Le terrorisme à l’ère digitale

Comment assurer une lutte efficace contre l’incitation sur les médias sociaux tout en préservant la démocratie ?

Un exemple d'incitation au meurtre présent sur les réseaux sociaux (photo credit: FACEBOOK)
Un exemple d'incitation au meurtre présent sur les réseaux sociaux
(photo credit: FACEBOOK)
Les vidéos postées sur les réseaux sociaux durant ce qu’on a appelé « l’Intifada des couteaux », sont difficiles à oublier. Sur l’une d’elles, devenue virale, un homme dissimulé par un keffieh montre comment attaquer et poignarder un juif. Après chaque coup, il fait un mouvement sec du poignet pour enfoncer l’arme encore plus profondément, et s’assurer qu’elle atteigne son funeste objectif. Pour de nombreux observateurs, il ne fait pas de doute que la dernière vague de violence a été alimentée par ce genre d’incitation sur les médias sociaux. Aujourd’hui, un an après ces événements, Israël a renforcé sa surveillance du Web, afin de prévenir une autre vague de terrorisme. Dans ce contexte, comment être sûr de préserver les libertés démocratiques ? Le pays doit-il sacrifier certaines de ses valeurs afin d’assurer sa protection ?  
Les chercheurs de l’Institut israélien pour la démocratie proposent un certain nombre de réponses afin de sauvegarder le sacro-saint droit à la liberté d’expression. Parmi elles, certaines recommandations spécifiques afin de mieux comprendre les mécanismes de l’incitation à la violence, la surveillance des menaces, les poursuites judiciaires, ainsi que le renforcement de la transparence et des valeurs sociales à l’ère de l’interconnectivité.
La notion d’incitation est désormais familière chez les décideurs politiques, qui voient en elle le point zéro dans la lutte contre le terrorisme à l’ère digitale. La clause de retrait des contenus injurieux ou d’incitation au crime du projet de loi Internet, plus connu comme le projet de loi Facebook, concrétise la tentative du gouvernement de réguler les médias sociaux. Néanmoins, il continue à engendrer de nombreux débats.
Ne pas manquer sa cible
Les analystes s’accordent à dire que les contenus publiés sur les réseaux appelant à la violence ou au terrorisme, doivent être immédiatement supprimés et donner lieu à des poursuites pénales. Mais toute personne un peu familière de ces médias sait que l’on parle de plusieurs dizaines de milliers de posts. Face à cette prolifération, il est donc indispensable d’établir certains critères afin de pouvoir identifier les contenus problématiques. Le Dr Amir Fuchs, qui dirige le programme de défense des valeurs démocratiques au sein de l’Institut israélien pour la démocratie (IDI), mentionne à ce propos que le projet de loi inclut une clause de probabilité, permettant de cibler un contenu susceptible d’engendrer de la violence. « Les autorités en charge de la surveillance tentent d’isoler les commentaires prônant la violence et faisant l’objet du plus grand nombre de « likes » et de partages. Cela permet d’évaluer la menace « sans avoir à lancer des poursuites judiciaires pour chaque publication tendancieuse », précise-t-il. Et d’ajouter qu’avec cette méthode, les autorités s’efforcent de maintenir une politique cohérente concernant les actions en justice, pour savoir quand inculper ou non. Le chercheur préconise par ailleurs que le gouvernement publie les détails de cette politique. Une telle initiative, affirme le Dr Fuchs, constituerait une réelle victoire en faveur de la transparence démocratique.
Alors que l’incitation à la violence et au terrorisme est assez facilement identifiable, celle relative au racisme – pourtant endémique des deux côtés du conflit israélo-palestinien – est plus problématique. On se souvient notamment que lors de la dernière vague de violence, certains cas de juifs scandant « Mort aux Arabes » ou postant des contenus similaires en ligne, ont été rapportés. La plupart des auteurs de ces messages n’avaient pas réellement l’intention de passer à l’acte, indique Amir Fuchs, expliquant que, pour les puristes de la liberté d’expression, engager des poursuites pour ce type de déclarations est problématique. Actuellement, le seul critère légal permettant d’agir en justice contre ceux qui incitent au racisme concerne le caractère éventuellement « ciblé » des messages. Une notion assez vague, concède le Dr Fuchs, insistant sur le fait que le facteur le plus important est celui du danger potentiel véhiculé par ces déclarations. « Seuls les posts les plus haineux devraient faire l’objet de poursuites criminelles », assure le chercheur.
Le Dr Tehilla Schwartz Altshuler, directrice du Centre pour les valeurs et les institutions démocratiques de l’IDI, précise qu’il est très difficile pour un pays comme Israël, « fondé notamment sur la mémoire de la Shoah, de ne pas criminaliser les discours racistes. Cependant, elle concède, à l’instar du Dr Fuchs, que seuls les cas les plus extrêmes doivent être portés devant la justice.
Le colonel de réserve Liron Libman, chercheur à l’IDI et ancien dirigeant de la division de droit international de Tsahal, se dit inquiet. « Dans les années 1930-1940, tout a commencé avec l’incitation raciale contre les juifs. Quand on sait là où cela nous a menés, on ne peut que renforcer notre vigilance face à ce genre de discours », dit-il. Selon lui, certains mots ne doivent simplement pas être tolérés, contrairement à ce que souhaitent les plus ardents défenseurs de la liberté d’expression. « Si vous êtes un peu plus pessimiste à propos de la nature humaine et que vous avez conscience de la capacité des gens à instiller la peur et la haine chez les autres, alors vous êtes amenés à faire preuve de prudence. On sait malheureusement que ce genre d’idées peut se concrétiser. »
Un équilibre délicat
C’est bien ce facteur prudence qu’invoquent les promoteurs du projet de loi Facebook. Le gouvernement israélien « veut avoir le pouvoir de traduire Facebook ou Twitter devant la justice », indique Amir Fuchs, Et d’explique qu’actuellement, celui-ci ne dispose pas d’une telle autorité et doit se contenter de demander à ces plateformes de retirer les contenus qu’il juge dangereux. Le Dr Tehilla Schwartz Altshuler comprend la préoccupation des autorités de cibler l’incitation provenant de l’étranger. « Par le biais des réseaux sociaux, un enfant palestinien peut par exemple avoir accès à une vidéo montrant quelqu’un au Yémen appeler les Palestiniens à prendre des couteaux et à tuer des juifs dans le Goush Etsion », dit-elle. Dans un tel cas, on ne peut pas faire grand-chose.
La technologie et l’interconnectivité apportent aussi bien leur lot d’opportunités que de dangers, note la chercheuse. Mais elle pense pour sa part qu’il existe une prise de conscience de ces problèmes chez les géants de l’Internet et que les contenus problématiques sont assez rapidement retirés. Selon un rapport publié par Facebook, le géant du Web indique avoir bloqué 962 contenus au cours du premier semestre 2016. Que peut-on faire lorsque ce genre de post provient d’un internaute vivant en Israël ? « Vous tentez d’utiliser au mieux les lois et vous mettez des pressions en place », répond le Dr Altschuler. « Mais ce que l’on ne peut faire dans une démocratie est d’imposer une censure quand les mots n’ont pas encore été dits ou écrits. » Elle dénonce ainsi le fait que ceux qui soutiennent le projet de loi Internet tendent vers la censure : ils visent à doter la justice de pouvoirs lui permettant de retirer arbitrairement certains contenus postés par des citoyens israéliens. Ils avancent que ceci est essentiel, non seulement en termes de sécurité nationale, mais également pour le maintien de l’ordre. Le problème, pointe la chercheuse, est que le maintien de l’ordre est une notion vague, qui peut être utilisée également afin de censurer certaines critiques contre le gouvernement. Internet devient alors un outil de surveillance rapprochée des citoyens.
Que gagne-t-on à porter les cas d’incitation devant la justice ? « Cela force l’Etat à réfléchir à deux fois avant d’engager des poursuites », explique le Dr Altschuler. Le processus légal contraint ainsi le gouvernement à « présenter des arguments ». Le colonel Libman va dans le même sens et explique que cela permet de prendre du recul pour déterminer si l’auteur d’un contenu doit être inculpé ou non, et garantir ainsi que la liberté d’expression ne soit pas entravée.
Un processus d’adaptation
Quelle est la position de Facebook ? Jordana Cutler, qui dirige le département juridique de Facebook en Israël, tient tout d’abord à clarifier le fait que le projet de loi ne vise pas uniquement l’entreprise de Mark Zuckerberg. « Il vise à renforcer le pouvoir des tribunaux israéliens par rapport à toutes les plateformes Internet dans la lutte contre les contenus tendancieux », dit-elle.
Facebook a fait du chemin dans ce domaine depuis « l’Intifada des couteaux ». Pour accroître l’efficacité de sa surveillance, l’entreprise a mis en place un système par lequel les utilisateurs du réseau social rapportent eux-mêmes les posts d’incitation. Jordana Cutler explique en outre que les utilisateurs sont appelés à lire sa charte d’utilisation, qui va bien au-delà des appels au terrorisme et à la violence ; ses standards incluent également les discours de haine, la glorification des actes terroristes, le harcèlement moral ou sexuel.
Tout ce qui est rapporté et qui viole cette charte, explique-t-elle, est sujet à examen par une équipe de spécialistes. Elle l’assure : le meilleur moyen de s’attaquer au problème n’est pas de légiférer, mais d’amener les gens à collaborer avec nous. » Lorsque Facebook reçoit des requêtes du gouvernement israélien lui demandant de retirer des contenus, la société les évalue en fonction de ses standards. Tout ce qui sort de ces critères est rapidement retiré du réseau social. Jordana Cutler précise qu’il n’existe pas de standards distincts pour Israël.
Ce qui est clair, c’est que les choses évoluent rapidement, presque trop vite pour que le gouvernement puisse suivre.
D’après le Dr Amir Fuchs, nous nous trouvons dans un processus d’ajustement à l’ère des réseaux sociaux. Les internautes peuvent-ils faire preuve d’autosurveillance ? Le Dr Fuchs répond par une anecdote. Il se souvient d’une époque, avant l’émergence de ces médias, où l’interaction était limitée aux commentaires d’articles de sites Web provenant de personnes anonymes, avec des signatures du genre « un gars de Tel-Aviv ». Ces posts étaient parfois d’une extrême violence, à tel point que les experts ont commencé à explorer la possibilité de poursuivre pénalement leurs auteurs, à partir du numéro IP des ordinateurs. « Il était alors admis que ces remarques étaient violentes, car elles étaient faites sous couvert d’anonymat », indique le Dr Fuchs. « Seulement à l’ère des médias sociaux, des gens clairement identifiés et portant un bébé sur leur photo de profil peuvent dire les choses les plus terribles. C’est très inattendu. Les gens n’ont ni peur ni honte d’exprimer tout ce qu’ils pensent, et cela peut mener à l’incitation. Une situation qui peut être améliorée par une éducation adéquate, notamment sur la façon d’appréhender l’autre. » Pour le Dr Altschuler, il est nécessaire d’améliorer notre « alphabétisation digitale » en comprenant les codes de la communication sur les médias sociaux. « Les gens s’expriment différemment lorsqu’ils parlent à une machine », note-t-elle. « Ils donnent plus de détails sur leur vie privée et peuvent dire des choses qu’ils n’auraient jamais dites à quelqu’un en face-à-face. »
Quelle est la solution ? Certains organismes au sein de la société civile ont déjà commencé à aider les utilisateurs à réfléchir à leurs interactions en ligne et à l’impact de leurs mots, afin de les amener à mieux saisir les limites de la liberté d’expression. De cette façon, note le Dr Atschuler, « un certain progrès social peut même être envisagé à travers ces médias. »
Alors que les chercheurs de l’IDI comprennent le désir du gouvernement de brider la bête capricieuse que sont les réseaux sociaux, il est important que les autorités se familiarisent avec l’alphabétisation digitale. Cela permettra de légiférer tout en assurant un équilibre entre sécurité et démocratie. 
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