Mozes, uncinéaste, au terme de sa carrière tourmentée, se rend à Saint-Jacques-de-Compostelle, en Espagne, pour assister à la « Rétrospective » de ses films,accompagné de son actrice fétiche, la mystérieuse Ruth, dont la troublantebeauté est loin d’être fanée. Confronté à son oeuvre, onirique et surréaliste,le cinéaste est plongé en spectateur dans les abysses de sa jeunesse envolée,dont la pellicule a conservé la trace, l’invitant à un face-à-face aveclui-même.
Dans ces quelques films et leurs intrigues absurdes, qui mettent en scène leshumiliations des personnages successifs incarnés par Ruth, l’implacable logiqueva jusqu’à rendre l’absurde spectaculaire, pour conclure que « Dieu lui-mêmeprête sa main à l’absurde ». La mémoire du cinéaste se conjugue avec celle del’actrice, pour restaurer, de ces images du passé, la réalité des épisodes deleurs vies et ressusciter amours contrariées, fantasmes refoulés et conflitsartistiques. Ce retour en arrière plonge le cinéaste dans la perplexité. « J’aide plus en plus de mal à comprendre ce que j’ai créé et pourquoi », avoue-t-il,non sans humour en visionnant son oeuvre, dans laquelle les organisateurs decette rétrospective, s’obstinent à voir une inspiration religieuse, au granddam de cet amoureux du 7e art.
Rétrospectives de l’intime et de l’oeuvre en miroir
Mozes, lui-même tourmentépar sa propre fin, est obsédé par un de ses films amputé de sa fin, qui n’offreaucune catharsis aux suspens de l’intrigue. Et le roman d’enchaîner les énigmes: pourquoi cette rétrospective ne se penche-telle que sur ses oeuvres dejeunesse, jusqu’à sa rupture avec Trigano, son scénariste de l’époque,péremptoire et fumeux ? Et quelle est la main mystérieuse qui a glissé cetableau singulier, intitulé « La Charité Romaine », dans sa chambre d’hôtel ?Ce tableau représente une jeune femme, qui dans un élan de compassion, donne àtéter son sein ivoirin à un vieillard qui n’est autre que son père. Scène quidépeint avec une justesse stupéfiante, la scène supprimée de son film, objet dela discorde qui a signé la fin de la collaboration entre le scénariste et lecinéaste, le maître et l’élève.
Mais ne serait-ce pas Trigano justement, qui tire les ficelles de cetteRétrospective espagnole, afin « d’infliger un blâme allusif à l’homme qui arenoncé à utiliser son talent », et le fantôme du scénariste évincé, quiprojette son ombre clandestine sur la Psyché du cinéaste ? Car cet hommage faità son oeuvre ne se révèle pas si innocent et une rétrospective plus intrusives’impose à Mozes, lui fait baisser la garde et le traque jusqu’en Israël,exigeant sa résolution. Avec son bâton de pèlerin, souvenir de Compostelle, ilentreprend d’arpenter les méandres de sa rétrospective intérieure, sur leslieux mêmes qui ont servi de décors à son oeuvre.
Le roman d’un orfèvre, envoûtant et ludique
Mais cela suffira-t-il à faire delui un pénitent sur le chemin de la rédemption ? Aura-t-il le courage derestaurer la réalité obsolète qui appartient à son passé pour en décrypter lesens ? « Car sous la réalité est tapi un sombre abîme et nous devons déchirerle voile qui le dissimule pour le regarder en face ». Si c’est le prix à payerpour une nouvelle fiction qui signerait sa réconciliation avec ce scénaristefou et tourmenté, peut-être y consentira-t-il, à l’heure où la sombre réalitémenace de le rattraper, avec la maladie de Ruth, son unique égérie, la « figure» de ses fictions.
Ce roman, traversé par une sensualité contrariée, oscille entre métaphysique ethumour et tient le lecteur en haleine jusqu’à la fin.
Yehoshua , en déroulant les intrigues des films du cinéaste ,qu’il décrit en orfèvre, a le pouvoir de nous plonger dans une salle obscure. Atravers un jeu de piste foisonnant , une mise en abîme savante, danslaquelle la fiction agit comme le révélateur d’une réalité opaque, Yehoshuas’amuse à nous semer aux abords de cette frontière diffuse entre le réel etl’imaginaire, ces territoires étranges et poreux qui parfois s’interpénètrent.Et quand Mozes revisite les lieux qui ont vu naître ses oeuvres de fiction, lamatière cinématographique prend la réalité en otage. Il y a mille et une raisonsd’aimer ce livre et de le dévorer. Mais Yehoshua pourrait dire peut-être, commeson personnage de Mozes le dit de ses films : « pour un vieil artiste commemoi, l’essentiel, c’est qu’on aime mon oeuvre et pas les raisons qui la fontaimer ».