Islamophobie et antisémitisme : une comparaison problématique

Pourquoi il est historiquement faux, et même dangereux, de comparer le sort de la communauté juive dans la France des années 1930-1940 à celui des musulmans dans la France d’aujourd’hui

La place de la République (Paris) le 11 janvier dernier (photo credit: REUTERS)
La place de la République (Paris) le 11 janvier dernier
(photo credit: REUTERS)
Le matin du 7 janvier, le jour où les locaux de Charlie Hebdo ont été attaqués, je regardais une interview du célèbre journaliste Edwy Plenel, qui réagissait à la sortie le jour même du dernier livre de Michel Houellebecq, Soumission. Le roman, dont l’action se déroule en 2022, décrit la vie en France sous le joug musulman après qu’un parti fictif, la Fraternité musulmane, ait remporté les élections face au Front national. Plenel accusait l’écrivain de faire le jeu de l’extrême-droite, qui agite la menace d’un « Grand Remplacement », selon lequel les musulmans français deviendraient progressivement plus nombreux que la majorité chrétienne, destituant sa culture et ses valeurs. Le journaliste s’indignait que France Inter ait ouvert son antenne à Houellebecq, ajoutant qu’une telle chose ne serait pas arrivée si le livre avait traité des juifs. Pour Plenel, inviter Houellebecq est tout aussi inacceptable qu’inviter Louis-Ferdinand Céline.
Plenel a-t-il raison de soutenir que Houellebecq est aussi indéfendable que Céline ? Alors que l’auteur de Soumission envisage simplement que l’islam prenne une place plus importante dans la sphère publique et politique (sans dire explicitement que cela serait une mauvaise chose), l’auteur du Voyage au bout de la nuit était ouvertement antisémite, se définissant lui-même comme « l’ennemi numéro 1 des juifs ». Il a publié plusieurs pamphlets antisémites, parmi lesquels Bagatelle pour un massacre (1937) dans lequel il s’attaque à la « race juive » et appelle à son élimination. Il semble donc qu’il soit pour le moins inapproprié de comparer la vision peut-être alarmiste de Houellebecq avec les romans haineux et les appels au meurtre de Céline.
Et pourtant, cette analogie bancale n’est qu’une des nombreuses comparaisons faites dans la presse française ces derniers jours entre l’antisémitisme historique et l’islamophobie contemporaine. Le terrorisme islamiste en France, ont souligné beaucoup de journalistes, n’est pas né par hasard : on ne peut pas comprendre la cause des derniers attentats si l’on refuse de voir l’aliénation que subissent les musulmans de France. Certains, dont Edwy Plenel dans son dernier livre Pour les musulmans, affirment que les musulmans français sont les nouveaux juifs, le point de comparaison étant la haine et les discriminations dont ils font l’objet.
Indéniablement, un préjugé islamophobe existe et croît dans la société française – comme l’attestent les récentes attaques contre des mosquées –, mais il est historiquement faux de comparer le sort de la communauté juive dans la France des années 1930-1940 à celui des musulmans dans la France d’aujourd’hui. L’une des différences principales est que, dans le cas de l’islamophobie contemporaine, la haine et les préjugés injustifiables dont sont victimes les musulmans sont entremêlés d’une opposition idéologique légitime à l’islam radical. La plupart des experts s’accordent à dire que les préjugés à l’encontre de la communauté musulmane se sont particulièrement accrus aux lendemains du 11 septembre, quand l’Occident a compris que l’islam radical était une menace pour sa sécurité et ses valeurs. Evidemment, comme il a été souligné ces dernières semaines, il est essentiel d’éviter tout amalgame entre l’islam radical et l’islam modéré et non violent, majoritaire. Mais comme l’islamophobie a progressé en même temps que l’islam radical, ce sentiment déclinera probablement quand les musulmans montreront que leur foi n’a rien à voir avec cette conception violente et intolérante de la religion et que, loin d’être tentés par la radicalisation, ils la combattront activement.
La situation de la communauté juive européenne dans les années 1930 était totalement différente. Les préjugés dont souffraient les juifs étaient motivés par des considérations raciales. Même quand les antisémites accusaient les juifs d’être responsables des crises financières ou de l’agitation politique, ils ne les attaquaient pas pour avoir suivi des prescriptions religieuses : c’était leur supposée prédisposition raciale à ces comportements qui était décriée. Les juifs français n’avaient donc pas d’outils idéologiques à disposition pour se défendre.
Une autre différence importante est que les musulmans sont aujourd’hui bien plus nombreux en France que les juifs ne l’ont jamais été. Ils peuvent de plus compter sur le soutien des Etats à population majoritairement musulmane pour les défendre, si leur vie est un jour menacée ; contrairement aux juifs français qui ne pouvaient compter sur personne pour les sauver. La communauté musulmane française est loin d’être aussi vulnérable aujourd’hui que la communauté juive l’était à l’époque.
Mais la différence la plus criante entre ces deux communautés à ces moments donnés est l’attitude qu’elles ont adoptée pour répondre aux difficultés rencontrées. Beaucoup expliquent que si l’islam radical s’est développé ces dernières années en France, c’est en partie à cause du sentiment d’aliénation éprouvé par de nombreux musulmans. Le risque serait de conclure que l’islam radical, ou n’importe quelle forme d’activisme sectaire et violent, est une réponse naturelle aux difficultés auxquelles ces populations font face. Une telle conclusion est dangereuse en ce qu’elle adresse aux terroristes potentiels le message suivant : la violence est une façon légitime et efficace d’attirer l’attention sur la détresse de la communauté musulmane française. C’est à ce propos que le parallèle avec les juifs français des années 1930 est le plus intéressant. Bien que beaucoup d’entre eux vivaient à l’époque dans une pauvreté abjecte, une routine violente faite d’agressions antisémites, les juifs français n’ont jamais eu recours à la violence pour sensibiliser l’opinion publique à leurs souffrances. Au contraire, ils ont tout fait pour s’intégrer.
Comparer l’antisémitisme des années 1930 à l’islamophobie actuelle est donc hasardeux, mais aussi dangereux. Car cela contribue à créer un état d’esprit qui empêche la France de combattre efficacement l’islam radical et d’améliorer la situation de la communauté musulmane. Un état d’esprit qui dissuade la France d’intégrer cette communauté à la lutte contre les fondamentalismes, alors que les musulmans devraient être les alliés plus précieux dans ce combat. Le discours de Manuel Valls du 13 janvier dernier est encourageant. Le Premier ministre a eu le courage de dire que la France était engagée dans une guerre contre le fondamentalisme, et que cette guerre devait être menée et gagnée avant tout au sein même de l’Islam. Valls a exprimé haut et fort que le combat mené par la France est à la fois un combat pour que les juifs de France n’aient pas peur de vivre dans leur pays et pour que les musulmans français n’aient plus jamais honte d’être musulmans en France. Espérons que ce message soit entendu par la société française.
L’auteur a grandi en France. Il vient de finir ses études d’histoire européenne contemporaine à l’université de Cambridge.
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