiz, arrière-petite-fille d’Alfred Dreyfus, dont les boucles brunes et les grandes lunettes couvraient difficilement l’émotion, a tenu à souligner : « Il était très important pour moi d’honorer la mémoire de mon arrière-grand-père Dreyfus en Israël, au sein de ce magnifique campus ». Et elle rappelle ce que Zola pensait du sionisme : « Il serait difficile de réunir dans un même Etat des personnes venant de pays et de cultures différents », sous les sourires amusés des Israéliens venus remplir la salle. Martine Le Blond-Zola, arrière-petite-fille de l’écrivain, a expliqué que Zola voulait écrire un livre sur le sionisme, et qu’il a surtout lutté pour « défendre un homme face à une injustice sans nom, et la France face à la pire défaillance morale ». Elle n’a pas manqué de rendre hommage à Yaël Perl Ruiz, à qui elle s’est identifiée à travers un lapsus aussi troublant que touchant, la présentant comme arrière-petite-fille d’Emile Zola, avant de se corriger, ajoutant : « Je voudrais te dire, Yaël, l’affection que je te porte et l’admiration que j’ai pour ton aïeul ». Le Blond-Zola, également vice-présidente de l’association « Maison-Zola – Musée Dreyfus », a évoqué son projet de créer un musée Dreyfus dans l’enceinte de la propriété Zola. Un musée « fidèle au message de l’auteur de “J’accuse… !”, contre l’antisémitisme et pour la Justice ». L’engagement semble être inscrit dans la lignée Zola.Charles Dreyfus, petit-fils du capitaine, a de son côté abordé de façon bouleversante la douleur de son grand-père sur l’île du Diable, et la « pudeur de ses souffrances » lorsqu’il est revenu de ses quatre années de torture.Les Dreyfus dans l’intimitéCette rencontre s’inscrivait dans le prolongement de l’exposition « Dreyfus, histoire d’une famille juive française », au musée de la Diaspora (Beit Hatfoutsot) situé sur le campus, qui ouvrait ses portes le même jour. Des uniformes militaires ainsi que des coupures de presse originales et des caricatures de l’époque montrent à quel point l’Affaire Dreyfus a défrayé la chronique, opposé les Français, et fait exploser l’antisémitisme. Un film sur l’identité juive dans la France d’aujourd’hui, réalisé spécialement pour cette exposition, est proposé.Mais au-delà de l’aspect politique et social, l’exposition offre de découvrir le capitaine dans son intimité familiale. L’ambassadeur de France, Patrick Maisonnave, avait prévenu le public, décrivant l’exposition comme « passionnante, sur un angle assez mal traité jusqu’à présent : le rôle des proches du capitaine Dreyfus ». On pénètre dans un domaine très peu connu de cette Affaire : les aspects de la vie personnelle d’Alfred. Grâce à des objets issus de la collection privée de la famille Dreyfus, prêtés par le Musée d’art et d’histoire du judaïsme à Paris et par Yaël Perl Ruiz elle-même, présentés pour la première fois en Israël. Grâce également à des lettres manuscrites singulièrement frappées de l’écriture élégante de Dreyfus. L’une d’entre elles est adressée au président de la République, auquel il demande que Justice soit rendue. Une Justice française en laquelle il croyait farouchement.Mais c’est surtout la profondeur de la relation qu’il entretenait avec sa femme Lucie qui ressort de la galerie. « L’une des particularités de l’exposition est qu’elle exprime l’aspect personnel de Dreyfus, notamment le lien avec son épouse, montrant qu’elle a touché avant tout des êtres humains », affirme l’ancien recteur de l’université de Tel-Aviv, Shimon Yankielowicz. Et pour cause. Alfred et Lucie, mariés en 1890, n’ont eu que quatre années de répit avant que l’Affaire n’ébranle leurs vies. Alors qu’il avait déjà deux enfants en bas âge, Dreyfus a été envoyé sur l’île du Diable, et Lucie prise à partie, est devenue l’objet de pressions et de menaces de la part d’officiers de l’armée française.La correspondance abondante entre les deux époux rend état d’une souffrance profonde et d’un amour intense. Les lettres, lues et enregistrées sur bande audio, résonnent en hébreu dans toute la salle d’exposition, offrant au public l’intimité épistolaire et le lien fusionnel du couple. On y découvre un Alfred Dreyfus sensible et passionné, bien loin de l’image froide d’un capitaine enfermé dans le carcan militaire. Les mots tendres de Lucie, âgée de seulement 25 ans lorsque son mari est arrêté, et qui désirait alors aller le rejoindre sur l’île du Diable tant il lui manquait, mettent en avant la dévotion de sa femme. Les écrits de Mathieu Dreyfus, le frère d’Alfred, montrent également le soutien indéfectible qu’il lui portait. Il constituera, avec Lucie, la source d’espoir et le « roc » du prisonnier, défendant son honneur jusqu’à la révision de son procès en 1898.Cette exposition remarquable frappe les esprits, bouscule les âmes, et fait jaillir les aspects les plus sombres de la société française, qui a failli à son devoir de Justice. Mais surtout, elle rappelle qu’un homme, juif, a pu survivre à son calvaire grâce au soutien et à l’amour de sa famille. © Jerusalem Post Edition Française – Reproduction interdite