Yossi Gluzman, aujourd’hui grand-père israélien, retraité d’une brillante carrière de cadre supérieur dans les secteurs universitaire, gouvernemental et privé, était le premier bébé juif né dans les camps d’internement pour immigrants juifs “illégaux” en Palestine entre 1946 et 1949, implantés à Chypre.Le Livre blanc de 1939, émis par le gouvernement britannique, limitait l’immigration juive en Palestine. Les Britanniques arrêtaient nombre de ceux qui avaient fui l’Europe nazie et les déportaient à Chypre, alors sous régime militaire britannique.“D’août 1946 à février 1949, les déportés vivaient derrière des barbelés dans 12 camps de Chypre”, note Itzhak Teutsch, directeur des Archives de Jérusalem au sein du American Jewish Joint Distribution Committee (JDC). “Au cours de cette période, 53 000 Juifs sont passés par les camps, 2 200 enfants y sont nés et 150 Juifs y sont décédés. Quatre-vingt pour cent des déportés étaient âgés de 13 à 35 ans et la quasi-totalité d’entre eux étaient des survivants des camps de la mort nazis.”Accouchement providentiel A la fin de la guerre, les parents de Yossi Gluzman sont parmi les premiers à rejoindre l’aliya illégale, raconte ce dernier au Jerusalem Post. Sa mère a caché le fait qu’elle était enceinte pour pouvoir monter à bord du bateau en direction de la Palestine. Mais en août 1946, ils sont expédiés sur un navire pour Chypre, avec un groupe de Maapilim (immigrés clandestins).Ils sont alors parmi les premiers à construire des camps de réfugiés près de Famagouste, sur la côte est de Chypre.“Le 12 octobre 1946, ma mère devait accoucher. Elle a été emmenée par l’armée britannique à Nicosie sans escorte médicale - mon père et deux soldats devaient veiller à ce qu’elle ne s’enfuie pas. Elle a accouché en chemin. Je suis né ce jour-là.”Les conditions étaient insalubres et inadaptées à des nourrissons. “Les Britanniques ont immédiatement appelé une infirmière et un rabbin de Jérusalem. J’étais le premier enfant né là-bas. Mes parents ont alors reçu un permis spécial pour quitter le camp et sont arrivés le 3 décembre en Israël.”Le père de Yossi a trouvé du travail comme ouvrier sur les chantiers navals d’Israël, parmi les plus grands centres de construction navale privés de la Méditerranée orientale, et finit par devenir cadre supérieur.L’arrivée au monde de Gluzman a épargné à sa famille des années de réfugiés. Ce n’est que par la suite que seront installés les équipements pour nouveau-nés. Yossi se souvient des conversations de ses parents sur leur bref séjour à Chypre.Même s’ils étaient des prisonniers, ils ne manquaient d’aucune nécessité de base comme la nourriture. Les Britanniques étaient “corrects”. Selon ses parents, les Juifs avaient accès à des approvisionnements et services. “Je ne me souviens pas avoir entendu quoi que ce soit de vraiment négatif de la part de mes parents, mais ils ne sont restés là-bas que quelques mois seulement.”Gluzman rend hommage à l’homme d’affaires chypriote Prodromos Papavasiliou - grand ami des Juifs qui le surnommaient simplement “Papa” - un soutien précieux pendant cette période difficile. Il est aujourd’hui reconnu, documents à l’appui, qu’en sus de ses nombreuses autres actions de soutien du peuple juif et de l’État d’Israël, Papavasiliou a aidé 52 384 réfugiés juifs retenus sur l’île de Chypre entre 1946 et 1949.A la reconstitution du fichier manquantSi ces camps de détention créés par les Britanniques ne sont pas l’un des aspects les plus connus de la période post-Shoah, il s’agit néanmoins d’“un épisode dramatique de l’histoire juive”, fait remarquer Teutsch.Ces deux dernières années, il a participé à un projet de rassemblement des documents originaux des naissances juives à Chypre pendant cette période. À ce jour, il a réuni des papiers en provenance d’Israël, du Royaume-Uni et d’Allemagne, attestant d’environ 1 700 naissances.Ses principales sources : les Archives de Jérusalem du JDC - auxquelles les Israéliens nés à Chypre ont souvent recours pour obtenir leurs actes de naissance -, l’Université de Southampton et la Bibliothèque nationale d’Israël. D’autres proviennent des Archives d’Etat et des Archives centrales sionistes de Jérusalem, des Archives d’Atlit (près de Haïfa, où les Britanniques dirigeaient un autre camp d’internement pour les prétendus immigrants illégaux), et du Service international de Recherches à Arolsen, en Allemagne.Teutsch projette de consulter les Archives nationales de la capitale chypriote, Nicosie, et de localiser des descendants du rabbin Abraham Yellin, le mohel (responsable des circoncisions) du camp.Mais une liste manquante a retenu son attention. Dans le cadre de son travail de recensement de matériel des collections de Genève, Chypre, Istanbul, Stockholm et Jérusalem, il a découvert au printemps de 2010 qu’un fichier ne figurait pas dans la collection chypriote, “probablement égaré ou mal classé”. Teutsch a donc entrepris de le reconstituer, loin de soupçonner que cela lui prendrait plus de deux ans de travail.“Nous avons des dizaines de documents de l’hôpital militaire britannique de Nicosie répertoriant les naissances. Je pensais que retrouver les noms serait un jeu d’enfant. Mais c’est loin d’avoir été le cas”, déclare-t-il.“Je n’ai pas réussi à mettre la main sur la documentation originale des naissances de la première période (août 1946 à mi-1947)”, renchérit Teutsch. “Ma théorie, c’est que personne ne s’attendait à ce que les camps fonctionnent si longtemps - 30 mois ! - c’est pourquoi les premiers documents n’étaient pas conservés.”Mieux qu’en Palestine !Il y a plusieurs années, raconte Gluzman, l’ambassadeur d’Israël à Chypre Euripide Evriviades L. (Ivri) avait organisé une rencontre des natifs de Chypre.“Il y a 18 ans environ, j’avais effectué une mission à Chypre, pour le compte de l’Union européenne, en tant que directeur-général de la municipalité de Haïfa, et on m’avait demandé d’organiser des séminaires à Nicosie sur [la question] de la démocratie locale,” se souvient-il. “Ivri était très enthousiaste de mon arrivée à Nicosie et du fait que j’étais né là-bas. Il y a eu quelques articles dans les journaux locaux à mon sujet, j’ai été présenté au président et à d’autres dignitaires. A l’époque, je n’avais aucune notion de l’histoire de l’île, mais j’ai apprécié. Mes parents y ont séjourné dans des camps de réfugiés, et j’y suis retourné comme invité d’honneur.”Parmi ceux à qui il rend hommage, Teutsch loue les efforts de Morris Laub, ancien administrateur du JDC à Chypre, qui a dû traiter non seulement avec les Britanniques, mais aussi avec “la bureaucratie juive et les détenus, extrêmement mécontents d’avoir été enfermés à Chypre, dans ces conditions déplorables... Je suis en admiration devant cet homme.”Laub a enregistré ses mémoires sur ce chapitre de sa vie dans son livre La Dernière Barrière vers la liberté, dans lequel il déclare : “L’un des sujets qui a occupé [Sir Godfrey Collins] et moi pendant des mois concernait ma demande de construction d’un édifice pour soigner les nombreux nourrissons qui nécessitaient une attention particulière.Deux mille enfants sont nés à Chypre, la quasi-totalité d’entre eux sont nés à l’hôpital britannique, puis ramenés au camp avec leurs mères. Nos infirmières et puéricultrices, metapelot, comme on dit en hébreu, affirmaient que les tentes et les huttes ne convenaient pas aux nourrissons et qu’une maison spéciale devait être construite. J’ai demandé une esquisse, et je l’ai obtenue. Il s’agissait d’un bâtiment, avec de nombreuses fenêtres, des lits et des tables adaptés, des placards pour les fournitures, des tables d’examen médical, en somme, une bâtisse assez chère.”Laub avait porté l’affaire à l’attention de Collins, et n’avait reçu que la maigre réponse : “Je vais me renseigner.”“Après des mois de récidive presque quotidienne, une réponse positive a enfin été obtenue et la maison a pu être construite”, écrit-il. “ Tout était tellement bien conçu que nos infirmières ont affirmé qu’il n’y avait rien de pareil, même en Palestine.”La semaine dernière, Teutsch est tombé sur un article paru dans Le Palestine Post, le 18 août 1948. Rédigé par l’éminente journaliste Ruth Gruber, le papier, intitulé “Nourrissons dans les camps de Chypre”, comprenait le passage suivant : “C’était un spectacle étonnant de marcher dans les rues de terre battue non ombragées des camps, entre les huttes et les tentes Nissen (en tôle-ndlr) et de voir des jeunes femmes tenant des bébés dans les bras. Lorsque j’ai demandé à l’une d’elles comment elle a pu élever un bébé dans une de ces tentes, où deux ou trois familles cohabitent sans aucune intimité, elle m’a répondu : ‘Sous Hitler, quand on découvrait qu’une femme était enceinte, elle était brûlée. Nous devons avoir des enfants. C’est la survie d’Israël’.”
Les parents de Gluzman, originaires de Pologne, ont survécu à la Shoah en se cachant près de la frontière russe.Son père sera le seul survivant de sa famille proche. Selon Gluzman, son grand-père, un rabbin, qui avait la foi que Dieu aiderait les Juifs, avait décidé de rester sur place ; mais sa grand-mère, avait tenu à ce qu’au moins un enfant s’échappe. C’est ainsi que le fils aîné est parti pour la Russie. Sur sa route, il a rencontré la famille de sa future femme : c’était la première famille juive qu’il croisait, il est resté avec eux et est tombé amoureux de leur fille.Les grands-parents maternels de Gluzman, ainsi que deux tantes et deux oncles, ont tous survécu, avant d’émigrer plus tard en Israël.