Le pot de chocolat liégeois par qui le scandale arrive

Si, pour Napoléon, c’est la soupe qui fait le bon soldat, l’« Affaire Milky » prouve qu’en Israël, c’est le dessert qui fait le bon contestataire

Le pot de chocolat liégeois par qui le scandale arrive (photo credit: DR)
Le pot de chocolat liégeois par qui le scandale arrive
(photo credit: DR)
Une question se pose au sujet des lois alimentaires juives : la contestation socio-économique, en Israël, est-elle halavi (lait), ou bassari (viande) ? Dans quelle vaisselle doit-on la servir ? La réponse ne fait plus aucun doute. Halavi !
D’abord, il y a eu l’histoire du fromage cottage. Au cours de l’été 2011, Itsik Alrov, un habitant de Bnei Brak, monte un petit groupe de protestation sur Facebook et demande aux consommateurs israéliens de cesser d’acheter du cottage, devenu hors de prix (huit shekels le pot). Le mouvement vise la vénérable entreprise laitière israélienne Tnouva, plus tard acquise par la compagnie chinoise Bright Foods ; mais Strauss Elite, la compagnie alimentaire internationale de café et chocolat basée en Israël, est également dans le collimateur.
Des dizaines de milliers de personnes rejoignent le groupe. Résultat : le prix du cottage vendu en magasin baisse considérablement, à moins de six shekels. Les services de contrôle de la concurrence ouvrent une enquête et un recours collectif est lancé contre Tnouva.
D’énormes manifestations, ainsi que des camps de toile, gagnent toutes les villes du pays pour protester contre la cherté de la vie, en particulier du coût du logement. Il semble même, pendant un moment, que le gouvernement Netanyahou pourrait tomber devant l’ampleur du mouvement.
Contestataire masqué
Aujourd’hui, c’est le tour du Milky, le pot de chocolat liégeois, qui a fait les délices de plusieurs générations d’enfants et d’adultes israéliens, dont le prix se situe aux alentours de trois shekels l’unité. La guerre de la crème au chocolat donne un sens nouveau à l’expression « Seulement en Israël », où la contestation semble prendre sa source dans l’estomac. Si, pour Napoléon, c’est la soupe qui fait le bon soldat, ici c’est le dessert qui fait le bon contestataire.
A l’instar d’Alrov, un autre jeune Israélien ouvre, anonymement, une page Facebook, le 29 septembre dernier. A point nommé, juste pendant les dix jours de pénitence, cette période de l’année entre Rosh Hashana et Yom Kippour propice à la réflexion sur les moyens de corriger nos erreurs passées. La page s’intitule « Olim leBerlin » (littéralement, on monte à Berlin), un titre provocateur qui prend à contre-pied le terme généralement usité pour décrire la louable « montée » en Terre d’Israël. L’auteur annonce son intention de s’installer à dans la capitale allemande, en raison du coût de la vie à Tel-Aviv.
Le succès de la page est immédiat et recueille (comme Alrov) plusieurs milliers de « likes » sur Facebook (86 000 dès le premier jour). Le ticket de caisse qu’il affiche suscite dans la foulée un débat national. Plusieurs produits alimentaires figurent sur ce reçu, dont la version berlinoise du Milky. Son prix ? Moins d’un shekel : 0,19 euro. Soit environ 0,81 shekels, moins du tiers du prix courant en Israël.
Rien de plus excitant pour les journalistes qu’une personne anonyme au cœur d’une controverse.
Le Washington Post se lance sur les traces du contestataire masqué de Facebook. Il s’agit de Naor Narkis, un Israélien de 25 ans, qui conçoit des applications (« Apps ») pour les téléphones portables. Ses appels auprès des jeunes Israéliens à venir s’installer à Berlin, au pays de la Shoah, font scandale.

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Puis dans un message plus récent, Narkis publie un contrat de location berlinois qui reçoit 160 000 likes ! Les politiciens israéliens n’apprécient pas cette tempête dans un pot de chocolat. La crème fouettée ne passe pas !
Le ministre de l’Agriculture Yaïr Shamir, fils de l’ancien Premier ministre Itzhak Shamir, déclare, sans même l’ombre d’un sourire : « Je plains les Israéliens qui ont oublié la Shoah et sont prêts à quitter Israël pour un malheureux petit pot de chocolat liégeois ». D’autres dirigeants israéliens voient en ce contestataire un traître antisioniste et une honte pour son pays.
La principale chaîne de supermarchés discount locale, Rami Levy, met le Milky en promotion : il est vendu 2,80 shekels le pot (trois fois le prix de la version made in Berlin).
En faire un fromage ?
L’« Affaire Milky » devient une cause célèbre en Allemagne. « La révolution de Berlin en Israël ! » titre le tabloïd allemand Bild, « tout cela à cause… d’une crème au chocolat ! » Der Spiegel proclame Berlin « le paradis de la crème dessert » sur son site Internet.
Narkis déclare au Washington Post avoir reçu des menaces de mort sur son compte Facebook, suite à son post sur le Milky. Cela fait six mois qu’il habite Berlin car, selon lui : « Israël est trop cher pour les jeunes. Si rien ne change, le pays va perdre toute une génération qui va aller vivre ailleurs. »
Il décide alors de sortir de l’anonymat pour promouvoir son message auprès du public.
Ses parents sont originaires de Paris, d’où ils ont fait leur aliya. Narkis a grandi à Ramat Gan, dans la banlieue de Tel-Aviv. Avant Berlin, Naor se laisse tenter par la ville des lumières. Mais « l’antisémitisme virulent » qui y fait rage le pousse à mettre le cap à l’est. La capitale allemande semble réserver un accueil chaleureux aux Israéliens. « Je pense que les jeunes Allemands et les jeunes Israéliens ont beaucoup en commun. Nous avons grandi, les uns et les autres, à l’ombre de la Shoah. C’est sans doute pour cela que nous nous entendons si bien », explique-t-il au Washington Post.
« Je ne comprends pas comment dans un pays, constamment sous les attaques de missiles, un appartement peut coûter 1,5 million de shekels, alors que dans l’économie la plus avancée en Europe un appartement coûte seulement 600 000 shekels. »
Pour Narkis, ses messages sur Facebook ont aidé le public israélien à prendre conscience de la véritable nature de leurs problèmes. La faute n’incombe pas à ceux qui, comme lui, quittent le pays mais à ceux qui leur créent de telles difficultés économiques.
Un géant mondial
La preuve que la contestation sociale israélienne est halavi tient au rôle clé joué par les produits laitiers dans ces mouvements de protestation.
En février 2012, des Israéliens en voyage dans le New Jersey constatent avec effroi que la barre de chocolat vedette de Strauss Elite, le fameux Pessek Zman (la pause) et vendu à ShopRite à moitié prix par rapport à Israël, malgré les frais d’expédition. Cette vague de colère, elle aussi, démarre sur Facebook.
Strauss Elite répond avec dédain à l’époque. Son porte-parole déclare au quotidien économique TheMarker : « Strauss, en tant que fabricant, n’est pas responsable du prix final payé par les consommateurs. Celui-ci est défini par les chaînes de distribution en Israël et ailleurs. Il semble que dans le New Jersey, ShopRite ait décidé de vendre les friandises 2,70 shekels en raison de l’offre excédentaire. Ce n’est pas le prix officiel du produit. On trouve aussi de telles remises en Israël. »
Tout ce tintouin autour du Milky peut prêter à sourire, mais derrière tout cela se cache une réalité des plus sérieuses.
D’abord, cela nous prouve encore une fois la force des médias sociaux, devenus des outils de protestation. Bilahari Kausikan, vice-ministre des Affaires étrangères à Singapour, soutient que les médias sociaux déstabilisent la démocratie en tentant de contourner le processus électoral.
Pour d’autres, au contraire, la contestation prônée sur les médias sociaux viendrait plutôt renforcer la démocratie en donnant la parole à ceux qui, sinon, ne pourraient s’exprimer.
Il est aisé de se méprendre sur les protestations de Facebook. Elles se propagent à partir de sujets a priori plutôt triviaux, comme le Milky par exemple. Mais le problème n’est pas le Milky. C’est ce qu’il représente : une part de notre vie quotidienne fort appréciée et extrêmement coûteuse, qui engendre des bénéfices pour le capitalisme monopoliste.
Deuxièmement, le rôle du producteur de Milky, la multinationale Strauss Elite. Ironie du sort, Strauss était à l’origine une petite laiterie d’arrière-cour à Nahariya, fondée par Richard et Hilda Strauss, immigrés d’Allemagne en Palestine dans les années 1930. Devant les difficultés qu’ils rencontrent pour tirer bénéfice de leur lait, ils se mettent à faire du fromage et, plus tard, de la crème glacée.
En 2004, Strauss acquiert la société de chocolat Elite. Strauss Elite est dirigée par Ofra Strauss, petite-fille de Richard et Hilda, présidente du conseil d’administration et habile chef d’entreprise ; elle a réussi à faire de Strauss un géant mondial qui emploie aujourd’hui 7 000 personnes.
Tempête dans un pot de chocolat
Milky a été lancé par Strauss en Israël en 1980. Les experts en marketing le considèrent comme l’une des innovations les plus réussies de tous les temps en matière de produits laitiers. Il s’agit en fait de l’imitation d’un produit allemand fabriqué par Danone, le Dany Sahne.
Le Milky s’est retrouvé à plusieurs reprises au cœur d’une controverse. En 2003, Elad Yaïr, un jeune étudiant du Technion, constate que la gélatine utilisée pour la garniture de crème fouettée du Milky est à base de présure (donc, pour les religieux, résolument et désespérément bassari (viande). Religieux et végétariens lancent alors une campagne de boycott. Résultat : Strauss annonce qu’il utilisera désormais de la gélatine d’origine végétale uniquement.
La publicité pour Milky a toujours été efficace. Le premier spot de Strauss en 1986 présentait les « Milky girls » : trois top models devenues célèbres depuis : Sandi Bar, Hila Nachshon et Bar Refaeli.
Il existe plusieurs variantes du Milky de base : avec des pépites de chocolat, avec la crème fouettée en bas, ou à la vanille en lieu et place du chocolat. Mais la version originale reste la plus populaire.
Les états financiers de Strauss Elite font apparaître un revenu annuel d’environ huit milliards de shekels, ce qui en fait l’une des premières entreprises mondiales d’Israël. Plus de la moitié de ses revenus proviennent de ventes à l’étranger. Elle a réussi à populariser, par exemple, sa marque de houmous aux Etats-Unis.
Plus important encore, Strauss affiche une marge bénéficiaire brute de 40 %. Soit 40 centimes de bénéfice brut sur chaque euro vendu. Une marge exceptionnellement élevée pour une entreprise alimentaire, de celles que l’on trouve plutôt du côté des compagnies de high-tech.
Comment Strauss peut-il gagner autant d’argent ? En partie grâce à une puissante image de marque, le fruit d’un marketing coûteux et sophistiqué, qui incite le public à acheter ses produits en dépit de leur prix élevé.
Et, en partie, par la pratique du bon vieux capitalisme d’optimisation des profits. Le B-A Ba de l’économie enseigne un principe de base : les entreprises doivent fixer des prix à l’inverse de la sensibilité de la demande au tarif. A l’étranger, Strauss doit faire face à une concurrence féroce avec un grand nombre de produits en provenance d’autres pays. Les consommateurs ont un large choix. Il faut donc maintenir des prix bas pour rester compétitif. En revanche, ici en Israël, le choix est beaucoup plus limité et à bien des égards les importations sont restreintes.
Par conséquent, la sensibilité au prix est beaucoup plus faible qu’à l’étranger. Aussi les prix peuvent-ils être maintenus à un niveau plus élevé. On fait payer ce que le marché peut supporter.
Voter avec son porte-monnaie
Régulièrement, la presse économique israélienne se plaît à comparer les prix domestiques à ceux de l’étranger.
On découvre ainsi, par exemple, que l’emmental est vendu deux fois plus cher en Israël qu’à l’étranger. Les schnitzels (escalopes panées) coûtent plus du double et les paquets de raviolis le triple.
En se servant des médias sociaux, les mouvements de contestation ont permis de prendre conscience et de sensibiliser davantage les Israéliens au coût élevé de certains produits de consommation courante : le cottage, le Milky, le logement. Leur impact est cependant demeuré très modeste sur les prix réels du marché et le coût de la vie.
Inévitablement, les avocats s’en sont mêlés. Un recours collectif a été intenté contre Strauss, dirigé par le procureur Golan Mishali. Leur argument : Milky n’est pas véritablement une crème au « chocolat » comme annoncé, puisqu’elle est à base de poudre de cacao.
Strauss a accepté de modifier son étiquette et de fournir 300 000 shekels de ses produits aux plaignants.
Lorsque des adultes responsables réfléchissent sérieusement au scandale Milky orchestré par les jeunes, certaines conclusions s’imposent.
Berlin est peut-être une ville qui attire les jeunes, mais elle est loin d’être bon marché. Elle possède, en effet, une communauté dynamique d’entrepreneurs qui agit comme un aimant et séduit de nombreux jeunes ambitieux de partout, pas seulement Israël.
Et non, la jeune génération n’est plus rebutée par le lien entre Berlin et la Shoah.
Il est, en effet, difficile pour les jeunes d’acheter ou de louer un appartement à Tel-Aviv. Ils veulent, malgré tout, habiter la ville qui ne dort jamais, pas dans des endroits reculés comme Ofakim ou Kiryat Gat, où le logement est abordable.
Partout dans le monde, les jeunes émigrent en masse des pays en difficulté, comme l’Espagne et la Grèce. Pour Israël, où les jeunes entrepreneurs sont le moteur de l’économie, cela doit être évité à tout prix.
Le vacarme autour de Milky a mis à bon escient le problème de l’exode des jeunes sous le feu des projecteurs, même si le nombre de ceux qui partent vraiment est encore réduit.
Il est vrai également que Strauss Elite est une compagnie internationale qui agit dans l’intérêt de ses actionnaires afin de maximiser ses profits. Mais les consommateurs israéliens ont le choix. Ils peuvent acheter ou ne pas acheter de Milky s’ils trouvent son prix abusif.
Dans une démocratie économique, les gens votent avec leur porte-monnaie. Au bout de compte, c’est l’une des armes les plus puissantes de la contestation sociale.
Dans un étrange retournement de situation, Naor Narkis a affiché le message suivant sur sa page Facebook : « Il ne s’agit pas uniquement de moi. Il s’agit de notre pays. A mon avis, il existe deux manières d’agir pour ceux qui se soucient d’Israël : partir à l’étranger ou essayer de le changer de l’intérieur ». Par la suite, il écrira rentrer en Israël en novembre. 
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