La lente agonie des agriculteurs israéliens

Fragilisés par des marges de profit de plus en plus réduites, la pénurie de main-d’œuvre et l’importation à bas coûts, les cultivateurs israéliens sont en voie d’extinction

Manifestation de cultivateurs en détresse devant le ministère des Finances (photo credit: HADAS PARUSH/FLASH90)
Manifestation de cultivateurs en détresse devant le ministère des Finances
(photo credit: HADAS PARUSH/FLASH90)
Deux jours après Kippour, les environs de Binyamina, une région semi-rurale du nord du pays, ont connu d’énormes embouteillages. A l’origine de ces bouchons, nul accident ni travaux, mais un post Facebook publié le matin même par Hadas Fine. Cette agricultrice locale y invitait tous ceux qui le désiraient à venir se servir gracieusement des succulentes tomates de son champ : un geste désespéré afin d’alerter l’opinion publique sur la situation délétère des cultivateurs du pays, qui font face à des difficultés de plus en plus insurmontables.
Comme s’il ne leur était pas suffisant de vendre fréquemment leurs récoltes à perte au vu des prix que leur imposent les supermarchés, voilà que les producteurs ont dû affronter la concurrence des tomates turques qui ont inondé les étals des grands magasins en prévision des fêtes. La claque de trop. Cette année, Hadas Fine, dont le mari Lihu est issu d’une sixième génération d’agriculteurs israéliens, n’a pas eu les moyens d’embaucher de la main-d’œuvre afin de l’aider dans ses récoltes, et a donc préféré céder ses tomates plutôt que de les voir pourrir. Suite à sa publication sur Facebook, l’agricultrice a vu affluer des gens de toute la région, aussi bien des jJifs que des Arabes, qui ont rempli des sacs, des voitures et même des camionnettes de tomates. « C’est terrible de devoir faire ça », admet Hadas Fine, « mais j’aurais
perdu encore plus d’argent si j’avais dû les récolter ».
La plupart des personnes venues se servir dans les champs disent comprendre la détresse des agriculteurs. Abou Yazam, accompagné de sa femme et de ses enfants, était persuadé que le public avait été invité à se servir dans le surplus et que la plupart des fruits avaient été récoltés par les fermiers. Informé de la situation, il trouve très triste « que le gouvernement demande aux exploitants de scier la branche sur laquelle ils sont assis ». Quant à cet homme venu du village arabe voisin de Kafr Kafra qui repart avec une camionnette pleine à craquer, il dit regretter également la situation des cultivateurs, même s’il se félicite, au moins, que ces tomates ne soient pas perdues. « Dieu n’oublie pas les gens qui ont fait le bien. Ils ont donné et Dieu leur donnera en retour », prédit-il.
« Je pense que l’Etat devrait soutenir les fermiers et ne pas laisser les supermarchés abuser de leur position », dit pour sa part Sharon, qui vit à Césarée. « Ces tomates importées de Turquie et vendues 9 shekels le kilo sont un désastre et une véritable honte… » Même son de cloche chez Meir Yifrah, secrétaire général de l’Association des cultivateurs, qui ne décolère pas. « Au lieu de résoudre le problème des agriculteurs israéliens et de s’intéresser au fait qu’il n’y a jamais eu aussi peu de fermiers dans le pays, le gouvernement a choisi de favoriser ceux de Turquie », dénonce-t-il.
Asphyxiés
Hadas Fine insiste : les prix à l’achat des récoltes sont largement insuffisants par rapport aux coûts de production. « Cultiver la terre comporte des hauts et des bas, ce n’est jamais facile. Mais ces derniers temps, nous subissons en plus l’augmentation du prix des insecticides. Or ces nouveaux produits, qui contiennent moins de composants chimiques, doivent être répandus plus fréquemment que les autres : une fois tous les trois ou quatre jours contre une fois toutes les trois semaines », explique-t-elle.
« L’autre problème est que le gouvernement impose des taxes sur le travail des ouvriers thaïlandais, alors qu’aucun Juif ni aucun Arabe israélien n’est prêt à faire ce qu’ils font. Les Palestiniens pourraient bien les remplacer sauf qu’on ne peut pas les employer sans une autorisation du Shin Bet (services de sécurité intérieure), et qu’il faut s’acquitter d’une taxe supplémentaire d’environ 65 shekels par travailleur et par jour. Le gouvernement affirme que cet argent sert à couvrir les frais de fouilles et autres, mais de là à payer un tel montant quotidiennement ! », s’indigne l’agricultrice. Autre grief : le problème de l’eau. « Nous n’en recevons pas suffisamment. On nous vend une eau recyclée à un prix élevé qui n’est même pas bonne pour nos récoltes. Elle détruit les arbres. Même les animaux sauvages n’en veulent pas : avant, les renards, les sangliers et les chacals avaient l’habitude de percer les conduits d’eau pour boire. Maintenant ils ne se donnent même plus cette peine. »
La baisse brutale des marges de profits, imputée à la pression des chaînes de supermarchés discount et celle des grossistes aux reins solides, a fini par amener les agriculteurs à vendre leurs fruits et leurs légumes à perte, sans que cela n’entraîne pour autant une baisse des prix à l’étalage. Cela signifie que quelqu’un, quelque part, réalise des profits massifs. Ce qui est sûr, c’est que ce ne sont pas les fermiers. Un rapport publié récemment par le service de l’agriculture étrangère du département américain d’agriculture et intitulé « La fédération des agriculteurs israéliens prévient d’une crise agricole », insiste sur cette faiblesse des marges réalisées par les cultivateurs alors que le pays connaît une forte inflation sur les produits alimentaires particulièrement en période de fêtes juives. Le document stipule donc, en substance, que les agriculteurs sont les dindons de la farce.
Abus de pouvoir
Le gouvernement israélien, qui lutte avec plus ou moins de zèle depuis des années afin de faire baisser le coût de la vie, a jusque-là échoué sur presque toute la ligne : les demi-tentatives pour enrayer la montée des prix de l’immobilier n’ont rien donné, les impôts sur les classes moyennes restent particulièrement élevés, tandis que les salaires n’ont pas suivi l’augmentation du coût de la vie. Etre conscient des problèmes est une chose, les régler en est une autre.
Les autorités sont ainsi parfaitement au courant des difficultés qu’affrontent les agriculteurs, ce que confirme la déclaration du ministère de l’Agriculture et du Développement rural publiée le 18 mai sur son site Internet : « Ces dernières années, nous avons constaté l’augmentation des parts des grandes enseignes par rapport aux marchés ouverts et aux primeurs dans le secteur de la vente au détail des produits agricoles. D’après le Bureau central des statistiques, cette part de marché a augmenté de 15 % à 50 % au cours la dernière décennie. Cette hausse va de pair avec l’accroissement du pouvoir d’achat de ces magasins qui se procurent fruits et légumes aux meilleurs prix chez les grossistes, quand ils ne possèdent pas eux-mêmes leurs propres commerces de vente en gros. » Le communiqué ajoute que les profits les plus importants des supermarchés sont réalisés sur la vente de ces produits agricoles. Le ministère évoque ainsi l’existence d’un cartel dans le secteur des fruits et des légumes. Il rapporte que lors d’une audition publique concernant les licences des grossistes, « de nombreuses plaintes ont été exprimées concernant des pratiques commerciales déloyales dans le secteur, telles que des modifications rétroactives et unilatérales des termes de certaines transactions, des transactions dénuées de transparence et une dépréciation systématique – indiquant un abus de pouvoir manifeste. »
Face à cette situation, un officiel du ministère de l’Agriculture assure que celui-ci est engagé afin d’aider les cultivateurs. Il évoque une nouvelle directive émise conjointement par le ministre de l’Agriculture Ouri Ariel et celui des Finances Moshé Kahlon, demandant aux chaînes de supermarchés et aux grossistes de déclarer à la fois les prix auxquels ils achètent leurs produits auprès des agriculteurs et les prix pratiqués à la vente, possible prélude à une investigation gouvernementale sur des profits excessifs des distributeurs.
De moins en moins d’agriculteurs
« Je pense qu’il y a un vrai problème », constate Yossef Hadad, un cultivateur de melons, de citrouilles et de patates douces âgé de 77 ans, qui vit à Talmei Hazar près de Hadera. « Les cultivateurs tombent comme des mouches : tout a augmenté, mais ils continuent à vendre leurs tomates au même prix qu’il y a 20 ans, quand l’eau coûtait un cinquième de son prix actuel. » Cet homme travaille aux champs depuis l’âge de 12 ans. Son visage marqué par des années au grand air en témoigne. « J’ai commencé au bas du bas de l’échelle, et j’ai travaillé sans relâche », raconte-t-il. « J’ai vraiment une passion pour ce métier mais mes enfants, comme la plupart de ceux de leur génération, ne s’y intéressent pas du tout. »
La désertion du secteur est l’un des autres grands problèmes de l’agriculture israélienne. Alors que dans les premières années du pays, beaucoup de ses habitants aspiraient à devenir des kibboutnikim afin de travailler la terre de l’aube au crépuscule, les temps ont largement changé et peu sont ceux aujourd’hui qui ont envie de se salir les mains. Les chiffres sont particulièrement alarmants : un rapport publié par l’Association des fermiers israéliens en 2014 a montré que le nombre d’agriculteurs a baissé de plus de 75 % ces 30 dernières années, passant de 40 000 à moins de 10 000. Une chute qui s’est précipitée au cours de la dernière décennie. La situation est même si préoccupante qu’au train où vont les choses, le pays pourrait bientôt se voir contraint de compter sur les importations pour répondre à ses besoins en produits agricoles. Un scénario d’autant plus inquiétant qu’il rendrait Israël encore plus vulnérable en cas de conflit régional ou d’embargos imposés au niveau international.
Selon Yossef Hadad, l’effondrement du secteur agricole trouve son origine dans la dérégulation du gouvernement. Auparavant, il y a plus d’une vingtaine d’années, le ministère de l’Agriculture était chargé de superviser la production afin d’assurer qu’il n’y ait aucune pénurie ou surplus. Mais ensuite, c’est devenu chacun pour soi, assure l’agriculteur. On pouvait en théorie cultiver n’importe quoi. Si une saison le prix des melons était bon, la saison suivante tout le monde se mettait à en cultiver entraînant l’inondation du marché et l’inévitable effondrement des prix. « De nombreux agriculteurs se sont retrouvés sans le sou et comme les banques leur refusaient les prêts, ils ont dû se tourner vers des prêteurs sur gages. Beaucoup se sont enfoncés et n’ont plus refait surface », confie Yossef Hadad.
On pourrait certes penser qu’il en va ainsi du monde moderne : les petits poissons se débattent pour survivre et c’est le plus gros d’entre eux qui s’en tire. Yossef Hadad, tout comme Hadas et Lihu Fine, appartient à la catégorie des agriculteurs moyens. Il ne formule pas que des critiques à l’encontre des grossistes et des chaînes de supermarchés, soulignant que si on leur fournit suffisamment de stock, ils offrent un prix juste. Mais ces contrats passés avec les gros distributeurs sont à double tranchant. L’agriculteur peut ainsi se retrouver dos au mur dans le cas, fréquent, où ses récoltes sont victimes du mauvais temps, de maladies, d’une pénurie de main-d’œuvre ou de toute autre forme d’adversité. « Que se passe-t-il quand vous avez signé un contrat d’un an avec un commerçant et que vous êtes soudain à court de marchandise ? Vous vous retrouvez à acheter la production d’autres cultivateurs à des prix qui ne sont pas toujours avantageux. Si vous ne le faites pas, vous courez le risque que les supermarchés refusent de traiter avec vous l’année suivante », explique Yossef Hadad. Ces contrats qui peuvent assurer des revenus réguliers ne concernent évidemment pas les petits agriculteurs, incapables de produire les quantités requises par les grands distributeurs.
La révolte s’organise
Une tentative pour lutter contre cette situation a été initiée à l’été 2015 par des producteurs locaux. Toutefois, il est peu probable que cette mesure suffise à équilibrer la balance. Dans les régions rurales et semi-rurales du pays, les producteurs se sont ainsi mis à vendre directement leurs fruits et leurs légumes aux consommateurs, pour le plus grand bonheur de ces derniers : les prix sont souvent réduits de moitié par rapport à ceux pratiqués dans les supermarchés et les produits sont plus frais. Passant directement du champ au consommateur, ils ne connaissent pas les chambres froides où l’on sait que certains produits sont entreposés durant des semaines, voire des mois, avant de se retrouver sur les étalages des grandes chaînes de distribution. L’initiative de ces fermiers s’est également répandue dans des villes ou des banlieues où les gens ont du mal à boucler leurs fins de mois. « Les clients qui achètent nos produits comprennent que si nous avions pu les vendre à un bon prix aux supermarchés nous n’en serions pas là. Quant aux personnes plus réticentes, nous leur expliquons que si nos récoltes nous coûtent près de quatre shekels le kilo à produire, il nous est impossible de les vendre pour un shekel », explique Hadas Fine.
Mais ceci est loin de suffire. Je suggère à Hadas qu’à moins que le gouvernement ne fournisse des subventions afin d’assurer la survie de ses agriculteurs, à l’image de ce que fait l’Union européenne, ce pourrait être bientôt la fin pour elle et beaucoup d’autres. « Je ne veux pas d’aide de qui que ce soit », clame l’agricultrice d’une voix qui trahit sa frustration. « Je veux simplement qu’on me permette de travailler en paix. Si j’ai besoin de main-d’œuvre qu’on me laisse en embaucher, et quand j’ai besoin d’eau, qu’on m’en fournisse à un prix raisonnable. » Quand je lui demande si elle est d’accord avec ceux qui prédisent la fin de l’agriculture israélienne d’ici dix ans, Hadas Fine hausse les épaules. « Je le crois. L’énorme problème est que nous ne pourrons jamais importer suffisamment pour couvrir nos besoins en fruits et en légumes : tous les pays, excepté Israël, réalisent désormais qu’ils doivent faire attention à leurs ressources. J’ai entendu qu’on prévoit une crise mondiale du blé. Pensez-vous que dans ce contexte les nations accepteront de nous vendre leur blé ? Bien sûr que non. Ils le garderont pour eux et nous crèverons de faim. A moins que la Turquie ne nous tende la main… Mais vous aimeriez dépendre de la Turquie ? Moi pas. »
La dernière vidéo enregistrée par Shimon Peres juste avant l’attaque cérébrale qui l’a emporté deux semaines plus tard, avait pour but d’encourager les Israéliens à soutenir les agriculteurs locaux et leurs produits. « Qu’est-ce qu’un produit bleu-blanc ? », demandait-il. « Pour moi, il s’agit de la salade israélienne, de nos merveilleux fruits… Peut-on imaginer un seul repas sans eux ? »
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