Un référendum, et après ?

Pour sortir de la crise engendrée par le scrutin sur l’indépendance du Kurdistan, les dirigeants de la région prônent un dialogue avec Bagdad

La citadelle d’Erbil pavoisée le jour du vote (photo credit: SETH J. FRANTZMAN)
La citadelle d’Erbil pavoisée le jour du vote
(photo credit: SETH J. FRANTZMAN)
Le vendredi 29 septembre, deux avions se sont envolés du tarmac de l’aéroport international d’Erbil, capitale du Kurdistan irakien. Un départ émouvant. L’Airbus A321 de la compagnie Zagrosjet, avec 200 personnes à bord, et le Boeing 737 de Pegasus, avec ses 189 passagers, étaient les derniers vols commerciaux à décoller de ces pistes. Depuis, l’aéroport a été fermé, conformément à la décision du pouvoir central irakien qui exerce son contrôle sur cette région autonome du nord du pays. Une mesure décidée par Bagdad en représailles au référendum sur l’indépendance du Kurdistan organisé quatre jours auparavant.
Pas de tragédie, ni de tristesse à Erbil. Aucun désespoir, juste de la colère face à cette « punition collective » décidée par le pouvoir central, que les Kurdes ont choisi de dénoncer en manifestant avec ballons et drapeaux. Bien que la tension soit à son comble, en raison notamment des menaces des pays voisins, le sentiment général parmi la population est plutôt serein après le référendum organisé au Kurdistan et dans les zones disputées à la fois par les autorités du Kurdistan et Bagdad, dont la riche région pétrolifère de Kirkouk.
Sans grande surprise, le « oui » à l’indépendance l’a emporté haut la main (93 % des suffrages exprimés) sur quelque 4 millions de votants. Si les Kurdes sont satisfaits d’avoir organisé ce scrutin, concrètement leur situation ne s’est pas améliorée, bien au contraire. Ils font face à des menaces de sanctions économiques de pays voisins dont la Turquie, et sur le front politique, le président du Kurdistan Massoud Barzani, l’architecte de ce scrutin, a annoncé fin octobre sa prochaine démission. Sur le terrain, les forces gouvernementales paramilitaires irakiennes sont entrées en action dans les zones disputées et sont parvenues à en reprendre le contrôle début novembre.
« Nous n’avons pas d’amis, nous n’avons que des montagnes », regrette un internaute kurde sur sa page Facebook, résumant ainsi le sentiment national. Une réaction parmi d’autres signifiant que les Kurdes sont isolés dans leur lutte et ne peuvent compter sur personne. « Le blocus de Bagdad et son intervention militaire dans les zones disputées ne font que renforcer notre volonté d’indépendance, et signifient que nous devons persévérer dans cette voie », soulignent certains. « Les tentatives de Bagdad pour nous bâillonner justifient notre volonté de nous émanciper de l’Irak, lui-même sous l’emprise du régime iranien », ajoutent d’autres militants.
Avant le référendum, un semblant d’unité nationale a émergé afin d’organiser le vote. Toutes les formations politiques, y compris celles de l’opposition dont le puissant mouvement Gorran, avaient considéré favorablement cette initiative de Massoud Barzani, président de la région et chef du Parti démocratique kurde (PDK), prise en accord avec l’autre grande formation politique, l’Union patriotique du Kurdistan (UKP). Mais au lendemain du scrutin, cette belle entente a volé en éclat.
Massoud Barzani a alors crié à « la trahison nationale » et a démissionné le 1er novembre. Ses accusations faisaient référence aux dirigeants de l’UPK, qui ont décidé que leurs combattants devaient se retirer le 16 octobre de la province de Kirkouk sans se battre, face à l’avancée des troupes irakiennes.
Un risque d’embrasement
Le référendum a donc provoqué une grave crise entre Erbil et le pouvoir central à Bagdad. Les représailles contre le Kurdistan ne se sont pas fait attendre. Outre la fermeture des aéroports, Bagdad a déployé ses forces dans les zones disputées dont Kirkouk, et contrôle depuis fin octobre la frontière entre la Turquie et le Kurdistan.
Le Premier ministre irakien Haider al-Abadi avait indiqué mi-septembre comprendre le désir des Kurdes, tout en soulignant la nécessité de respecter la constitution irakienne. « Nous rejetons les résultats du référendum, que ce soit aujourd’hui ou dans le futur, qu’il se tienne dans la région du Kurdistan, dans les frontières de 2003, ou dans les zones disputées », avait-il déclaré quelques jours avant la consultation populaire. Mais son message n’a pas été entendu par les autorités kurdes qui ont maintenu le scrutin. La Turquie a également brandi des menaces, notamment économiques, indiquant vouloir négocier directement avec Bagdad plutôt qu’avec les autorités d’Erbil pour l’exportation de pétrole.
Les Américains, eux aussi, se sont opposés à l’organisation de cette consultation, estimant qu’elle détournait l’attention des Kurdes de la lutte contre l’Etat islamique, et qu’il s’agissait d’une décision unilatérale qui risquait de mener à l’effondrement de l’Irak, pays dans lequel Washington a investi des milliards de dollars depuis l’invasion en 2003. Le secrétaire d’Etat Rex Tillerson a été très clair sur le sujet : « Les Etats-Unis ne reconnaissent pas le référendum unilatéral décidé par le gouvernement régional kurde. Ce vote et ses résultats ne sont pas légitimes. Washington continuera à soutenir un Irak prospère, uni, démocratique et fédéral. » Tillerson avait cependant appelé les autorités irakiennes « à ne pas proférer de menaces de recours à la force » envers les Kurdes. Cette déclaration a suscité des réactions indignées des leaders kurdes qui ont souligné l’hypocrisie et le cynisme de la Maison-Blanche : « D’un côté, ils militent pour la démocratie dans le monde, mais de l’autre, ils ne soutiennent pas les Kurdes dans leur volonté d’indépendance », ont-ils lancé.
La communauté internationale a également dénoncé le scrutin et tenté de faire pression pour qu’il n’ait pas lieu, soulignant qu’il risquait de déstabiliser davantage une région qui devait se focaliser avant tout sur la lutte contre les islamistes. Cependant, le mouvement indépendantiste kurde n’a pas que des opposants et sait aussi attirer la sympathie. Des médias occidentaux ont pris fait et cause pour les Kurdes tout comme certains experts et intellectuels tel l’écrivain français Bernard-Henri Lévy, qui s’est rendu dans la région au moment du vote. Aux Etats-Unis, la Chambre des représentants étudie une résolution présentée par l’un de ses membres, destinée à soutenir les Kurdes. Dans le camp démocrate, le sénateur Chuck Schumer a également défendu les Kurdes, estimant que leur vote pour l’indépendance devait être reconnu et accepté sur le plan international. Enfin, de nombreux pays d’Europe de l’Est se sont aussi déclarés favorables au scrutin. Egalement concerné par le sort du Kurdistan, le président français Emmanuel Macron a invité le Premier ministre irakien à Paris pour discuter de l’avenir de la région, et de la volonté d’indépendance des Kurdes. « Nous ne sommes ni les premiers ni les derniers dans le monde à lutter pour notre indépendance, et la communauté internationale doit être prête à accueillir de nouvelles nations », plaide un officiel kurde.
Pour l’instant néanmoins, les Kurdes sont encore loin de faire partie de la communauté des nations indépendantes. Victimes des enjeux régionaux, ils restent contrariés dans leurs velléités nationalistes par leurs voisins, qui craignent l’émergence d’une nouvelle puissance régionale grâce aux importantes ressources pétrolières du Kurdistan, et s’inquiètent d’un risque de contagion sur les communautés kurdes dans leur propre pays. Quant aux Etats occidentaux, ils font preuve de cynisme à l’égard du Kurdistan, cherchant avant tout à préserver leurs propres intérêts et à éviter un nouveau foyer de tensions dans la région. Ils s’appliquent par ailleurs à ce que les combattants kurdes, les fameux Peshmergas, restent en première ligne dans la lutte contre l’EI.
Retour sur l’histoire
Depuis sa dispersion entre l’Iran, la Syrie, la Turquie et l’Irak, après le démembrement de l’Empire ottoman et à la fin des mandats des puissances occidentales, le peuple kurde lutte pour accéder à son indépendance. Les Kurdes, des musulmans majoritairement sunnites qui représentent 15 à 20 % de la population de l’Irak, considèrent avoir été trahis et injustement traités depuis plus d’un siècle. A cet égard, ils estiment que le référendum n’a fait que leur rendre justice.
Massoud Barzani, qui avait convié des journalistes à une conférence de presse après le scrutin, a, à cette occasion, endossé le rôle d’un professeur d’histoire pour expliquer les revendications de son peuple. « Nous avons attendu un siècle et n’avons pas obtenu notre indépendance. Désormais nous prenons nos responsabilités, et nous sommes prêts à payer le prix pour être libres, jusqu’à mourir s’il le faut pour notre cause », s’était-il écrié.
Ce fameux prix à payer s’avère élevé et la route vers l’indépendance reste longue et semée d’embûches. Mais les Kurdes veulent y croire et ne sont pas prêts à renoncer après toutes les épreuves qu’ils ont traversées, notamment sous le régime de Saddam Hussein dans les années 1980, lorsqu’ils ont été gazés par le dictateur. Quelque 200 000 d’entre eux ont péri et des milliers de villages ont été rasés. Des armes chimiques ont aussi été utilisées contre le village de Halabja au nord-est du pays, tuant 5 000 personnes. Puis dans les années 1990, une guerre fratricide a éclaté entre les deux grands partis kurdes sur le partage des ressources du territoire faisant encore des milliers de morts.
En 2005, Washington a encouragé les Kurdes à accepter la nouvelle constitution fédérale irakienne plaidant pour la reconstruction d’un Irak « unifié » présidé par le leader kurde de l’UKP, Jalal Talabani. Si les Kurdes se sont rangés à cette idée, ils estiment aujourd’hui que les termes de la constitution irakienne n’ont jamais été véritablement respectés par Bagdad : l’article 140 qui stipulait que la région de Kirkouk devait organiser un référendum pour être intégrée dans le Kurdistan n’a jamais eu lieu. Les Américains ont demandé aux Kurdes d’être patients et en attendant, de se montrer conciliants à l’égard du régime fédéral à Bagdad.
Amie ou ennemie ?
En février 2017, Barzani s’est rendu en Turquie. A son arrivée, un drapeau kurde a été hissé à l’aéroport. Le symbole était fort. Sous la présidence de Recep Tayyip Erdogan, Ankara s’est ainsi rapprochée du président kurde, cherchant son soutien pour lutter contre son ennemi intérieur, le PKK (le parti des travailleurs kurdes), et tentant d’affaiblir l’influence des milices iraniennes chiites en Irak.
Cependant, la position d’Ankara à l’égard des aspirations kurdes a toujours été ambivalente, Erdogan redoutant que l’émancipation de ce peuple ait un effet de contagion sur la communauté kurde dans son propre pays. Par ailleurs, le président turc n’a jamais accepté que le Kurdistan revendique la région de Kirkouk et s’est donc appliqué à soutenir les minorités turkmènes dans cette région, afin de contrer l’expansionnisme des Kurdes.
Seul Israël a soutenu la consultation organisée au Kurdistan. Le Premier ministre Benjamin Netanyahou et sa ministre de la Justice Ayelet Shaked se sont prononcés officiellement en faveur du référendum. Un soutien qui n’est pas une surprise, sachant que l’Etat juif et le Kurdistan entretiennent des relations privilégiées depuis les années 1960. Le pays a notamment aidé les Kurdes dans leur combat contre Saddam Hussein.
Cette proximité encourage les théories conspirationnistes dont le Moyen-Orient est très friand. Ainsi le Kurdistan est-il décrit par ses opposants comme un « deuxième Israël », une expression qui a été utilisée par l’ancien Premier ministre irakien Nouri al-Malaki le 17 septembre. Les Kurdes, de leur côté, revendiquent cette alliance avec l’Etat hébreu.
Un rempart contre l’EI
L’invasion de l’Irak par les Américains en 2003 a conduit à des chamboulements dans tout le Moyen-Orient. Les élections palestiniennes en 2006 ont permis l’émergence du Hamas dans la bande de Gaza et la séparation d’avec l’Autorité palestinienne au pouvoir en Judée-Samarie. Par la suite, le Printemps arabe a provoqué, entre autres, un changement de régime en Egypte et une déstabilisation du Bahreïn. Face à ces multiples transformations, la région autonome du Kurdistan avec ses combattants Peshmerga est alors devenue un acteur incontournable dans cette zone, particulièrement pour les Américains : d’une part, Washington voulait stabiliser le nouvel Irak, et d’autre part, elle cherchait des alliés sunnites pour contrer le pouvoir grandissant de l’Iran chiite, et pour mener la guerre au groupe Etat islamique.
En combattant l’Iran et les islamistes de l’EI, les Kurdes se sont également rapprochés des autres pays arabes sunnites comme l’Egypte et les pays du Golfe. Mais les intérêts communs ont aussi leurs limites et ces Etats n’ont pas soutenu l’indépendance du Kurdistan, ne voulant pas mettre en péril leur relation avec Bagdad.
Le référendum intervient alors que le Kurdistan irakien traverse de grandes difficultés économiques. Si la région possède 2 % des réserves pétrolières de la planète, le gouvernement s’est trop reposé sur cet or noir, négligeant de développer et d’investir dans d’autres secteurs : il subit ainsi de plein fouet la crise due à la baisse du baril de pétrole. A cela vient s’ajouter le coût de la guerre contre l’Etat islamique… Pourtant, il y a encore quelques années, le Kurdistan faisait office d’eldorado. Attirées par ses richesses en hydrocarbures, de nombreuses entreprises étrangères avaient investi dans la région.
En 2014, Erbil a été désignée capitale du tourisme arabe par la Ligue arabe, un statut qui devait lui permettre d’accroître le nombre de ses visiteurs. Le gouvernement du Kurdistan régional s’était alors engagé à investir un milliard de dollars pour améliorer l’infrastructure touristique de sa capitale, construire de nouveaux hôtels dont des établissements de grand luxe, et rénover des bâtiments, pour être en mesure d’accueillir trois millions de touristes par an.
Mais l’avancée, la même année, du groupe Etat islamique en Irak et Syrie a brisé cet élan, et le programme de développement n’a jamais pu être mis en place. Seul l’aéroport international d’Erbil a subi une rénovation de fond avec un investissement de 500 millions de dollars. L’infrastructure aéroportuaire qui en résulte est à la pointe de la technologie en matière de sécurité ; elle est désormais utilisée par les forces de la coalition internationale contre l’EI et sert aussi de centre de coordination administratif de la coalition.
Outre l’impact sur l’économie, le conflit avec l’EI a eu aussi des conséquences humanitaires. Le Kurdistan a été confronté à un afflux de réfugiés et a dû accueillir un million de personnes déplacées dont des centaines de milliers de Yazidis fuyant le génocide. Après avoir eux-mêmes des réfugiés dans les années 1980-90, les Kurdes ont dû s’improviser foyer d’accueil. Massoud Barzani avait été très clair sur le sujet, soulignant que son pays devait prôner « le fédéralisme, le pluralisme et la démocratie ». « Le Kurdistan accueillera tous ces réfugiés. Ils font partie de notre famille et ils peuvent vivre ici en paix aussi longtemps que leurs zones n’auront pas été libérées », avait-il déclaré. Ces beaux discours n’empêchent toutefois pas les tensions sur le terrain, d’autant que des rancœurs persistent de la part des Kurdes à l’égard des sunnites, communauté qui a soutenu majoritairement Saddam Hussein, l’ennemi juré des Kurdes.
Une main tendue
Les Kurdes se trouvent aujourd’hui confrontés à de nombreux dilemmes : que faire de ce référendum qui n’est pas reconnu par la communauté internationale, comment s’affranchir de la tutelle de Bagdad sans sombrer dans une nouvelle guerre et comment gérer ses relations avec la Turquie sans y laisser trop de plumes ? Des défis de taille, mais qui n’abattent pas la population. « Nous savions que la situation serait compliquée après le référendum », indique un homme politique kurde, « mais nous l’assumons. »
La plupart des Kurdes, interrogés le jour du vote, ont indiqué qu’ils ne supportaient plus de vivre à l’intérieur de l’Etat irakien qui avait commandité leur génocide. Ils souhaitent que leurs enfants grandissent dans un pays libre et indépendant, et veulent profiter du droit à l’autodétermination des peuples, tel qu’il est défini dans la charte des Nations unies. Ils sont toutefois conscients que l’accession à l’indépendance prendra du temps, et que ce processus doit se faire en coopération avec le gouvernement central de Bagdad. Ils espèrent y accéder d’ici deux ans.
Le Premier ministre du Kurdistan, Nechirvan Barzani, fait preuve de pragmatisme et a annoncé vouloir nouer le dialogue avec Bagdad. « Nous demandons à la communauté internationale de nous aider à mener des négociations avec Bagdad. C’est la meilleure solution pour nous et pour l’Irak. Nous avons organisé le référendum pour permettre à notre peuple de s’exprimer. La prochaine étape ne doit pas être la guerre ou la violence », a-t-il dit. Cette main tendue vers Bagdad n’a pour l’instant pas été saisie.
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