La poudrière de Beit Shemesh

Beaucoup considèrent que la ville préfigure l’aggravation du conflit entre laïcs et religieux

Bienvenue. Les femmes doivent porter  une tenue pudique (photo credit: IRAC)
Bienvenue. Les femmes doivent porter une tenue pudique
(photo credit: IRAC)
A la fenêtre du cinquième et dernier étage d’un immeuble de Beit Shemesh situé non loin du domicile d’Alisa Coleman, une large pancarte avec de grosses lettres noires appelle les femmes à ne pas heurter la pudeur par leurs tenues quand elles passent dans le quartier. Signée « Les résidents du quartier », elle n’est qu’un exemple parmi d’autres des disputes opposant les habitants de cette ville de plus en plus orthodoxe.
A l’époque où elle s’est installée dans le quartier de Sheinfeld, il arrivait parfois à Alisa de se rendre dans les boutiques de la Kirya Haredit (quartier ultraorthodoxe), à proximité du Migdal Hamayim (château d’eau). « Je n’ai jamais rencontré de problème, mais c’est pourtant là que la première pancarte est apparue. » Celle-ci proclamait : « Conformément à une décision du dirigeant de notre communauté, il est demandé aux femmes d’éviter de passer ou de s’arrêter sur ce trottoir, utilisé par les fidèles pour se rendre à la synagogue. » Précisons que l’écriteau avait été offert « pour le complet repentir de ceux qui brûlent dans les flammes des i-Phone et d’Internet »…
Le conflit entre laïcs et religieux caractérise l’Etat juif depuis sa création. Avec l’accroissement de la population ultraorthodoxe et, de ce fait, de son pouvoir politique, il s’est encore intensifié. Ces derniers mois, la très radicale Faction de Jérusalem a organisé dans la capitale de violentes manifestations contre l’obligation du service militaire. Les manifestants ont brûlé des pneus, bloqué la circulation et renversé des poubelles, causant du tort à la vaste majorité de la population harédite, tant économiquement que sur le plan de sa réputation et de son influence. En conséquence, on a vu apparaître des pancartes appelant au boycott des entreprises dont les propriétaires ont participé à ces émeutes, dont celui de la chaîne d’épiceries Bar-Kol.
A Beit Shemesh, certaines altercations entre les ultraorthodoxes et les autres habitants ont été tout aussi violentes. Cette ville nouvelle, peuplée par des immigrants nord-africains dans les années 1950, a amorcé son évolution dans les années 1980, avec l’arrivée d’un groupe d’étudiants de yeshiva nationaux-religieux, dont l’objectif était de renforcer religieusement la population locale tout en profitant des loyers à bas prix. Puis ce sont des olim anglophones qui ont vu en Beit Shemesh une alternative pratique et bon marché à Jérusalem et Raanana. Ils ont bâti là une importante communauté, avec sept ou huit synagogues de la mouvance nationale-religieuse réparties dans sept secteurs de la ville. Les premiers quartiers ultraorthodoxes ont été construits dans les années 1990 et les harédim constituent aujourd’hui la moitié de la population de l’agglomération.
Hostilité croissante
Selon Alisa, originaire de Londres et résidente de Beit Shemesh depuis 20 ans, les problèmes ont commencé par des incidents isolés. « Une femme qui faisait son jogging a été agressée, une autre a reçu une grosse pierre sur la tête alors qu’elle roulait à vélo. Puis d’autres extrémistes se sont installés à Ramat Beit Shemesh Bet, tout près de là où nous habitons. »
En 2013, le conflit s’exacerbe avec l’ouverture d’une école élémentaire nationale-religieuse pour filles à la limite de Ramat Beit Shemesh Bet. Les harédim, venus pour la plupart de Méa Shéarim, le quartier ultraorthodoxe extrémiste de Jérusalem, veulent récupérer l’établissement pour leur communauté. Ils investissent alors les trottoirs et se mettent à siffler, voire à cracher sur les fillettes à leur arrivée ou leur sortie de l’école. « Les ultraorthodoxes qui avaient acheté dans le quartier disaient : “C’est notre école” », explique Alisa. « Ils estimaient avoir acheté la rue avec l’appartement ! Les fillettes d’Orot [l’école publique religieuse] vont en classe avec des manches trois-quarts, il ne s’agissait donc pas d’une question de pudeur. Lorsque cela s’est su, le pays tout entier s’est enflammé et a mis la pression sur les harédim. Ils ont eu très mauvaise presse ! » Et la polémique a fini par se calmer.
Cette année, un autre conflit a éclaté dans la rue : chaque fois qu’ils traversaient à pied le quartier de Ramat Beit Shemesh le samedi après-midi, des moniteurs d’un mouvement de jeunesse national-
religieux étaient agressés par des adolescents harédim, qui crachaient sur eux, criaient et leur lançaient des projectiles. « Le pire, ça a été au moment de Pourim », se souvient Alisa, « quand une foule d’ultraorthodoxes s’en est prise à deux jeunes filles. »
Les adolescents du mouvement de jeunesse et leurs parents ont alors rencontré des élus locaux et des dirigeants communautaires de quartier en prenant soin d’éviter les médias. Comme cela a plusieurs fois été le cas dans les émeutes provoquées par la Faction de Jérusalem, ce sont les membres des communautés auxquelles appartenaient les agresseurs qui sont parvenus à dissuader ceux-ci de continuer. Des pashkevilim (affiches) sont également apparues, recensant les entreprises ayant des différends avec l’administration fiscale ou présentant des photographies de constructions illégales. Les affiches menaçant de transmettre ces informations aux autorités ont fait bouger les choses. « Soudain, les gens ont réagi », raconte Alisa. « Les parents ultraorthodoxes ont obligé leurs enfants à rester à la maison quand les jeunes du mouvement de jeunesse passaient dans le quartier. Les représentants des communautés orthodoxes ont dit à ces jeunes : “Ne vous inquiétez pas, nous vous protégerons. Nous vous promettons que les responsables des violences resteront chez eux.” Et ils ont tenu parole. Aujourd’hui, il y a parfois des cris, mais personne ne lance plus de projectiles… Beit Shemesh est un peu comme un avant-poste : ce qui se passe ici arrivera ailleurs si nous ne prenons pas le taureau par les cornes. »
Alisa insiste sur le besoin de rester dans la légalité, d’éviter le recours à la violence. Elle et ses voisins encouragent les magasins ultraorthodoxes du quartier et créent des liens avec leurs propriétaires. En revanche, elle refuse de faire des concessions. « La plupart de ces gens n’auraient jamais craché spontanément sur une femme. Seulement quand on commence à les autoriser, ce genre de comportement devient la norme. C’est comme lancer des pierres sur les voitures à Méa Shéarim le chabbat. Si personne n’est là pour ordonner aux gens d’arrêter, cela continue. »
Les pancartes font de la résistance
Malgré les procès, les pancartes appelant à la pudeur sont restées accrochées aux fenêtres. Les opposants à ces méthodes estiment que ces écriteaux créent une atmosphère d’intimidation et encouragent la violence. L’avocate Orly Erez-Likhovski, de l’Israel Religious Action Center (IRAC), explique pourquoi elles n’entrent pas dans le cadre de la liberté d’expression, même lorsqu’elles se trouvent sur une propriété privée : « Tout d’abord, elles ont l’air officiel car elles sont signées par des rabbins. En outre, aucune autorisation n’a été obtenue. Ensuite, elles sont offensantes, parce qu’elles veulent limiter le droit des femmes à aller où elles veulent. Le rapport sur l’exclusion des femmes rédigé en 2013 par le conseil juridique du gouvernement souligne que rien, dans la culture ultraorthodoxe, ne pose la séparation des sexes comme principe. Les règles vestimentaires n’ont pas le même poids que le respect du chabbat, par exemple, et interdire la présence d’une femme dans l’espace public est contraire aux principes d’une société démocratique. »
En 2013, avec l’aide de Me Erez-Likhovski et de l’IRAC, quatre femmes ont attaqué en justice la municipalité de Beit Shemesh pour prévarication. L’affaire a été portée devant le tribunal local. « Ce que nous affirmions », explique Me Erez-Likhovski, « c’est non seulement que les pancartes étaient offensantes, mais qu’elles pouvaient entraîner des dommages physiques. Le juge David Gidoni nous a donné raison et a fait verser la somme de 15 000 shekels à chacune des plaignantes. »
En 2016, le tribunal local a rejeté l’appel de la municipalité, la contraignant à ôter les pancartes, mais celles-ci ont très vite refait leur apparition. En février 2017, les femmes ont porté plainte contre la ville pour outrage au tribunal (non-respect d’une décision de justice). En juin dernier, le juge de la Cour suprême Yigal Marzel a ainsi condamné la municipalité à 10 000 shekels d’amende par jour tant que les pancartes resteraient accrochées aux fenêtres. Il a en outre ordonné à la municipalité de placer, à ses propres frais, des caméras de surveillance et d’accroître le nombre de patrouilles de police pour empêcher la réapparition des panneaux.
Le maire mis en cause
Lors de l’audience à la Cour suprême, le maire de Beit Shemesh Moshé Aboutboul, du parti ultraorthodoxe Shas, a déclaré ne pas contester l’interdiction par la loi de ces pancartes accrochées aux fenêtres des maisons depuis une quinzaine d’années, mais il a exprimé ses craintes de pénétrer dans le quartier en vue de remédier à la situation. « Ils ont déjà renversé une voiture de police et lancé des blocs de béton par les fenêtres. Je suis très embarrassé par cette violence. » « Le juge comprend bien que ce n’est pas simple », a-t-il déclaré après le verdict. « Le sujet en lui-même est très complexe. »
« Les choses se sont un peu calmées », affirme Me Mickey Gastwirt, conseiller juridique de la ville, au sujet du conflit avec les
membres des mouvements de jeunesse. « Nous devons obligatoirement passer par le dialogue. C’est une véritable guerre qui se joue et beaucoup de gens se plaignent de recevoir des menaces. Les pancartes sont le symbole de ce conflit. » L’avocat affirme que la municipalité n’a pas appliqué immédiatement la décision du tribunal pour des raisons indépendantes de sa volonté : « La procureure générale de la ville était partie en congé de maternité tandis que d’autres étaient en vacances », précise-t-il. « Il ne s’agissait pas d’outrage à la justice. Que l’on s’attaque aux vrais problèmes, comme les excès de vitesse sur l’autoroute 1, et que l’on oublie cette histoire de pancartes », suggère-t-il.
L’avocate Rena Hollander, qui est intervenue dans le procès, est récemment entrée au conseil municipal. « Il est clair que le maire n’a aucune envie de faire retirer les pancartes », estime-t-elle. « Je ne crois pas une seconde qu’il soit impossible de faire entendre raison à ces gens-là. Aboutboul a fait poser des caméras pendant la journée, mais elles ont été retirées juste après. Il s’agit d’un petit jeu entre lui et les extrémistes. Il leur lance des clins d’œil… » A la suite du procès, la municipalité a fait retirer cinq pancartes, qui sont réapparues tout de suite après. Une sixième a été remarquée récemment ; elle demandait aux hommes et aux femmes d’utiliser chacun un côté d’un escalier public.
Me Hollander, arrivée en Israël de Toronto à l’âge de 10 ans, a été pendant un an et demi la seule femme à siéger au conseil religieux de la ville. Elle vient de démissionner pour siéger au conseil municipal, et fournit un aperçu éclairé de ce qui se trame au conseil religieux, à l’abri des regards. « On se bat pour tout. Lorsqu’on fait venir des intervenants extérieurs, les membres de l’instance ont l’impression qu’on utilise l’argent du ministère pour défendre les femmes libérales. Il y a de nombreuses tensions entre les rabbins harédim et datim leoumim [nationaux-religieux] qui s’occupent des cimetières et des bains rituels. On se dispute pour savoir qui prendra les décisions, comme celle portant sur le choix des surveillantes de mikvaot. La plupart de ces services, les harédim ne les utilisent pourtant pas. Le précédent rabbin a démissionné et au lieu d’en nommer un nouveau, ils ont fait venir un rabbin “bénévole” très extrémiste qui prend toutes les décisions. Il n’y a pas d’autre membre national-religieux au conseil. »
« L’idée prédominante dans la ville, c’est que les femmes doivent se tenir à l’écart de la sphère publique », poursuit-elle. « Et cette conception commence à se propager aussi dans la société nationale-religieuse et même dans des villes totalement laïques qui font venir par exemple davantage de chanteurs que de chanteuses. Une fois que ce genre de chose se normalise, il est difficile de revenir en arrière : comme les bus où les hommes et les femmes ont chacun des zones qui leur sont attribuées pour s’asseoir. Au début, ce phénomène ne touchait qu’une ou deux lignes, mais aujourd’hui, il y en a des dizaines qui fonctionnent de cette façon, même si cela reste non officiel.
Les excès du radicalisme
Pnina [une habitante ultraorthodoxe qui refuse de donner son avis sous son vrai nom] explique que certains groupes harédim sont obsédés par la nécessité d’être préservés de toute influence laïque. « Je pense que les pancartes ne sont pas seulement une question de tsniout [pudeur] », affirme-t-elle. « Il s’agit davantage d’établir une séparation. En Israël, la façon dont on s’habille définit le “camp” auquel on appartient. Evoquer la tenue vestimentaire est une façon simple d’interdire un quartier à telle ou telle personne. Se tenir éloigné d’influences étrangères est une valeur très importante dans le monde de la Torah », poursuit Pnina. « Mais cela ne doit pas se faire aux dépens d’autres mitsvot importantes, comme aimer son prochain, ne pas embarrasser autrui, etc. Selon moi, ces gens commettent une erreur très grave ! »
Le rabbin Mordekhaï Goldstein, de la synagogue Lev Eliyahou dans le quartier de Mishkenot Yaacov, affirme ignorer qu’il existe un conflit relatif aux écriteaux. « Franchement, il y a des problèmes plus sérieux ! », dit-il. « Les journalistes essaient de semer la zizanie avec leurs articles, alors qu’ici, les gens sont très pacifiques. » D’autres rabbins de la ville ont refusé de s’exprimer sur le sujet.
Pour le Dr Eve Finkelstein, une des plaignantes du procès, les pancartes encouragent la violence. Elle-même a été attaquée par 300 haredim lors d’une manifestation contre la compagnie de bus Egged, dans laquelle elle s’était retrouvée par hasard. « Ils m’ont jeté des pierres. C’était l’hiver pourtant, je portais une jupe et des manches longues ! »
Tous les moyens pacifiques pour faire retirer les pancartes, comme la médiation, ont échoué. « Ces panneaux ont des conséquences sur notre vie de tous les jours », explique le Dr Finkelstein. « L’une de mes patientes portait un débardeur lorsqu’elle est tombée et s’est cassé le poignet. En arrivant au dispensaire de la rue Heftsiba, elle a découvert à l’extérieur une grande pancarte appelant à la pudeur. Elle a alors été obligée de se rendre  dans un autre service d’urgences où elle a dû débourser 800 shekels, que la caisse maladie a bien sûr refusé de lui rembourser. »
« Ils veulent contrôler les femmes. Nous souhaiterions donc qu’il y ait un précédent. A Ashdod et à Arad aussi, il y a des pancartes qui leur dictent comment elles doivent s’habiller. Les harédim ont envoyé leurs femmes travailler et ça leur a ouvert les yeux. Dès lors, comme elles ne marchent pas toujours droit, les dirigeants des communautés affirment leur emprise par la violence et la peur. » Le médecin décrit d’autres méthodes utilisées pour maintenir ce contrôle : « Une secte harédite violente a instauré des “patrouilles de la pudeur” qui ont physiquement attaqué des directeurs de publications qui avaient inséré des publicités pour des conseils en matière d’allaitement, pour des leçons de conduite pour femmes ou pour étudiants de yeshiva, et même pour des chambres d’hôtes. Le directeur harédi séfarade d’un bulletin communautaire avait autorisé des publicités pour des leçons de conduite : ils sont entrés dans son bureau, ont versé de la colle forte sur sa porte et ont détruit son entrée.
C’est ce qu’on appelle régner par la violence ! Les harédim ont poussé les choses à un niveau qui n’a plus rien à voir avec la halakha. Les laïcs croient qu’il s’agit là de religion. Mais ce n’est pas le cas. »
On ignore comment ce conflit finira par se résoudre. Peut-être le changement se fera-t-il pas à pas, grâce à des membres de la communauté ultraorthodoxe qui rejettent ces méthodes et feront tôt ou tard entendre leur voix. Le Dr Finkelstein y croit. « Je connais une femme de Heftsiba [quartier harédi] qui va déménager parce qu’elle a appris qu’une de ses voisines avait été agressée pour avoir porté une perruque longue, la même que la sienne… »
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