Le tailleur du président

Voici la surprenante histoire d’un survivant des camps, devenu maître tailleur pour les grands de ce monde

Le tailleur du président (photo credit: YOSSI ALONI)
Le tailleur du président
(photo credit: YOSSI ALONI)
Le garçon de 14 ans était dans la buanderie, s’activant à frotter la chemise de l’officier SS ; il la frottait avec tant d’énergie qu’il en avait déchiré le col. Il ne se souvenait pas des mots exacts, seulement des coups. Après l’avoir fouetté au dos jusqu’au sang, l’officier lui avait balancé la chemise déchirée au visage. Après qu’un autre prisonnier lui ait montré comment recoudre le vêtement le jeune garçon avait commencé à porter la fameuse chemise sous son uniforme rayé. Depuis ce jour, les SS le traitaient différemment : après tout, l’un d’entre eux lui avait fait don de sa chemise : le jeune prisonnier était devenu « quelqu’un », il avait acquis une sorte de statut, si bien qu’on ne s’autorisait plus à le tuer. « J’ai appris à ce moment-là quel pouvait être l’impact d’un vêtement », raconte Martin Greenfield, « les vêtements font non seulement l’homme, mais peuvent aussi lui sauver la vie. » C’est là que le destin de Maximilian Grundfeld, comme il s’appelait alors, a basculé.
Voici l’histoire singulière de cet homme devenu le tailleur particulier des présidents américains, qui a tenu une aiguille pour la première fois à Auschwitz, et fait son apprentissage, non pas à Milan ou à Paris, mais entre les fours crématoires et les rails du camp. Ou comment la chemise déchirée d’un SS sans pitié a amené « ce juif », comme Martin Greenfield se définit lui-même, à diriger l’atelier de couture pour hommes le plus réputé des Etats-Unis.
Les mensurations des grands de ce monde n’ont plus de secrets pour Martin Greenfield : Dwight Eisenhower, Gerald Ford, Bill Clinton et Barack Obama, mais aussi le vice-président Joe Biden, l’ancien secrétaire d’Etat Colin Powell, le ministre de la Défense Donald Rumsfeld, l’ancien maire de New York Michael Bloomberg, les stars du basket-ball ou l’homme d’affaires Donald Trump : tous sont passés entre ses mains. Parmi les illustres clients du tailleur, on compte également plus d’une centaine de stars du cinéma comme Paul Newman, Dean Martin, Jerry Lewis, Leonardo DiCaprio, Al Pacino ou Ben Affleck. Le couturier a également fait les costumes des films « Arthur », « Gatsby le Magnifique, « Argo » et « Le temps d’un week-end ». Les hommes politiques israéliens ne sont pas en reste puisque Martin Greenfield a confectionné des costumes pour Shimon Peres, Benjamin Netanyahou ou l’ancien ambassadeur d’Israël aux Etats-Unis, Michael Oren. « Je m’assure toujours que les ambassadeurs israéliens en poste aux Etats-Unis soient les plus élégants possible », affirme le tailleur.
Une vie couronnée de succès
Son empire de la couture emploie aujourd’hui 120 personnes ; situé à Brooklyn, il a pourtant l’apparence d’un atelier modeste du début du siècle dernier. Greenfield lui-même porte une blouse de travail élimée, comme s’il voulait bien montrer qu’ici la confection se fait comme naguère, entièrement à la main. Et comme à l’époque, elle continue d’employer de nombreux immigrants. Pas moins de 16 nationalités différentes se côtoient dans l’atelier ; ces petites mains qui s’activent, dé à coudre sur le doigt, viennent surtout d’Europe de l’Est et d’Amérique centrale.
Jay et Todd Greenfield, les deux fils du maître tailleur, travaillent à ses côtés. Ce sont eux qui encouragent constamment Greenfield et lui permettent à 85 ans, de garder son énergie intacte. Jay et Todd sont particulièrement fiers que tous les costumes de l’atelier continuent à être fabriqués entièrement à la main. Les rares machines servent uniquement à faciliter le travail : quelques-unes des machines à coudre fonctionnent avec une pédale de façon à laisser les mains libres pour faire les points.
Martin Greenfield fabrique des vêtements qui ont du style sans être pour autant tape-à-l’œil ; élégants et sans fausses notes, aussi bien dans leur apparence que pour le porte-monnaie, puisque le prix moyen d’un costume se situe entre 2 000 et 3 000 dollars. Des prix qui restent raisonnables compte tenu de la qualité de la confection.
Le parcours du tailleur n’est pas seulement remarquable en raison de la clientèle d’exception dont il peut s’enorgueillir. « Sa vie est un voyage à la fois héroïque et plein d’enseignements qui doivent inspirer tout un chacun », explique Chaim Chesler, fondateur du mouvement Limoud FSU. « Le voyage d’un survivant de la Shoah qui a courageusement rassemblé les morceaux éparpillés de lui-même afin de se bâtir une nouvelle vie, pour lui et pour les siens ; une vie couronnée de succès ». En mars prochain, lors de son grand gala annuel, le Limoud FSU remettra d’ailleurs un prix spécial à Martin Greenfield pour récompenser son exceptionnel parcours.
Cet événement suscite-t-il des réflexions particulières chez le couturier ? On sent que l’intéressé préfère ne pas explorer trop loin l’abîme de ses pensées. Durant ses quarante premières années aux Etats-Unis, Martin Greenfield a ainsi fait le choix de ne pas parler de ses expériences et de son histoire : « J’ai pensé que personne ne me croirait, et que les gens me riraient au visage. C’est bien simple, je n’y aurais pas cru moi-même si on me l’avait raconté… »
Sauvé par Mengele
Si comme le fait remarquer Martin Greenfield dans son autobiographie « Dieu a souvent le sens de l’humour », le destin du tailleur vire au tragique en avril 1944 : en pleine fête de Pessah, les Allemands encerclent le quartier juif de Pavlovo en Tchécoslovaquie, rassemblent les juifs et les envoient à Auschwitz dans des wagons à bestiaux.
Se tenant sur le quai, impassible, « l’Ange de la Mort » en personne, chaussé de ses bottes rutilantes : Joseph Mengele. Afin de sauver son fils, alors âgé de 14 ans, le père de Grunfeld dit à Mengele : « Le prisonnier A4406 est un bon mécanicien. » En effet, le jeune garçon avait acquis de l’expérience en mécanique alors qu’il habitait à Budapest, après avoir fui la Tchécoslovaquie occupée avec l’un de ses amis. Sans le sou, Grunfeld avait commencé à réparer les voitures des prostituées qui travaillaient dans la maison close toute proche.
« Je me souviendrai toujours de la phrase que mon père m’a chuchotée après m’avoir recommandé à Mengele, et qui résonne en moi comme un testament : “Efforce-toi d’avoir toujours la conscience nette. Fonde une famille et souviens-toi toujours de nous.” » Le fils et le père ont alors été séparés par deux soldats : ils ne se sont jamais revus.
La mort a plusieurs visages à Auschwitz, elle peut venir de partout : il y avait la mort organisée et industrialisée des chambres à gaz, mais aussi l’imprévisible destinée de chacun. Un jour, alors qu’il est en train de travailler sur un mur avec un ami, un coup de feu retentit. Il continue à parler à son compagnon mais s’apercevant que ce dernier ne répond pas, il se tourne vers lui et le voit, gisant par terre…
« Dr Musselman », comme le surnommaient les prisonniers, décidait toujours qui devait continuer à travailler et qui devait être éliminé. C’est comme cela qu’un jour, Mengele décréta que Grundfeld serait transféré au camp de travail forcé de Buna. Cette décision a sauvé la vie du jeune homme.
« Où était Dieu tout ce temps ? »
Martin Greenfield raconte la terrible « marche de la mort » jusqu’à Gleiwitz. Comment il avançait la bouche ouverte pour attraper des flocons de neige dans l’espoir d’étancher sa soif. Et les cris des SS qui répétaient : « Plus vite ! Plus vite ! » A mesure que la marche se poursuivait, on entendait de plus en plus de coups de feu, tirés pour la plupart dans la nuque de ceux qui ne pouvaient plus avancer.
Puis, dans l’obscurité, Grunfeld se souvient avoir sorti de son manteau un morceau de pain qu’il avait réussi à cacher : « la meilleure chose que j’aie jamais mangée de toute ma vie »… Enfin arrivés à Gleiwitz, les prisonniers ont été embarqués dans un train pour une destination inconnue. Buchenwald.
De la libération du camp, Greenfield se souvient d’un soldat américain qui était entré dans leur baraque en disant : « Ich bin a Yid – Je suis juif. » Apres une brève discussion, le soldat leur dit être rabbin. « Alors dis-moi, où était Dieu tout ce temps ? », lui a demandé Maximilian. « Pourquoi a-t-il tué toute ma famille ? » Et le religieux de lui dire : « Je n’ai pas de réponse. »
« A onze heures ce matin-là, nous avons entendu le doux bruit des tanks du général Patterson. » Le lendemain, le 12 avril 1945, Greenfield raconte avoir vu le général Eisenhower en personne, le commandant en chef des forces alliées… et l’un de ses futurs clients. « Mon héros à jamais », comme le désigne affectueusement le tailleur.
Juste avant de quitter Buchenwald, le jeune Grunfeld a appris que son père se trouvait également dans le camp, et venait d’être assassiné, une semaine avant la Libération…
Une lettre de Baltimore
Juste après sa libération, Grunfeld rejoint l’Aliya Bet, l’organisation « illégale » et clandestine qui s’occupe de l’immigration des juifs en Palestine de 1939 à 1948. Il aide 12 groupes de réfugiés à se rendre en Italie, une des étapes de leur voyage vers la Palestine. Il est arrêté à deux reprises et passe plusieurs nuits en prison. « Je ne voyais pas ça comme une punition, plutôt comme un hôtel avec des barreaux », se souvient-il.
Il croyait au sionisme et était persuadé qu’il serait bientôt au volant d’un tracteur, labourant les champs de Galilée. Mais une lettre arrivée de Baltimore allait remiser le tracteur au garage pour toujours. Son expéditeur, Irving Berger, était l’oncle fortuné de sa défunte mère. Grundfled n’en avait jamais entendu parler auparavant, mais l’oncle le pressait dans sa lettre de venir aux Etats-Unis, disant qu’il lui offrait le voyage. Grundfeld se dit alors : « Pourquoi irais-je chercher en Palestine d’éventuels membres de ma famille, alors qu’il y en a à Baltimore et à New York qui n’attendent que moi ? ». En septembre 1947, il embarqua donc sur le bateau à vapeur Ernie Pyle, qui reliait New York depuis Bremerhaven.
Contrairement aux juifs qui, au début du siècle, avaient jeté leurs phylactères à la mer en apercevant la statue de la Liberté, Maximilien s’était accroché à son identité. « J’ai eu le sentiment de naître à nouveau », affirme-t-il. Il se sentait jeune, fort, confiant, et prêt à dévorer le Nouveau Monde.
Son oncle lui avait acheté un costume de chez GGG, célèbre tailleur de l’époque, pour qu’il ait l’air présentable lors de ses entretiens d’embauche. Grunfeld avait alors compris qu’une belle veste pouvait faire la différence. « Je ne parle pas anglais, mais le costume parlera pour moi », pensait-il.
Maximilian Grunfeld devenu Martin Greenfield, est ensuite embauché chez GGG. Le patron, William Goldman, insiste pour qu’il commence à travailler parmi les petites mains de l’atelier. Peu à peu, il apprend tout ce qu’il y a à savoir sur le métier de tailleur : découpe, couture, poches, revers, boutonnières, entretien. Vivre dans un camp lui avait appris que plus on en sait, plus on a de chances de survivre.
Peu à peu, Goldman commence à l’impliquer auprès des clients phares de la marque, comme Edward G. Robinson, Sammy David Junior, Glenn Ford, Martin Scorcese ou Eddie Kantor.
Mais comme beaucoup d’autres marques basées à Brooklyn, les frères Goldman ferment boutique au milieu des années 1970. « Mon père a alors emprunté de l’argent au taux délirant de 17 % », raconte Todd, le fils de Greenfield. Il avait en effet décidé de rouvrir la boutique. « Au début, il faisait des costumes pour d’autres magasins de vêtements. Il n’a commencé à développer sa propre marque que plus tard. »
Sa personnalité humaniste est au cœur du travail de Martin Greenfield. Pour lui, il n’y a pas deux personnes sur Terre aux proportions identiques. Chacun est différent, et son rôle à lui est de corriger les petits défauts de la nature. Un client a des bras de longueurs différentes ? Il le masquera grâce aux manches. Un torse plus grand que la normale ? Il changera la place des boutons. Une épaule légèrement plus basse que l’autre ? Il travaillera les épaulettes de la veste pour camoufler l’asymétrie.
Notes au président
Greenfield ne se contente pas de discuter avec ses clients : il étudie aussi leur style de vie, chacun suscitant des besoins particuliers. Ainsi, il n’habillerait jamais un présentateur TV de la même manière qu’une star du basketball comme Shaquille O’Neal (« la plus grande personne que j’aie jamais mesurée », raconte Greenfield). Certains tissus ne rendent pas bien devant les caméras ; il y a aussi des coutures qui ne conviennent pas à certains, et d’autres, comme Paul Newman, à qui tout va.
Certaines stars exigent qu’on prenne leurs mesures chez elles. Pas Paul Newman. Il aimait venir en personne à l’atelier Greenfield. Il s’arrêtait devant chaque employé, posait une main sur l’épaule de chaque repasseur. Todd Greenfield raconte que lorsque les yeux des filles de l’atelier rencontraient ceux de Paul Newman, « elles se noyaient dans le bleu de son regard et perdaient le contrôle de leurs aiguilles ».
Depuis ses débuts chez GGG, Greenfield a mis un point d’honneur à ce que les dirigeants du pays ne ressemblent pas au Bossu de Notre-Dame. Le premier président dont il s’est occupé n’était autre qu’Eisenhower, celui qui l’avait libéré de l’enfer de Buchenwald.
Greenfield décida alors de « rembourser » Ike (Eisenhower), en lui donnant non seulement un nouveau costume, mais également des conseils non sollicités sur la crise de Suez en 1956. Il écrivit un message sur un bout de papier qu’il glissa dans une poche, et pour s’assurer que le président le trouve, en mit des copies dans cinq autres poches. « Cher M. le Président. Faites-moi et faites-vous une faveur, et envoyez votre secrétaire d’Etat (John Foster Dulles) en vacances pendant une semaine. La guerre sera terminée sans qu’un seul Américain ne soit blessé et le canal sera ouvert à tous. Je suis juif, mais ma religion n’a rien à voir avec ce conseil que je vous donne ».
Quand on demande à Greenfield s’il ne s’inquiète pas que le message n’ait pas été trouvé, il répond par cette anecdote : « L’un des assistants du Président m’a dit qu’Eisenhower s’était plaint qu’“un tailleur de Brooklyn se permettait de lui dire comment il devait gérer la politique extérieure” ».
Une piètre garde-robe
En 1974, la Maison-Blanche commande un costume pour le nouveau président Gerald Ford. Ce dernier avait un physique impressionnant, mais ses nombreuses années passées au Congrès l’avaient rendu débraillé. Greenfield, employé à l’époque chez GGG, commence le travail. C’est alors qu’un soir, deux hommes solidement bâtis, entrent dans l’atelier et l’emmènent dans une pièce attenante. Il proteste : « Je suis un rescapé de la Shoah, laissez-moi tranquille », leur dit-il. Quand les hommes l’informent qu’ils sont des Services secrets, il leur rétorque : « Mais vous vous comportez comme des SS ! ». Ils s’excusent, puis lui donnent deux disques découpés dans une matière non identifiable, et disent à Martin qu’ils doivent être cousus à l’intérieur de la veste du costume trois-pièces du Président, pour la rendre imperméable aux balles. Ford a survécu à deux tentatives d’assassinats. Si les balles l’avaient touché, les tirs auraient pu être fatals : pourtant le président n’a jamais porté la veste pare-balles que Greenfield avait si soigneusement cousue.
Hillary Clinton faisait confiance à la styliste Donna Karan. Quand son mari arrive à la Maison-Blanche, elle demande à Karan si elle peut lui recommander un tailleur pour homme. La styliste mentionne immédiatement Greenfield. « Bill Clinton est le premier président dont j’ai pris les mesures à la Maison-Blanche même », se souvient-il. Un survivant des camps de la mort qui se retrouvait dans la chambre de la personne la plus puissante du monde… « J’étais extrêmement nerveux. Je n’ai pas fermé l’œil la nuit qui précédait ma visite. »
Mais ce jour-là, un avion de l’armée s’écrase et le président Clinton est retardé de plusieurs heures. Pour comprendre ce que le président attend de lui, Greenfield commence à inspecter la penderie présidentielle. « Je n’en croyais pas mes yeux. Quelques vestes courtes en cuirs, des vestes de sport. Pour résumer, la pire garde-robe qu’un président américain n’ait jamais eue ». Finalement, Clinton arrive, auréolé de son charme présidentiel. Il tape l’épaule du tailleur, lui demande comment il va, s’excuse pour l’attente et le complimente : « Donna m’a dit que vous étiez le meilleur couturier du coin ». Après quoi, le président lui fait faire le tour de son dressing, tandis que Martin se retient de rire. « Il est temps de vous bâtir une garde-robe présidentielle appropriée et je commencerai mon travail dès maintenant ».
Martin promet de lui faire « quelque chose de confortable dans le style de Donna Karan, mais avec une apparence présidentielle ». Il lui faut à peu près une demi-heure pour prendre les 27 mesures nécessaires. Clinton lui confie ignorer que cela prendrait autant de temps, avant de lui demander : « Qu’est-ce que c’est que cette histoire de notes dans les poches d’Eisenhower ? » Greenfield lui raconte, Clinton rit, et ajoute : « Si vous voulez me dire quelque chose, pas besoin de cacher des bouts de papier : voici mon numéro de fax ».
Un rendez-vous avec George W. Bush a, lui, été annulé par l’Histoire. Un jour, qui deviendra le 11 septembre, Greenfield attend à la Maison-Blanche que le président rentre de Floride. Quand il apparaît évident que la rencontre n’aura pas lieu, il demande à quitter Washington, mais le trafic aérien a été interrompu. Il décide alors de prendre part à une séance d’essayages dans les locaux de Brooks Brothers, célèbre marque de vêtements pour hommes. A sa grande surprise, une longue file d’attente se forme. Il prend les mesures de chacun des clients présents. « Je ne me suis jamais senti aussi fier d’être Américain que ce jour-là », se souvient-il.
Avec ou sans revers ?
Il a fallu attendre un article du Washington Post, révélant l’apparition des noms « Jay et Todd Greenfield » sur le registre des visiteurs de la Maison-Blanche, pour que l’administration Obama confirme l’embauche officielle de Martin Greenfield comme tailleur du président, en février 2011.
Tout avait commencé quatre mois plus tôt : Michelle Obama recherchait un tailleur convenable pour son mari lorsque son conseiller en style lui avait parlé de Greenfield. Mais la Maison Blanche avait une condition : le tailleur de Brooklyn ne devrait jamais mesurer le président. Il devrait se contenter de mesurer l’un des costumes que le président portait déjà. Ce qui fit bondir le maître.
« Informe la Maison-Blanche », dit-il à son fils Jay, « que Martin Greenfield ne copie jamais personne ; ce sont les autres qui copient Martin Greenfield ». Son fils, toujours diplomate, reformula le message d’une manière plus policée et la réponse arriva bien vite de la Maison-Blanche : « Le 2 novembre 2010, le président sera ravi de recevoir chez lui Martin Greenfield et son fils ».
Ils se rencontrent pour la première fois dans le bureau privé du président, au troisième étage. Obama lui montre un costume italien et lui dit : « C’est cela que je souhaite ». « Vous n’aurez pas cela, mais bien mieux », réplique le tailleur.
Les vêtements sont livrés quelques mois plus tard et les assistants du président assurent que « le patron en est très satisfait ».
Obama commande un nouveau costume pour sa visite à Buckingham Palace puis, un peu plus tard, encore quatre autres, ce qui créera une certaine intimité entre le président et le tailleur. « Mes filles Sasha et Malia se moquent de mes pantalons de costume – elles trouvent que les revers me vieillissent, pouvez-vous faire quelque chose ? ». Greenfield se met alors à fournir au président des pantalons élégants sans revers.
A propos du costume clair d’Obama qui a fait jaser plus d’une personne, Greenfield raconte : « Nous l’avons fabriqué et le président l’a porté à de nombreuses reprises. Les critiques viennent du fait qu’il n’était pas approprié pour certaines occasions [la conférence de presse présidentielle sur l’Etat islamique, NDLR]. »
Michelle est-elle présente pendant les mesures ? Donne-t-elle son conseil ? « Certainement pas, et cela prouve que le président est indépendant et sérieux ».
L’allure présidentielle
Lorsqu’on demande au tailleur lequel, de tous les présidents, porte le mieux ses costumes, il répond sans hésiter : « Barack Obama. Sa silhouette est parfaite et il a des mensurations de mannequin (85 cm de tour de taille). Mais Clinton avait également une belle allure. »
« Les costumes que nous faisions pendant l’ère Clinton étaient différents. Plus longs et plus lâches aux épaules. C’était le style à l’époque et cela allait très bien à Clinton. Mais mes yeux se sont habitués à la mode d’aujourd’hui et Obama est simplement parfait. »
Le temps des mesures, c’est Greenfield qui donne des ordres, ne serait-ce qu’une courte période, au commandant suprême des Etats-Unis, lui disant : « Reculez d’un pas, avancez, tournez-vous ». Il le touche aussi. Jusqu’à quel point le président suit-il les ordres du tailleur ? « Ils ont besoin de ces vêtements et comprennent qu’ils doivent coopérer. En réalité, ce n’est pas un procédé invasif : ils ont tous déjà été mesurés avant de devenir présidents, cela se passe facilement. »
Parle-t-il avec les présidents ? Politique, entre autres ?
« Je ne parle pas de politique. J’ai habillé des présidents des deux bords – des Démocrates et des Républicains. Ce que je ressens personnellement ne concerne que moi, et en tant que tailleur je suis tout à fait indépendant. » Et le sujet d’Israël ? « Quand on y vient, je souligne simplement le fait que, si l’Etat avait existé dans le passé, Hitler n’aurait jamais assassiné ma famille ».
Quand on lui demande son avis sur la façon dont les Israéliens s’habillent, Greenfield répond : « Leur style est très décontracté. Un peu trop pour moi, d’ailleurs. Avant de visiter Israël, on m’a dit d’apporter des jeans, mais je n’en porte pas. Ce n’est pas mon style. Le code vestimentaire ici est différent, mais je peux le comprendre. »
Martin Greenfield est venu quatre ou cinq fois en Israël. Selon lui, le pays est en perpétuelle évolution, et pour le meilleur. En même temps, il a conscience des dangers auxquels l’Etat juif doit faire face. « Nous devons nous battre pour survivre », explique-t-il. Ses liens avec le pays sont chargés d’émotion et sans réserves. Le symbole de son existence est très important. Ses deux petites-filles ont d’ailleurs célébré leur bat-mitsva au Kotel.
Il a lui-même célébré sa bar-mitsva à 80 ans, car lorsqu’il avait 13 ans, il avait dû fuir son village de Pavlovo. A New York, il a appris la parasha et la haftara, puis a célébré sa majorité religieuse à la synagogue. La mort de ses parents, de ses frères et de ses sœurs, est brièvement passée devant ses yeux à ce moment-là. Mais c’est la joie plus que la douleur qui l’a submergé ce fameux jour.
« J’ai survécu », a-t-il dit dans son discours de bar-mitsva, « car Dieu le voulait. Et peut-être simplement parce que j’ai été chanceux ». Se rasseyant ensuite, il a ajusté son costume gris à rayures, lissé sa cravate bleu pâle et pensé que la vie est parfois décidément plus complexe que toutes les mesures d’un homme.
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