Charlotte Salomon, peintre de la tragédie

Vie ? Ou théâtre ? L’œuvre monumentale et bouleversante de Charlotte Salomon, jeune artiste juive allemande prise dans la tourmente de l’histoire

Une des oeuvres de Charlotte Salomon (photo credit: DR)
Une des oeuvres de Charlotte Salomon
(photo credit: DR)
Le grand public a fait sa connaissance avec le roman de David Foenkinos, prix Renaudot 2014. Mais l’œuvre de Charlotte Salomon reste encore méconnue. Une exposition au musée Masséna de Nice a donc, plus tôt cette année, décidé de rendre hommage à la jeune artiste juive allemande. Réfugiée dans la capitale azuréenne dès 1939, Charlotte a composé, en moins de deux ans, un ensemble de peintures, textes et musiques, à la fois jaillissant de vie et hanté par la mort, avant d’être déportée et assassinée à Auschwitz en 1943. Elle avait 26 ans, et était enceinte de son premier enfant.
Charlotte Salomon est née en 1917 à Berlin. Elle est la fille unique d’Albert Salomon – un médecin – et de Fränze (née Grunwald), une infirmière qui a suivi les codes en usage à cette époque et a abandonné sa carrière professionnelle après son mariage. En 1926, Fränze se suicide, et l’on cache à Charlotte, alors âgée de 9 ans, la cause réelle de la mort de sa mère.
En 1930, le bonheur refait surface. Albert épouse une chanteuse d’opéra, Paula Lindberg, avec qui la jeune fille développe immédiatement une relation chaleureuse, teintée d’admiration. Mais très vite, le régime nazi prive son père et sa belle-mère de leur emploi, et les discriminations commencent à peser sur la famille. Charlotte sera la dernière élève juive à être admise à l’Académie des beaux-arts de Berlin. Sa biographe, l’historienne américaine Mary Lowenthal Felstiner, révélera que le directeur de l’Académie avait souligné dans une note : « Charlotte Salomon est si modeste et réservée qu’elle ne présentera aucune menace pour les hommes aryens. »
Fin 1938, Albert Salomon est détenu quelque temps dans le camp de concentration de Sachsenhausen. Après sa libération, il décide d’envoyer sa fille à Villefranche-sur-Mer, où elle rejoint ses grands-parents maternels qui ont fui Berlin pour la Riviera en 1934. La jeune fille n’a pas encore 21 ans et peut voyager sans passeport. C’est sa dernière chance de quitter l’Allemagne. Son père prétexte une visite d’un week-end pour se rendre au chevet de sa grand-mère malade. Quelques mois plus tard, Albert et Paula parviennent à s’enfuir et rejoignent Amsterdam, où ils survivront à la guerre en se cachant.
Marianne et Ludwig Grunwald ont fait partie de la première vague de réfugiés cherchant abri sur la Côte d’Azur pour échapper au danger nazi, invités par une riche américaine, Ottilie Moore, à résider dans sa villa L’Ermitage à Villefranche, où elle accueillait également des enfants dans le besoin et en danger. Quand Charlotte arrive à L’Ermitage en 1939, ses grands-parents ont déjà épuisé leurs économies et sont devenus dépendants de leur hôtesse, créant chez eux un sentiment de fragilité et accentuant encore la difficulté de l’exil. Pour les soulager, Charlotte décide de prendre une location à Nice. Cela n’empêchera pas Marianne de se suicider en 1940. Charlotte, dont l’affection pour sa grand-mère imprègne ses peintures, se retrouve seule face à un grand-père tyrannique, égoïste et vicieux. C’est à ce moment qu’il lui révèle le suicide de sa mère et de sa tante, dont elle porte le prénom.
Eclats de couleur
En juin 1940, avant la signature de l’armistice franco-allemand et l’instauration du régime de Vichy en juillet, les autorités françaises internent tous les immigrants allemands. Charlotte et Ludwig sont détenus, pour une courte mais difficile période, dans un camp d’internement dans les Pyrénées. Une fois l’accord signé, ils sont libérés et retournent à Nice, alors en zone libre. C’est à cette époque que Charlotte développe son sens artistique.
En moins de deux ans, la jeune femme réalise quelque 1 370 peintures à la gouache – mais choisit de n’en terminer que 795 – écrit des textes, des poèmes, et compose de la musique : un mélange des genres inédit qui combine interrogations philosophiques, artistiques, musicales et littéraires. Vie ? Ou théâtre ? est une œuvre unique, sous-titrée Opérette aux trois couleurs. Rouge, jaune, bleu, Char­lotte Salo­mon s’est en effet conten­tée de ces trois seuls tubes pour compo­ser un roman graphique monu­men­tal, frappé d’une ironie mordante. Un étonnant mélange de tragédie et de comédie, un témoignage poignant de la vie de l’artiste, dans lequel elle s’interroge sur le sens de l’existence et la vocation de l’art.
Une peinture représente sa tante maternelle se suicidant par noyade dans une rivière. D’autres tableaux décrivent l’histoire d’amour de ses parents, leur nuit de noces, sa naissance à elle, la mort de sa mère, la cellule familiale revitalisée par sa belle-mère. Puis l’œuvre raconte la montée du nazisme et l’antisémitisme. A cette époque, un autre personnage apparaît, Amadeus Daberlohn, Alfred Wolfsohn de son vrai nom, professeur de chant juif, ancien combattant de la Première Guerre mondiale, qui donne des leçons à Paula et tente de nouer avec elle une relation amoureuse, sans succès. Vie ? Ou théâtre ? est aussi le récit de la passion amoureuse entre Charlotte et lui. Imaginaire ou réel ? Les avis divergent. Mais une chose est sûre, Wolfsohn a eu une énorme influence sur la jeune artiste, au point que les biographes de Salomon le considèrent comme son plus grand amour et sa plus importante source d’inspiration.
Composée dans l’urgence
Charlotte Salomon a réalisé la plupart de ses peintures dans une chambre de la pension La Belle Aurore, dans le village de Saint-Jean-Cap-Ferrat près de Villefranche, utilisant le matériel fourni par Otillie Moore, à qui elle a plus tard dédié son œuvre. Alors que la villa L’Ermitage a disparu, La Belle Aurore existe toujours. Son hall d’entrée rénové rappelle l’œuvre colorée de Charlotte Salomon. Une énergie créatrice qui contraste avec la tragédie que représente la vie personnelle de l’artiste, émaillée d’épreuves. Griselda Pollock, professeure d’histoire de l’art à l’université de Leeds, a suggéré lors d’une conférence en 2013 à Yale que le grand-père de Charlotte avait des tendances violentes et incestueuses, qui auraient poussé au suicide de plusieurs femmes de la famille.
Face à la menace de la guerre et à la malédiction familiale, qui toutes deux programment sa mort, Charlotte peint dans l’urgence. Veut raconter, avant qu’il ne soit trop tard. Elle termine Vie ? Ou théâtre ? à la mi-1942. Ottilie Moore a alors déjà quitté la France et sauvé de nombreux enfants juifs, les exfiltrant dans sa voiture luxueuse vers un paquebot à destination de l’Amérique. Elle a laissé derrière elle son amant, Alexander Nagler, réfugié juif autrichien. En février 1943, Ludwig Grunwald meurt. Quatre mois plus tard, Charlotte et Alexander se marient.
Pour Marie Lavandier, la création de Vie ? Ou théâtre ? a permis à l’artiste de se libérer de son histoire familiale, pour accéder enfin à des moments de bonheurs, qui seront vite interrompus. Le 8 septembre 1943, Nagler et Charlotte, enceinte de quatre mois, sont arrêtés et emmenés au siège de la Gestapo, à l’hôtel Excelsior. Le couple est déporté à Auschwitz via Drancy, où ils ont tous deux été assassinés. Après la guerre, Ottilie Moore revient à Villefranche et retrouve l’ensemble de l’œuvre de sa protégée. Charlotte avait confié ses tableaux, empilés dans une valise, à un ami de la famille, le Dr Georges Moridis. « C’est toute ma vie », avait-elle insisté. C’est Otto Frank, le père d’Anne Frank, qui convaincra le couple Salomon de publier l’œuvre de leur fille.
Un bouquet d’émotions
Les œuvres de la jeune femme sont exposées pour la première fois à Amsterdam en 1961. L’ensemble artistique devient un sujet de recherche et d’intérêt pour de nombreux experts en art, servant d’inspiration à des créations cinématographiques et littéraires. Le point d’orgue de cette notoriété sera la publication en 2014 de Charlotte, le roman de David Foenkinos.
Quelques années plus tôt, le cinéaste néerlandais Franz Weisz a réalisé un documentaire, Charlotte, dans lequel il révèle le contenu d’une lettre de huit pages écrite par la jeune femme. Une sorte d’épilogue dans lequel elle avoue à Amadeus Daberlohn, l’amour de sa vie, avoir mis du poison dans une omelette servie à son grand-père. « Le poison est en train d’agir alors que j’écris », dit-elle. « Peut-être est-il déjà mort. Pardonne-moi. » Les parents de Charlotte ont montré la lettre à Weisz en 1981, soit plus de deux décennies avant que le cinéaste ne réalise son film. Ils ne l’ont pas transmise au musée d’Amsterdam, à qui ils ont légué l’œuvre de leur fille. Ces révélations ont étonné nombre d’experts car elles contredisent le témoignage des pompes funèbres de la ville de Nice : Grunwald se serait effondré dans la rue après un trajet en train, et non pas lors d’un repas avec sa petite fille.
Magistrale et bouleversante, l’œuvre de Charlotte Salomon s’enracine dans l’histoire terrible du XXe siècle, ainsi que dans celle d’une intimité familiale douloureuse. A la croisée de la littérature, de la peinture, de la philosophie et du document historique, Vie ? Ou théâtre ? est un bouquet d’émotion. Ce qui est saisissant, plus que tout, c’est de voir tellement de beauté, d’intensité et de couleur mise au service du récit d’une tragédie.
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