Une histoire de fous ou comment filmer le quotidien des aliénés mentaux

Un documentaire étonnant jette un regard singulier sur la vie dans un établissement psychiatrique

L’assistante sociale Nati Ardan avec Avraham Farchi (photo credit: DR)
L’assistante sociale Nati Ardan avec Avraham Farchi
(photo credit: DR)
Les cinéastes n’ont pas toujours été tendres avec les malades mentaux. Ce sont les comédies qui s’emparent le plus volontiers de ce sujet sensible, et les œuvres qui mettent en scène des « fous » – comme le célèbre Vol au-dessus d’un nid de coucou dans les années 1970, ou plus récemment, la comédie italienne Folles de joie – ont tendance à ridiculiser les pathologies des personnages. Et quand bien même le sujet de société est abordé en filigrane – dans Vol au-dessus d’un nid de coucou, c’est le règlement intérieur d’un hôpital psychiatrique américain qui est tourné en dérision, et dans Folles de joie, c’est le machisme qui est dénoncé comme étant responsable de l’internement des héroïnes du film –, les stéréotypes négatifs sur les malades mentaux sont la norme. Très souvent, les téléspectateurs sont invités à rire aux dépens des patients, plutôt qu’à entrer en empathie avec eux ; les cinéastes ne nous donnent pas la chance de comprendre ce qu’est réellement leur réalité, ni d’être touchés par leur détresse.
Ouverture sur des mondes imaginaires
Makhlaka Ptouha (Pavillon ouvert) pose un regard nouveau sur ce monde si différent. La caméra a suivi pendant trois ans trois patients au sein de l’établissement psychiatrique Abarbanel de Bat Yam. Le documentaire israélien met en lumière la complexité de leur quotidien et la singularité de leurs personnalités, sans jamais les tourner en ridicule. Au fur et à mesure que leurs histoires se déploient, le film, en quête d’authenticité, permet de se mettre dans la peau de chacun des protagonistes.
Tous les trois semblent vivre dans un monde imaginaire. Avi Avner, 58 ans, est la victime de règles très strictes qu’il s’est créées lui-même, et auxquelles il est totalement soumis. Par exemple, s’il est en route quelque part et qu’il repère un policier, ou bien s’il voit un avion survoler un feu rouge qui clignote – Abarbanel est situé sous la trajectoire principale vers l’aéroport Ben-Gourion – il doit vite faire demi-tour et attendre au moins une heure et demie avant de se remettre en chemin. Sinon, il est convaincu qu’il va se passer quelque chose de terrible. Incapable de s’affranchir de ces contraintes qu’il s’inflige, Avner est hospitalisé depuis l’âge de 18 ans.
Igor, 28 ans, immigré du Kirghizistan, entend des voix. Elles lui disent qu’il est l’un des meilleurs rappeurs au monde, un véritable mafieux glacial flanqué d’une sublime star hollywoodienne à ses côtés. Avraham Farchi, 58 ans, a passé de nombreuses années dans la rue à mendier et a fait de multiples tentatives de suicide. Pour autant, ces patients révèlent bien d’autres facettes de leurs personnalités devant la caméra ; ils sont aussi capables de produire un discours articulé, responsable et sensible.
Là où les cieux finissent
Leur vie a changé lorsque Nati Ardan, une assistante sociale d’Abarbanel, les a invités à participer à un atelier de théâtre inspiré du psychodrame. « Je cherchais un moyen de stimuler les patients, de les amener à améliorer leur estime d’eux-mêmes, pour qu’ils se sentent mieux », confie-t-elle. Chaque membre du groupe a été invité à confier un rêve, puis une équipe professionnelle a été engagée pour réaliser un court-métrage de fiction, dans lequel chacun des protagonistes aurait la chance de concrétiser son souhait.
Le rêve d’Igor, réaliser un clip vidéo de rappeur ; celui de Farchi, chanter une chanson qui passerait à la radio ; tandis qu’Avner aspire tout simplement à franchir la porte de l’hôpital et à aller s’acheter un paquet de cigarettes, sans l’aide de personne.
Le résultat de cette aventure, un film très réussi intitulé en hébreu : Eifo Shenigmarim Hashamayim (Là où les cieux finissent).
Les coulisses de l’aventure
Lorsque les cinéastes Ido Glass et Yoav Kleinman ont eu vent de ce projet, par un de leurs amis ingénieur du son qui faisait partie de l’équipe de tournage, ils ont approché la direction de l’hôpital et demandé la permission de réaliser un making-of du court-métrage, de filmer les coulisses de ce projet thérapeutique. « Comme il y avait déjà une équipe de tournage sur place, qui filmait les patients, nous avons pensé qu’il y avait là une occasion en or de pouvoir travailler en tandem avec eux et d’approfondir les choses pour aller encore plus loin dans la découverte de nos “héros” », explique Ido Glass. La direction d’Abarbanel a accepté, tout comme les patients et leurs familles, de se prêter au jeu, et pour la première fois, un établissement psychiatrique israélien a ouvert ses portes à une production documentaire indépendante.
Lors de la première de Eifo Shenigmarim Hashamayim  à la Cinémathèque de Tel-Aviv, en présence des familles et des amis, les malades ont été accueillis comme des stars et invités à fouler un vrai tapis rouge. Le film a même remporté le prix du meilleur court-métrage au Festival international de Haïfa en 2013. Quant au making-of réalisé par Glass et Kleinman, il s’agit d’un véritable chef-d’œuvre, car les coulisses de cette formidable aventure humaine se sont révélées riches en rebondissements.
Confidences à cœur ouvert
Avner n’avait plus de contact avec sa sœur Lily depuis plus de 30 ans. Leur mère Miriam avait raconté à sa fille qu’Avner avait déménagé au Canada et que la famille avait perdu sa trace. Mais après le décès de Miriam, la vérité a émergé. Grâce aux efforts de Yoram, le mari de Lily, et de l’assistante sociale Nati Ardan, qui ont passé de longues heures à discuter avec le frère et la sœur, les retrouvailles d’Avner et Lily ont pu avoir lieu. A la première du film, ils se sont revus pour la première fois après trois décennies. « Notre société essaie le plus souvent de cacher les malades, c’est dommage pour tout le monde », juge Ido Glass, affirmant que la vie d’Avner et des membres de la famille de sa sœur, s’est enrichie de ces retrouvailles.
Makhlaka Ptouha suit également les efforts d’Igor pour être libéré de l’hôpital afin de vivre de façon semi-indépendante dans une auberge, ainsi que la lutte de Farchi lorsqu’il apprend qu’il est atteint d’un cancer et qu’il décide de lutter contre cette autre maladie qui le frappe. Malgré les pulsions suicidaires qu’il avait jusque-là, il retrouve soudain le goût de vivre et se prête à tous les traitements médicaux.
« Nati les a amenés à s’ouvrir sur leur vie intime, comme personne n’avait jamais réussi à le faire auparavant », confie Yoav Kleinman, expliquant que l’assistante sociale, farouchement opposée aux traitements médicamenteux, a passé beaucoup de temps à discuter avec les acteurs de l’atelier théâtre des événements clés de leur vie, pour les aider à identifier les rêves qu’ils voulaient réaliser.
Le monde le plus fou
Kleinman souligne le décalage qu’il a pu observer entre le tournage avec les patients au sein même de l’hôpital et l’extérieur. Il a été frappé par le contraste ironique entre ces deux mondes. « Souvent, j’ai eu l’impression que les rues bondées et bruyantes de Tel-Aviv, avec tous ces gens collés à leurs téléphones, étaient un monde de fous bien plus étrange et dans lequel il est plus difficile encore de vivre que dans celui de l’hôpital. Abarbanel me semblait être un havre de paix, une sorte de lieu touché par la grâce, où les gens pouvaient être ce qu’ils sont. »
Alors que les protagonistes du film passaient par toutes les étapes difficiles qui jalonnaient leur périple vers la réalisation de leurs rêves, Kleinman s’est surpris à s’identifier à leur lutte. « Nous partageons tous le même désir : celui d’essayer de faire quelque chose que nous n’avons encore jamais réalisé, et nous sommes tous confrontés à la même peur d’essayer. On oscille alors entre le désir de faire et la crainte. Dans le cas de quelqu’un comme Igor, c’est peut-être un peu plus extrême. Il passe de moments de désespoir intenses à d’autres, où il se sent le roi du monde. »
Filmer les déclassés avec humanité
Kleinman et Glass n’en sont pas à leur premier film. Ils ont déjà réalisé plusieurs documentaires et partagent le même intérêt pour les sujets marginaux, et les déclassés. Ils se sont déjà penchés sur le sujet de l’autisme, ont mis en scène les acteurs juifs et arabes d’un cirque, des enfants des rues et des personnes atteintes du syndrome de Down (trisomie). Malgré ces expériences, Glass avoue qu’avant de travailler sur Makhlaka Ptouha, il ne connaissait pas grand-chose à la maladie mentale et n’avait encore jamais approché de schizophrènes. « Je reconnais que je les ai regardés d’abord comme des barjots. Mais, en travaillant avec eux, j’ai appris à les connaître. Et en découvrant leur force, leur énergie et leurs talents, ils sont presque devenus comme tout le monde pour moi, c’est-à-dire des personnes normales, tout simplement atteintes d’une maladie, comme n’importe quelle autre. »
Quand Glass et Kleinman ont commencé à travailler sur le film, il y a plus de trois ans, ils ont autofinancé le tournage, comme sont souvent contraints de le faire les cinéastes indépendants, avec l’espoir d’obtenir rapidement l’appui financier d’une chaîne de télévision israélienne. Pendant longtemps, ils n’ont pas trouvé preneur. « On s’est rendu compte que nos sociétés ne veulent pas voir les malades mentaux et préfèrent qu’ils restent enfermés là où ils sont », explique Kleinman. « Mais le bon côté du manque d’argent, c’est que sans budget pour pouvoir commencer le montage pendant qu’on filmait, on a dû se concentrer uniquement sur le tournage. De ce fait, on a accumulé bien plus de matière intéressante. »
Finalement, le producteur israélien Yahaly Gat s’est intéressé au projet et a trouvé auprès de la première chaîne de l’Autorité israélienne de radiodiffusion les financements nécessaires pour boucler la réalisation.
Une histoire universelle
« On avait là de quoi tenir le public en haleine, avec des histoires personnelles fortes et une grande charge émotive », explique Yahaly Gat, et c’est pour cela que la première chaîne et lui-même ont été attirés par ce projet. En plus de toucher le public, Makhlaka Ptouha est maintenant utilisé par Abarbanel et d’autres établissements psychiatriques, au cours de séances de formation, comme un support pédagogique. « La production de ce film aurait pu se faire différemment, mais on l’aurait tous regretté finalement », explique Nati Ardan, rappelant les longues discussions avec le personnel de l’hôpital pour décider si oui ou non c’était une bonne chose que ce tournage ait lieu. Ardan ne regrette pas une seconde d’avoir accepté l’offre de Glass et Kleinman. Elle confie que le processus de ce travail lui a offert de pouvoir découvrir des péripéties de la vie de ces patients, de manière plus profonde et plus intime, ce qui n’aurait pas été possible autrement.
« Peu à peu, j’ai appris de plus en plus de choses sur eux et ça m’a permis de les apprécier davantage et de les voir sous un jour », dit-elle. « Je n’aurais jamais su qu’Avner savait chanter et j’ai été émue par ce que Farchi m’a raconté sur ses années passées à mendier. Il m’a confié qu’il se levait tôt le matin pour s’habiller et se laver, comme s’il allait travailler. Depuis, je vois les sans-abri différemment. Il faut être reconnaissant de ce que l’on a et ne pas juger les autres pour les besoins qu’ils peuvent avoir à un moment donné de leur histoire. »
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