Les moutons de Jacob sont de retour

Les juifs ne sont pas les seuls à être revenus sur leur terre ancestrale. Leurs troupeaux également

Troupeau de moutons paissant dans les prés (photo credit: GIL LEWINSKY)
Troupeau de moutons paissant dans les prés
(photo credit: GIL LEWINSKY)
«Dieu a sa façon bien à lui d’organiser les choses », dit Gil Lewinsky. Cet homme, qui n’y connaissait pas grand-chose en moutons il y a encore peu, surveille un troupeau pas tout à fait comme les autres : les 114 ovins qui paissent tranquillement sur les collines de Jérusalem sont des moutons de Jacob.
Gil Lewinsky, né à Ramat Gan mais qui a grandi au Canada, a travaillé un temps pour le Jerusalem Post. C’est là que nous avons lié amitié. J’ai suivi ses aventures avec ses moutons à travers les réseaux sociaux, et j’avais également eu l’occasion de voir un reportage consacré à lui et à sa femme Jenna lorsqu’ils vivaient encore au Canada. Mais maintenant qu’ils se sont installés en Israël, j’étais bien décidé à aller voir de mes propres yeux ces drôles de moutons d’un autre temps.
Le mochav de Ness Harim où le couple est établi, est niché sur les hauteurs de Jérusalem. Son nom est tiré du livre d’Isaïe : « Vous, peuples du monde, vous qui vivez sur terre, quand une bannière sera hissée sur les montagnes – Ness Harim –, vous la verrez, et quand une trompette sonnera, vous l’entendrez. » Pour y accéder, j’ai dû emprunter la route 60 qui passe non loin de Bétar, le dernier bastion de la révolte de Bar Kokhba contre Rome. Quand les légions romaines ont atteint celui-ci, le Talmud mentionne qu’« elles ont tranché dans une colère féroce toutes les cornes d’Israël ». Toujours dans le même passage, il est dit que « 80 000 trompettes de guerre avaient été confisquées au cours de la bataille ». Il est troublant que le mot « trompette » dans le texte soit lié à Ness Harim : les moutons de Jacob qui y vivent désormais, ont en effet de si belles cornes qu’elles pourraient sans nul doute être utilisées pour la fabrication de chofars.
L’histoire singulière entre le couple Lewinsky et ces moutons a commencé il y a quelques années. Gil et Jenna vivaient alors dans une ferme à l’ouest du Canada, près de Vancouver. Leur lapine venait d’avoir une portée, et une femme était intéressée par les petits. Or, celle-ci possédait des moutons de Jacob, et souhaitait s’en débarrasser en les vendant aux enchères. « Sans même me consulter, ma femme a décidé de lui en acheter quelques-uns », raconte Gil. « Puis nous avons rapidement perdu le contrôle de la situation. De quatre moutons, nous sommes passés à quinze. » Peu de temps après, le jeune couple et ses ovins ont été expulsés de la ferme qu’ils habitaient. Cependant, comme dans un conte biblique, une solution est rapidement apparue : un politicien local possédait une propriété à côté d’Abbotsford, qu’il cherchait à louer.
Les tribulations des moutons de Jacob
« C’est à ce moment que j’ai commencé à faire des recherches sur cette espèce de mouton », raconte Gil Lewinsky. « Dans la Bible, il y a un passage où Essav menace de tuer Jacob, après que celui-ci soit revenu de Haran, où il a travaillé pour son oncle Laban. Jacob voulait se marier avec Rachel, mais suite à un échange, c’est finalement Léa qu’il a épousée. Puis les choses se sont arrangées : Jacob a pu épouser Rachel, et a reçu de Laban un troupeau de moutons et de chèvres marron et tachetés, précise-t-on. » « Ces moutons étaient la propriété de la maison de Jacob, et en tant que descendants du patriarche, cette espèce nous appartient à nous aussi. Elle appartient au peuple d’Israël », explique Gil.
La ressemblance entre les moutons décrits dans la Bible et ceux de Ness Harim est en effet troublante. Mais le plus notable chez ces ovins est leurs impressionnantes cornes. Aussi bien les mâles que les femelles en possèdent entre quatre et six. Ce qui frappe également est qu’il n’y a pas deux animaux qui se ressemblent : les cornes de certains ressemblent à des cornes traditionnelles de bélier ; certains moutons font penser à des koudous africains, d’autres à des diables, tandis que certains ont un air un peu stupide. « Leurs impressionnantes cornes, leurs têtes blanches et noires et leurs corps tachetés, ont sans aucun doute contribué à leur popularité et à leur survivance au fil du temps », dit Gil.
« Ces ovins sont également rares : sur le milliard de moutons dans le monde, les moutons de Jacob ne représentent que 5 000 spécimens. »
De grands domaines ont été consacrés depuis des siècles en Angleterre à leur élevage. Concernant leur origine, il semblerait que cette espèce soit apparue il y a environ 3 000 ans, dans ce qui est aujourd’hui la Syrie. Les fameux ovins auraient ensuite voyagé jusqu’en Afrique du Nord, puis en Sicile, en Espagne, et enfin en Angleterre. L’Association anglaise des moutons de Jacob affirme qu’ils auraient voyagé depuis le nord de l’Afrique jusqu’à la péninsule ibérique au VIIIe siècle avec les Maures, au moment de l’invasion arabe, puis ont atteint l’Angleterre sous le règne d’Elizabeth Ire.
Toutes ces données trouvent un écho précis dans l’histoire du peuple juif. Elles évoquent en effet des moutons originaires de Syrie, l’endroit précis où Laban habitait et où Jacob a fait l’acquisition des bêtes. Celles-ci ont ensuite erré dans le nord de l’Afrique, précisément là ou des communautés juives se sont développées après la chute de Rome, avant d’émigrer en Espagne, où la communauté juive a connu son âge d’or après le VIIIe siècle. Enfin, après l’expulsion du royaume en 1492, les moutons se sont retrouvés en Angleterre, puis de là, dans le Nouveau Monde.
Si certains anciens commentateurs ont vu dans les moutons évoqués par la Torah une symbolique se référant à la dispersion du peuple juif, de son côté, Gil Lewinsky en fait une interprétation plus littérale. « Les passages en question parlent de la dispersion des moutons, et du fait que Dieu finira par les extirper d’entre les nations pour que le berger les fasse paître sur les collines d’Israël. » Tandis qu’il parle, je l’observe sur la colline aux côtés de ses bêtes.
Un parcours du combattant
L’enclos qui abrite les ovins est compris dans une structure d’élevage métallique plantée au milieu de grands arbres. Gil et Jenna vivent dans une maison attenante, ce qui leur permet de toujours garder un œil sur le troupeau. Une surveillance à toute heure du jour et de la nuit est indispensable, car le vol de moutons est un problème très répandu en Israël, aussi bien dans le Néguev, en Galilée, que sur les collines de la Ville sainte. Pour protéger ses bêtes, Lewinsky a fait venir des chiens du Canada, mais la mesure est insuffisante.
Faire venir ces moutons en Israël n’a pas été chose facile. Le couple a été aidé dans son entreprise par Etan Weiss, numéro trois à l’ambassade d’Israël à Ottawa, qui a été touché par leur histoire. « J’ai aidé les Lewinsky à mener leurs démarches au niveau politique et bureaucratique, et à contourner les multiples obstacles auxquels ils faisaient face. » Weiss a entendu parler des moutons pour la première fois par le biais de Jenna, peu après avoir pris ses fonctions.
« Intrigué, j’ai tapé sur Google “Moutons de Jacob”, car je voulais comprendre d’où ils venaient. J’ai alors pensé que cette histoire avait un grand potentiel pour élever la conscience morale de chacun. En 2013 et 2014, le Moyen-Orient était déjà en proie à la terrible guerre civile en Syrie, et à toutes les conséquences du Printemps arabe. Il m’a semblé que cette histoire était inspirante non seulement pour les juifs, mais aussi pour les chrétiens et les musulmans de la région. Elle véhicule un message de paix », affirme le diplomate. Selon lui, les moutons de Jacob sont également importants car ils apportent une preuve supplémentaire de l’histoire juive en Terre sainte, à un moment où l’Unesco et d’autres tentent de nier ce lien. Et d’ajouter en riant : « Heureusement que Jacob n’a pas élevé des crocodiles ! »
De l’humour et de l’optimisme, il en a fallu une bonne dose aux Lewinsky pour affronter toutes les difficultés qui se sont présentées à eux. Au menu : une lutte de tous les diables contre la bureaucratie et la législation, car il n’existe pas de protocole d’importation d’élevage entre le Canada et Israël. Etan Weiss et les Lewinsky se sont donc tournés directement vers le ministère de l’Agriculture. « Cela a pris trois ans, car il a fallu inventer quelque chose qui n’existait pas », explique le diplomate.
Après avoir reçu les approbations dont ils avaient besoin, et avoir été des pionniers dans l’échange d’élevage entre le Canada et l’Etat hébreu, les moutons devaient encore passer l’épreuve du voyage en vols commerciaux. Le troupeau a tout d’abord été acheminé depuis l’ouest du Canada jusqu’à Toronto. Les ovins se sont ensuite envolés pour Israël par groupe de dix. A leur arrivée, les bêtes ont été mises en quarantaine. Cette première étape les a menées près d’Ofakim. C’était une semaine de fortes pluies et les pattes des moutons restaient collées dans la boue. Les routes étaient inondées. Au final, quatre ovins sont morts. Les agents des douanes ont réclamé pas moins de 80 000 dollars de taxes soit 672 dollars par mouton, alors qu’un mouton coûte généralement 300 dollars.
Si le parcours a été jonché d’obstacles, les Lewinsky ont aussi reçu de nombreux encouragements. « Nous avons vu beaucoup de personnes non juives se réjouir de voir notre troupeau retourner sur sa terre ancestrale. Cette histoire a nourri l’imagination de beaucoup de gens à travers le monde », raconte Gil Lewinsky.
A terme, il aimerait créer un centre permettant aux touristes de venir voir ses moutons, les caresser et même se promener avec eux. Pour illustrer son propos, il prend un spécimen âgé et docile nommé Isaac – ils semblent tous avoir des noms bibliques – et lui passe une laisse autour du cou. « C’est ce qu’ils font au Pays de Galles et en Ecosse, et c’est ce que nous pouvons faire aussi en Israël », dit-il. Gil Lewinsky souhaite aussi que cet ovin soit reconnu comme un symbole national, et qu’il reçoive le statut d’animal préservé. Il espère aussi voir mener plus d’études de génotypes démontrant qu’il s’agit d’une pure lignée de la région, et établissant un lien avec l’ère biblique. « Ces moutons représentent notre histoire. Comme nous, ils ont été dispersés, ont miraculeusement survécu, et sont retournés sur leur terre. »
« Nos ancêtres Avraham, Yitzhak et Yaacov étaient des bergers. Après la destruction du Beit Hamikdach, et la dispersion de notre peuple, nous nous sommes mis à exercer toutes sortes de métiers et nous avons arrêté de nous occuper d’élevage », note Gil. « Mais la profession de berger est celle qui nous est la plus naturelle. A plus forte raison pour élever les moutons de Jacob sur notre terre ancestrale. » La boucle est désormais bouclée. 
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