Avi Nesher évoque son dernier film, HaHataim, inspiré d'une histoire vraie

Une interview du François Truffaut israélien

Les deux actrices principales lors du tournage à Jérusalem (photo credit: IRIS NESHER)
Les deux actrices principales lors du tournage à Jérusalem
(photo credit: IRIS NESHER)
«Ce que la vérité apporte à un scénario, c’est l’inattendu. Quand l’écriture n’est subordonnée à aucune règle, le fil de l’histoire coule de source. Hitchcock l’a dit avant moi : “Le cinéma, c’est la vie, les moments ennuyeux en moins”. »
Assis dans son bureau de Tel-Aviv, quelques jours avant la première mondiale de son dernier opus au Festival international du film de Toronto, Avi Nesher semble aussi excité qu’un jeune réalisateur à la veille de la sortie de son premier film. HaHataim (Les péchés) est pourtant son 20e long-métrage, le troisième volet de ce qu’il considère comme une trilogie, après Au bout du monde à gauche et L’entremetteur. Prochaine étape : le Festival international du film de Haïfa en octobre, avant la sortie dans les salles israéliennes en décembre. Pour Avi Nesher, habitué des superlatifs, HaHataim est son « meilleur film », du moins le plus personnel. Derrière une saga familiale, un drame historique basé sur l’histoire vraie de deux sœurs qui cherchent à lever le voile sur le sombre passé de leur père, se cache un film épique sur l’art, la politique et le sexisme. Une réflexion sur les empreintes laissées par les traumas, qui tord au passage le cou à quelques tabous.
Le François Truffaut israélien
Pour reprendre la citation d’Hitchcock, on pourrait dire que la carrière de Nesher semble elle aussi exempte de moments ennuyeux. Personnalité clé de l’industrie cinématographique israélienne dans les années 1970, il est aujourd’hui un artiste tout aussi essentiel de la renaissance du septième art israélien de ces quinze dernières années.
L’intrigue de HaHataim se déroule en 1977. La même année, Nesher a écrit et réalisé un des classiques du cinéma israélien, La Troupe (HaLahaka), qui raconte l’histoire d’une troupe de spectacle au sein de l’armée. Suite au succès fulgurant du film, le cinéaste croque encore une fois la jeunesse irrévérencieuse israélienne dans Dizengoff 99’, avant de s’embarquer pour Hollywood dans les années 1980. A cette époque, l’industrie cinématographique de l’Etat juif est dans le creux de la vague.
Après un bref retour au pays au milieu des années 1980, le temps de tourner Rage et gloire, une histoire sur le groupe Stern (Lehi), Avi Nesher passe les quinze années suivantes à faire des films de genre outre-atlantique, qui ont plutôt bien marché. Certains ont même recueilli des critiques élogieuses, comme Taxman, en 1998.
L’enfant prodige du cinéma israélien rentre au bercail en 2001, pour y faire une série de films devenus cultes : Au bout du monde à gauche (2004), Les Secrets (2007), L’entremetteur (2010) et Les merveilles (2013). On le surnomme dès lors le François Truffaut israélien.
La saga d’une rencontre
HaHataim raconte l’histoire vraie des sœurs Milch. Ella Milch Sheriff est compositrice. Elle a d’ailleurs signé la musique originale du film. Sa sœur défunte, Shosh Milch Avigal, a été une journaliste inspirée, politiquement engagée, fondatrice d’un journal qui mélangeait allègrement politique de gauche et pornographie. Toutes deux se débattent avec leur histoire familiale, un tabou hérité de leurs parents, survivants de la Shoah, et cherchent à percer le secret de leur père, le Dr Baruch Milch, gynécologue à Jérusalem, intransigeant jusqu’à l’excès et parfois brutal.
Ella Milch Sheriff a déjà mis en musique la mémoire de son père dans Can heaven be void ? (Et si le ciel était vide ?) en 2003. Convaincue que Nesher était le réalisateur idéal pour porter l’histoire sur grand écran, elle n’a depuis cessé d’essayer d’entrer en contact avec lui. Grand amoureux de musique, Nesher avait été impressionné par son opéra Le rire du rat (2005) qu’il avait trouvé brillant. « Milch a donc approché mon producteur David Silber, et a beaucoup insisté pour me voir. Il m’arrive souvent que des gens veuillent me raconter leur vie », confie-t-il. « J’avais déjà filmé l’histoire d’un survivant de la Shoah dans L’entremetteur et je me suis dit qu’il était risqué d’essayer de refaire un succès sur le même thème. » Mais Ella Milch Sheriff insiste tant que les deux finissent par se rencontrer. « Je lui ai dit : “Ella, je suis un grand fan de votre musique, mais ma mère a vécu une histoire aussi horrible que celle de votre père. Elles le sont toutes. Je ne peux pas en faire encore un film. Et elle s’est mise à pleurer.” »
Incontournable Shoah
La mère de Nesher, âgée de 93 ans, n’a commencé à parler de son vécu dans les camps de concentration qu’après avoir vu L’entremetteur en 2010. « Toute sa famille a été tuée. Une des raisons de son silence était que ma génération ne voulait pas entendre parler de ces histoires. La Shoah nous terrifiait et nous mettait mal à l’aise. On ne voulait pas être confronté à ça. Aujourd’hui, je suis obsédé par l’Holocauste, il n’y a qu’à jeter un œil à ma bibliothèque. La Shoah fait partie de ma vie, de mon héritage », explique le cinéaste. « Alors j’ai fini par être fasciné par l’histoire poignante de ces deux sœurs et par leur lutte pour affronter leur passé familial. »
Nesher se rend finalement compte que cette histoire entre en résonance avec la sienne. « D’un point de vue émotionnel, tous les films que je fais sont personnels. Je raconte mon histoire à travers celles des autres. Il m’est plus facile de parler de moi de cette façon. Ella a compris que le film ne présenterait pas sa famille sous son meilleur jour. Mais c’est une grande artiste, qui met la vérité au cœur de son art. »
« Quand elle a vu le film, qui s’achève sur une de ses nouvelles compositions, elle avait les larmes aux yeux. Ça a été pour elle une formidable catharsis. Je salue vraiment son courage. Dans le judaïsme, le péché est la marque de fabrique de la vie, personne n’y échappe. A la fin du film, justice n’est pas rendue… Car ce qui compte, c’est le pardon. »
La famille Coppola israélienne
C’est en 1977 que les sœurs Milch apprennent que leur père cache un terrible secret que ni leur mère, ni personne n’accepte de leur révéler. Sans se décourager, elles entament un périple en Europe et enquêtent sur l’histoire familiale. Mais le film ne s’arrête pas là.
« 1977 a été une année charnière pour Israël. Le Likoud est arrivé au pouvoir, Sadate est venu à Jérusalem. » Ce fut aussi le début d’une prise de conscience sur les droits des femmes dans le pays. Dans HaHataim, les professeurs du conservatoire de Jérusalem encouragent la timide Ella Milch Sheriff, appelée Sephi Milch dans le film, à se concentrer sur le chant plutôt que de composer. Mais Ella ne se laisse pas faire.
« Le combat d’une jeune femme pour se faire une place dans le monde artistique soi-disant libéral est un sujet qui me tient à cœur », confie Nesher, dont la femme, Iris Nesher, est photographe. Sa fille, Tom, qui fait actuellement son service militaire à la radio de l’armée, est elle aussi une cinéaste en herbe. Son fils, Ari, réalise des courts-métrages et a même décroché un rôle dans le film israélien Yeled Tov Yerushalayim. A croire que la réalisation est une affaire de famille chez les Nesher.
Un casting de rêve
Les acteurs aiment travailler avec Nesher. Beaucoup de jeunes inconnus sont devenus des stars après avoir tourné avec lui, comme Neta Garty, Liraz Charhi ou Ania Bukstein (qui a récemment rejoint le casting de Game of Thrones). Le comique Adir Miller (Ramzor) n’avait jamais décroché de rôle dramatique avant sa prestation dans Les Secrets. Il a remporté l’Ophir du meilleur acteur pour son interprétation magistrale dans L’entremetteur.
Joy Rieger qui campe le personnage de Sephi, « avait joué dans deux films de ma fille Tom », explique Nesher. « Tom cherchait une actrice adolescente, et mon fils Ari, qui est un féru de séries télévisées pour ados, l’avait repérée. Tom l’a donc engagée et au moment où moi je cherchais quelqu’un pour jouer Sephi, j’ai pensé à elle ». Mais elle n’avait aucune formation musicale. Joy Rieger a donc accepté d’étudier le chant pendant une année entière. « Je ne voulais pas de play-back, je déteste ça. » Dans la peau de Nana, Nelly Tagar, qui a joué en 2014 dans le film de Talya Lavie Zéro Motivation, s’est imposée comme un choix évident. La magie a immédiatement opéré entre les deux actrices, « comme si elles étaient vraiment sœurs », confie le cinéaste.
Bien qu’il travaille déjà à l’écriture d’un nouveau scénario pour la télévision, une première, Nesher semble encore immergé dans l’univers de HaHataim. Comme le dit Faulkner : « Non seulement le passé n’est jamais mort, mais il n’est même pas passé », rappelle-t-il. « Alors pour comprendre le présent, le mieux est d’opérer un petit retour en arrière.
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