Le dernier kibboutz

Comment un kibboutz est resté fidèle aux rêves de ses fondateurs, malgré le chant des sirènes du capitalisme

Le dernier kibboutz (photo credit: YARDENA SCHWARTZ)
Le dernier kibboutz
(photo credit: YARDENA SCHWARTZ)
Les sionistes d’un certain âge, ceux qui s’étaient portés volontaires pour travailler au kibboutz dans les années 1960, 1970 et 1980, ont tout intérêt à se tenir à l’écart de ces mêmes structures aujourd’hui : leur visite risque de les déprimer au plus haut point… Car dans leur grande majorité, ceux-ci n’ont plus de kibboutz que le nom.
Il y a 20 ans, les 270 kibboutz d’Israël comptaient tous un programme d’accueil de bénévoles. De nos jours, c’est le cas pour 30 d’entre eux seulement, révèle Aya Sagi, responsable du Centre des programmes en kibboutz.
Jadis, le travail de la terre était une composante du vrai sionisme : un travail pénible certes, mais vénéré. Cette époque-là est révolue, si l’on en croit Dafna Yurista, porte-parole du ministère de l’Agriculture. Aujourd’hui, ce sont en grande majorité des Thaïlandais qui effectuent les travaux agricoles des kibboutzim du pays.
Plus étonnant encore, seuls 60 kibboutzim – soit moins d’un quart du nombre total – restent des coopératives où tout est mis en commun et où les membres sont tous à égalité. Les autres ont été entièrement ou en partie privatisés et la plupart de leurs habitants travaillent à l’extérieur, payant souvent de leur poche les services de base comme la santé ou l’éducation de leurs enfants.
Elle est loin, l’époque de l’idéalisme et de la devise : « Chacun selon ses capacités, pour chacun selon ses besoins ». La société israélienne est passée de la génération combative des pionniers labourant la terre à une population versée dans le high-tech qui constitue une nation de start-up. Et les kibboutzim n’ont plus qu’à s’adapter à cette nouvelle ère du capitalisme et à troquer leurs idéaux socialistes contre le réalisme économique.
Que faire, les temps changent… Et il n’y a aucune raison de s’en étonner, estime Shlomo Getz, ex-directeur de l’Institut de recherche sur le kibboutz et les coopératives de l’université de Haïfa, qui enseigne à présent la sociologie à l’Institut académique Max Stern d’Emek Yezreel. « Le changement n’est pas un gros mot, vous savez », fait-il remarquer. « Vous en connaissez beaucoup, des entreprises qui sont restées les mêmes qu’il y a 100 ans ? Le kibboutz est une communauté, mais il fait tout de même partie de la société israélienne et ce qui se passe autour de lui l’influence. Comme le mode de vie capitaliste a pris le dessus en Israël, les kibboutzim ont tout naturellement suivi le mouvement. »
Les kibboutzim : des moteurs économiques privatisés
Mais l’évolution des valeurs de la société n’est pas seule responsable des transformations fondamentales intervenues dans les kibboutzim ces dernières décennies. La crise économique qui a secoué le pays dans les années 1980 y est aussi pour quelque chose, tout comme l’inflation galopante qui a conduit de nombreuses coopératives à s’endetter, tandis que le soutien financier de l’Etat se réduisait comme peau de chagrin.
Avec la mise en place du Plan de stabilisation économique de 1985, l’Etat a en effet réduit ses dépenses de façon drastique, entraînant un déclin brutal des subventions et autres aides financières versées aux kibboutz. Ainsi ces derniers ont-ils dû de se débrouiller seuls du jour au lendemain. Ils se sont alors orientés vers le capitalisme et, de fait, vers la privatisation.
« Cette crise », explique Michal Palgi, actuelle directrice de l’Institut de recherche sur le kibboutz de l’université de Haïfa, « a conforté les sceptiques. Ils estimaient que le kibboutz et, plus généralement, l’idéologie socialiste n’étaient pas viables sur le long terme du point de vue économique. »
Endettés, sans pouvoir compter sur le soutien de l’Etat, les kibboutzim n’avaient plus qu’à se réinventer pour se muer en institutions économiques robustes, capables de subvenir aux besoins de leurs membres. D’où la situation actuelle, où une grande majorité d’entre eux sont devenus des moteurs économiques privatisés générant 40 % de la production agricole, alors qu’ils représentent à peine 1,7 % de la population.
En dépit de cette transformation fondamentale, certains ont tout de même réussi à se cramponner à leurs valeurs : 60 d’entre eux demeurent de vraies communautés à ce jour. Mais même ceux-là n’ont pas gardé grand-chose du rêve idéaliste qu’ils avaient réalisé à l’origine. Leurs membres travaillent à l’extérieur pour la plupart et ceux qui restent employés au kibboutz ne reçoivent pas tous un salaire égal ; les tâches agricoles sont assurées par des travailleurs étrangers et l’on n’accepte plus les bénévoles.
Au milieu de cette nouvelle donne, un kibboutz, un seul, a su résister à la séduction du capitalisme et conserver les idéaux socialistes et communautaires de ses fondateurs, en dépit des inconvénients que présente cet acharnement. Si l’on en croit les spécialistes, le kibboutz Samar est ce qui existe aujourd’hui de plus proche du modèle original.
« Le kibboutz comme il était à l’origine, non, pas exactement », précise Getz, qui vit au kibboutz Gadot, dans le Nord. « Mais Samar est ce qui ressemble le plus à l’image que l’on se fait du vrai kibboutz. »
Le dernier kibboutz en fonctionnement
Un tracteur est visible dans la palmeraie du kibboutz Samar. Autrefois abondamment subventionnés par l’Etat, la plupart des kibboutzim ont choisi la privatisation et le capitalisme pour être rentables.
Ofer Noi, porte-parole du Mouvement des kibboutzim, approuve. Selon lui, Samar est sans doute le seul à être resté fondamentalement, complètement socialiste.
Situé au cœur des montagnes roses de l’Arava, près d’Eilat, il compte une centaine de membres, aucun employé étranger, un robuste programme pour bénévoles et une vigoureuse production de dattes bio destinées à l’exportation. Cette dernière constitue la principale source de revenus de ses membres, qui travaillent pour la plupart dans le kibboutz. Il n’y a pas de religion institutionnalisée et la salle à manger commune n’est pas cachère : elle est ouverte non seulement le shabbat, mais aussi le jour de Kippour, où un repas est prévu pour ceux qui ne jeûnent pas et un autre pour ceux qui rompent le jeûne à la fin de la journée. Cette année, certains ont profité de l’un et de l’autre : après tout, c’était gratuit !
En fait, tout est gratuit dans ce kibboutz : l’éducation, les soins médicaux, les repas pris en commun et les autres services offerts. Les membres peuvent par ailleurs se procurer tous les produits de base à la cuisine ou dans l’entrepôt de fournitures du kibboutz. Ici, l’argent n’existe pas, et il n’y a aucun magasin pour faire ses courses, ce qui est pourtant une donnée de base dans tous les autres kibboutzim.
« Nous avons une cuisine, alors chaque fois que l’on a besoin de quelque chose, on y va et on se sert », explique Marjorie Strom, la gestionnaire générale de Samar. « Bien sûr, il n’y a pas de chocolat, de Cheerios ni de glaces, si l’on a envie de ces choses-là, on va les acheter à Eilat. L’entrepôt de fournitures dispose des produits de base, comme le savon ou le shampoing, mais là encore, seulement des choses basiques. Celui qui veut du shampoing Pantene doit aller à Eilat. »
Dépenser sans compter
Comme l’argent ne sert à rien à Samar, les membres n’ont même pas droit à de l’argent de poche.
Dans les autres kibboutzim, même ceux restés communautaires et sans système de rémunération selon les compétences, chaque famille reçoit une somme d’argent en fonction de sa composition. Un budget limité, perçu chaque mois et à dépenser librement.
A Samar, en revanche, celui qui a envie d’acheter quelque chose demande la somme dont il estime avoir besoin. Sans doute est-ce pour cela que, cette année, le kibboutz a enregistré un déficit dans son budget.
« Les gens ont le droit de dépenser tout ce qu’ils veulent, mais ils se sont mis à réclamer plus d’argent que nous n’en avons, ce qui nous a posé un problème », explique Strom, qui vit là depuis 17 ans après avoir été membre du kibboutz Lotan pendant 10 ans. Elle a rencontré son mari à l’usine régionale de conditionnement des dattes.
Il existe un budget général des dépenses personnelles sur lequel on se met d’accord, explique-t-elle. Ce budget comprend les frais de médecins privés, psychologues, activités extrascolaires et écoles spéciales le cas échéant. « Mais nous ne punissons pas ceux qui dépensent plus que prévu ! » ajoute-t-elle.
A Samar, on ne dit pas aux gens où ils doivent travailler. On n’exige pas non plus d’eux qu’ils travaillent, et certains ont choisi de ne pas le faire. On ne comptabilise pas non plus les jours de congé.
« Ce n’est pas un système parfait », reconnaît Strom, « et il ne fonctionne pas toujours très bien, mais nous vivons sur cette base-là depuis près de 40 ans. Et quand je regarde nos voisins, dans les autres kibboutz, je constate qu’eux aussi connaissent des périodes d’endettement, même avec des budgets très stricts. Du coup, je ne pense pas que notre système soit plus mauvais que le leur en termes de responsabilités économiques. »
Partage et convivialité
Comme aux premiers temps des kibboutzim, la plupart des décisions sont adoptées par vote, ou prises après consensus. « Il arrive qu’au moment où la suggestion est soumise au vote, nous en avons déjà longuement discuté et nous sommes plus ou moins tombés d’accord pour l’adopter », explique Strom.
Quand, en début d’année, il faut décider du budget global, on discute par exemple de nouvelles constructions ou de rénovations de tels ou tels logements du kibboutz. Les personnes travaillant sur ce budget présentent une liste des membres qui souhaitent effectuer des travaux chez eux et établissent une estimation du montant de cet investissement. Cependant, contrairement à ce qui se passait dans les tout premiers kibboutz, où les décisions étaient irrévocables, les principes de Samar laissent beaucoup de place à la liberté individuelle.
« Toutes les décisions prises par l’assemblée qui exigent quelque chose d’un individu en particulier ne sont que des recommandations », explique Strom. Dans ces conditions, l’on pourrait craindre que les membres soient tentés de n’en faire qu’à leur tête, mais jusqu’à présent, toutes les « recommandations » ont été suivies.
Il semble exister à Samar, depuis sa création en 1976, une atmosphère de confiance mutuelle qui porte ses fruits.
C’est ce climat qui a attiré Caro Buzal, jeune bénévole allemande venue travailler là. Caro n’est pas juive et elle n’était jamais venue en Israël, mais elle savait ce qu’était un kibboutz et voulait profiter de cette opportunité idéale pour séjourner quelque temps dans le pays et travailler en plein air. « J’ai choisi Samar parce que j’étais très intéressée par le concept socialiste du kibboutz, et il n’y en a plus beaucoup qui fonctionnent comme cela », explique cette jeune femme de 26 ans arrivée en mai. « Quand je me suis inscrite au Centre des programmes en kibboutz, j’ai dit que je voulais un kibboutz socialiste et on m’a conseillé celui-ci. »
Outre la gratuité totale du logement, de la nourriture et de l’éducation dans l’une des plantations de dattes les plus prospères du pays, Caro a bénéficié d’un accès immédiat à une communauté d’individus qui lui ressemblaient. Le kibboutz organise régulièrement des fêtes et des soirées pour permettre à tous ceux qui y vivent de bien se connaître.
400 shekels d’argent de poche
« C’est exactement ce que j’attendais d’un kibboutz », se félicite-t-elle, interrompant quelques instants son travail dans la palmeraie pour s’asseoir à l’ombre avec les autres bénévoles. « J’espérais que, dans un kibboutz vraiment socialiste, même les bénévoles feraient partie de la communauté, et qu’ils ne seraient pas juste là pour servir de main-d’œuvre gratuite. »
Entre 20 et 50 jeunes bénévoles venus de différents horizons sont présents tout au long de l’année à Samar, indique Strom. Certains, comme Caro, arrivent de l’étranger, mais la plupart sont israéliens et viennent travailler là soit avant l’armée, soit après.
« Il y en a qui passaient par là par hasard et qui sont entrés parce qu’ils avaient soif ; et ils sont restés », raconte Strom. « L’une de nos membres, par exemple, était un jour en train d’attendre le bus, et comme le bus ne venait pas, quelqu’un l’a invitée à passer se désaltérer au kibboutz. Elle est venue, s’est installée et s’est mariée ici, et elle a maintenant des enfants. En général, nous recherchons des gens qui ont terminé l’armée, ont voyagé, reviennent d’un périple en Inde… des personnes de ce genre. »
Outre le travail aux champs cinq jours par semaine, Caro et les autres bénévoles ont droit à un solide programme d’études d’une journée par semaine, composé de cours de philosophie et d’agriculture. On leur donne en outre 400 shekels d’argent de poche par mois ; lorsqu’on vit au kibboutz et que l’on ne dépense rien, même si la somme est modeste, l’argent s’accumule peu à peu. Caro connaît des bénévoles qui, dans d’autres kibboutz, gagnent plus que cela, « mais il y a des choses qu’ils doivent payer », souligne-t-elle. « Ici, on ne nous donne pas beaucoup, mais nous n’avons rien à dépenser. »
Tout le monde à égalité
Il n’est cependant pas toujours facile de faire fructifier un kibboutz agricole sur la base du bénévolat.
« Théoriquement, il existe un emploi du temps à respecter », dit en riant Josie Schiffeldrin, qui n’a pas de titre officiel au kibboutz, mais s’occupe de coordonner les bénévoles. D’origine britannique, Josie est arrivée au kibboutz il y a 4 ans avec l’intention de rester six mois, et elle est toujours là.
« Ici, personne ne commande personne. Tout le monde est à égalité. » Un concept qui reflète vraiment l’idéal socialiste du kibboutz. « Bien sûr », poursuit-elle, « il serait plus efficace d’engager des travailleurs étrangers, comme le font beaucoup de kibboutz. Nous sommes un peu à la traîne à cause de cela. Mais nous voulons des gens qui travaillent avec nous, pas pour nous. »
C’est d’ailleurs pour cette raison-ci que beaucoup de kibboutzim ont cessé d’ouvrir leurs portes aux bénévoles ; ces programmes n’étaient pas rentables pour eux. Bien sûr, les bénévoles constituent par définition une main-d’œuvre que l’on n’a pas à payer, « mais rien n’est gratuit », fait remarquer Strom.
Alors que les travailleurs étrangers restent généralement 5 ans au kibboutz, les bénévoles ne sont là que pour 3 à 9 mois. « Quand on veut travailler dans une exploitation laitière, par exemple, il faut une semaine pour apprendre à traire les vaches et plusieurs mois pour apprendre à bien les traire », souligne-t-elle. « Alors si vous êtes bénévole et que vous n’arrivez à bien traire les vaches qu’au bout de 3 mois, par exemple, on aura investi beaucoup de temps en vous pour assez peu de bénéfice. En revanche, si vous travaillez là plusieurs années, vous contribuez beaucoup plus au bon fonctionnement de l’exploitation. Il faut du temps pour apprendre à bien travailler ! Au moment où les bénévoles ont enfin compris ce qu’il fallait faire, ils s’en vont ! »
Des bénévoles qui coûtent cher
D’autant que le kibboutz fournit le gîte et le couvert à ses bénévoles, ce qui lui coûte de l’argent. Et, contrairement aux employés que l’on paie, les bénévoles font rarement des heures supplémentaires…
« Il y a des limites à ce que l’on peut exiger de quelqu’un qui travaille gratuitement », soupire Strom. « Nos bénévoles nous coûtent moins cher que des employés rémunérés, mais ils nous coûtent quand même de l’argent. Si l’on devait évaluer avec exactitude leur coût par unité de productivité, je suis sûre que le résultat serait à peu près équivalent. »
Alors, dans ces conditions, pourquoi Samar a-t-il conservé son programme pour bénévoles ? Parce que, estime Strom, les bénévoles apportent beaucoup plus au kibboutz que n’importe quel employé rémunéré.
« Quand on fait venir des employés de l’étranger, ils vivent leur vie, les membres du kibboutz vivent la leur, et très peu de liens se tissent », explique-t-elle. « Ces gens viennent là pour gagner de l’argent puis retourner chez eux. Nous en avons entre 10 et 40 sur le kibboutz selon l’époque de l’année. Ils ne veulent pas prendre leurs repas dans la salle à manger, ils préfèrent acheter leur nourriture et préparer des plats dont ils ont l’habitude. Ils ne sont pas là pour vivre une expérience sociale particulière ! »
Mais ce n’est pas la seule raison qui incite Samar à recruter de jeunes bénévoles. « Nous faisons venir à Samar des gens que nous serions heureux de voir rester et devenir membres du kibboutz », avoue Strom.
Préférer le communautarisme à la privatisation a bien sûr sa part d’inconvénients. Ainsi, un kibboutz qui ne s’est pas privatisé n’a pas accès aux emprunts bancaires ni aux hypothèques.
« Nous ne correspondons pas aux cases à cocher sur les formulaires », déplore Strom. « Je comprends le point de vue des banques, mais ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi l’Etat refuse de se porter caution pour nous. »
Parce qu’il répugne à recruter des employés extérieurs, Samar a droit à beaucoup moins d’aides de l’Etat que les autres kibboutzim. Le gouvernement vient de lancer un programme visant à ramener les Israéliens vers le travail agricole, en proposant des aides spéciales aux kibboutzim et aux moshavim qui recrutent des Israéliens plutôt que des travailleurs étrangers. Des avantages toutefois réservés à ceux qui emploient déjà des travailleurs étrangers, critère auquel ne répond pas Samar.
Les enfants terribles du kibboutz
Mais comment Samar a-t-il fait pour survivre aux retombées de la crise économique qui a obligé tant d’autres kibboutzim à renoncer à leurs valeurs d’origine pour favoriser la rentabilité ?
A en croire Strom, ce kibboutz s’est toujours démarqué des autres. A vrai dire, Strom rejette l’idée que Samar est conforme au rêve des fondateurs d’un mouvement vieux de cent ans.
« Nous ne sommes pas “le vrai kibboutz” », soutient-elle. « D’abord, je n’aime pas cette terminologie. Nous ne correspondons pas du tout à l’image que les pionniers se faisaient du kibboutz à l’époque. »
Certes, Samar a tenu bon et ne s’est pas orienté vers le capitalisme, mais il a accepté à bras ouverts la notion d’individualité dès le tout début, contrairement aux autres kibboutzim. » Il est vrai que Samar a été fondé par de jeunes gens qui avaient grandi au kibboutz et entendaient créer quelque chose de différent. Ils voulaient le communautarisme, certes, mais pas la structure rigide qui caractérisait les premières structures. « A la création du kibboutz, en 1976, nous étions les enfants terribles du Mouvement des kibboutz, ceux qui se rebellaient contre leurs parents », explique Strom.
« Dans le kibboutz traditionnel, la notion de base était l’égalité. Les gens avaient une idée fixe : s’assurer que tout le monde était égal et recevait la même chose. Il y avait des comités et des règles de fer, et si toutes les maisons avaient une superficie de 60 m2 et que vous, vous en vouliez 70, vous deviez aller expliquer au comité concerné pourquoi vous aviez besoin de ces 70 m2. »
Les fondateurs de Samar, eux, n’approuvaient pas ce mode de fonctionnement. Ils voulaient une coopération, oui, mais avec l’individu au centre.
« C’est la philosophie de l’anarchie sociale de base », commente Strom. « Si tous les individus d’une communauté sont satisfaits, cette communauté sera bien plus forte. C’était une vision très révolutionnaire pour le Mouvement des kibboutzim. »
Solide sur ses bases
Avec cette vénération de l’individualisme présente dès le départ, Samar était bien placé lorsque la société israélienne a commencé à renoncer à l’idéologie communautariste. Tandis que les kibboutzim privatisés s’efforçaient de concilier esprit communautaire et indépendance, Samar avait déjà réalisé une solide combinaison des deux.
« Lorsque nous avons créé notre kibboutz », raconte Strom, « les dirigeants du Mouvement des kibboutzim ne comprenaient rien à ce que nous faisions. Et aujourd’hui, ils viennent nous dire : “Vous, vous tenez quelque chose !” »
Et quand, dans les années 1980 et 1990, l’instabilité économique a fait couler à pic les autres kibboutzim, Samar est resté solide sur ses bases et a pu résister.
Samar dispose également d’un autre atout sur les kibboutz plus anciens, estime Shlomo Getz : « A Samar », souligne-t-il, « ce sont encore les gens de la première génération ». La plupart de ses membres étaient déjà présents à la création, aussi souscrivent-ils à ses principes de base. « Cet attachement à ce qu’ils font se fonde sur un idéal. Peut-être que, dans 13 ou 14 ans, quand la deuxième et la troisième génération prendront le relais, l’idéologie aura moins de poids sur le mode de vie pour eux. »
Pourtant, à voir les bénévoles du kibboutz, tout laisse penser que la nouvelle génération est aussi enthousiasmée que la précédente par cet hybride composé de communautarisme, de socialisme et d’individualisme. « Ils n’ont pas cherché à créer un socialisme marxiste ici », fait remarquer Yoav Ziv, un bénévole israélien d’une trentaine d’années. « Ils sont partis du principe que les gens étaient tous différents et n’avaient pas forcément envie des mêmes choses. Ici, chacun peut jouir d’une certaine indépendance. »
« Vous savez, il n’y a pas vraiment de règles ici »
Pendant que nous discutons, l’illustration parfaite de ce que dit Yoav – avec ses incontournables inconvénients – se joue sous nos yeux : les bénévoles de la palmeraie se sont arrêtés de travailler et prennent leur petit-déjeuner. Ils ont commencé à 5 h 30 ce matin-là et leur pause était censée durer de 10 heures à 11 heures. Il est 11 h 30 et ils ne se sont toujours pas remis au travail, parce que l’un d’entre eux a décidé de partir avec la camionnette dont ils ont besoin pour retourner travailler. Yoav ne sait pas pourquoi son camarade kibboutznik a pris la camionnette, mais cela ne semble pas trop l’ennuyer. « Vous savez, il n’y a pas vraiment de règles ici », explique-t-il. « Personne ne viendra vous dire que ce que vous avez fait n’est pas bien, sauf si vous vous montrez violent, bien sûr. »
A ces mots, il saisit ma bouteille d’eau et en boit quelques gorgées. Il ne lui est pas venu à l’idée de me demander l’autorisation et d’ailleurs, il ne se soucie pas de savoir à qui appartient la bouteille. Pour lui, celle-ci est à tout le monde, ou à personne…
Bien sûr, ni Strom ni les autres membres de Samar n’estiment que leur mode de vie est la panacée.
« Hippie ? Oui. Vie en communauté ? Oui. Utopie ? Non », dit-elle, en mettant l’accent sur le « non » final. « Est-ce que je pourrais prétendre ne pas être agacée par les gens qui ne travaillent pas autant qu’ils le devraient ? Non, bien entendu. Mais je dois les agacer moi aussi, pour d’autres choses. Seulement, en règle générale, je sais que tous ceux qui m’entourent veulent mon bien, même si nous ne sommes pas d’accord sur la notion de ce “bien” Ceux qui sont à la recherche de l’utopie risquent d’être déçus, parce que la vie est semée de difficultés. Seulement, s’il n’y avait pas ces difficultés sur notre chemin, la vie serait vraiment très, très ennuyeuse… »
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