La créativité à l'état pur

Difficile à cerner, impossible à définir, incasable, inclassable, pluriel et singulier à la fois. Mais qui est le peuple d’Israël ?

Israéliens sur la promenade de Tel-Aviv (photo credit: DR)
Israéliens sur la promenade de Tel-Aviv
(photo credit: DR)
Quand il est contacté par les éditions Henry Dougier – chez qui il a déjà publié plusieurs ouvrages – pour se lancer dans la rédaction d’un livre sur les Israéliens, Jacques Bendelac pense immédiatement à un quatre mains avec son ami de longue date, Mati Ben-Avraham. Le concept est clair : dans le cadre d’une nouvelle collection qui vise à consacrer un livre par peuple, il s’agit de raconter Israël aux francophones de l’étranger – pas forcément juifs – a priori peu ou pas familiers avec la réalité sur le terrain d’un Etat juif trop souvent galvaudé par les médias internationaux. « Nous avons voulu montrer le peuple d’Israël, non pas sous l’angle habituel de la guerre ou des élections, mais sous celui de ses aspirations, de ses interrogations, ses innovations, ses quêtes identitaires, parler du pays en profondeur », explique Bendelac, économiste et chercheur qui enseigne à l’Institut universitaire de Natanya.
L’idée de la collection consiste à présenter un peuple en mouvement. Est alors fixé un cadre de 4 chapitres portant chacun sur un sujet, commençant par l’interview d’une personnalité représentative du thème abordé et étoffé ensuite par trois ou quatre rencontres qui donnent lieu à un texte écrit. Avec une exigence bien fondée : confier le projet à des auteurs qui habitent sur place et connaissent ainsi la société de l’intérieur. Pour Bendelac, arrivé en Israël en 1983 après avoir vécu au Maroc jusqu’à l’âge de 13 ans et fait ses études à Paris, l’idée d’écrire en duo avec Mati Ben-Avraham, le Corse d’origine débarqué, lui, en 1982 et spécialiste de la presse sous toutes ses formes, écrite, radio, télé, s’impose. « Il a apporté son expérience journalistique et ses connaissances sociales et politiques », explique-t-il.
Résultat : un livre bien ficelé, extrêmement fouillé et documenté, dont la plume incisive ne laisse jamais deviner à quel moment lequel de ses deux auteurs la tient. « Nous avons écrit chacun de notre côté, puis échangé pour essayer de trouver un style commun, mais on ne dit pas qui a écrit quoi », s’amusent les deux complices qui se félicitent d’une coopération sans la moindre anicroche.
Césures en cascade
Peut-on écrire un livre sur Israël en mettant de côté toute idée préconçue ? « Nous avons essayé de partir sur une certaine neutralité, de faire la part des choses, de montrer les différentes facettes sans prendre parti », explique Ben-Avraham. Un défi de taille que de parler du peuple d’Israël, qui, comme ils le disent dans l’introduction, « manque de liant ». « La mayonnaise a du mal à prendre », poursuit Bendelac, « au bout de 67 ans, on ne peut pas encore parler d’Homme israélien nouveau comme voulaient les pères fondateurs en 1948 ». Mais pas vraiment d’inquiétude pour les deux auteurs : pour eux, c’est avant tout une question de temps. « C’est un demi-succès, on n’a pas encore terminé », estime Bendelac. « C’est encore trop tôt », confirme Ben-Avraham qui laisse toutefois planer l’ombre d’une certaine menace. Selon lui, « la société israélienne est en position d’échec. Elle peut flancher à un moment donné ou à un autre, sous le danger de dissonances identitaires. Car le sectoriel l’a emporté sur le général. » Et d’expliquer que la disparition des grands partis politiques généralistes ne fait que refléter la césure de la société.
Césure qui prend plusieurs formes, selon les auteurs, « entre riches et pauvres, entre juifs et arabes, religieux et non religieux, sionistes et non sionistes ».
« De façon très schématique, les pauvres votent à droite, et les riches votent à gauche », note Bendelac qui a fait de l’économie israélienne son domaine de compétences depuis des années. « Et comme il y a bien plus de pauvres que de riches, la droite a encore beaucoup de chances d’être réélue. Le vote à droite est un phénomène culturel, un vote par identité, par fidélité, par souvenir aussi de ce que lui a fait subir la gauche pendant les premières années de l’Etat. »
Sur le plan cultuel, Mati Ben-Avraham pointe le danger pour Israël d’être « passé, à un moment donné, de la religion à la religiosité ». Mais, se rassure-t-il, certaines solutions sont en marche. Comme celle exposée par Yedidia Stern, juif pratiquant, ancien doyen de la faculté de droit de Bar-Ilan, aujourd’hui vice-président de l’Institut israélien de la démocratie, à qui un chapitre est consacré : « Je propose une solution qui ne soit pas une contrainte pour le non-religieux ou s’apparente à de la coercition religieuse : une éclipse de la religion dans les sujets liés à notre avenir commun, une présence du facteur religieux dans la fixation de normes pour éviter une cassure dans la nation. » Une approche soutenue par des députés religieux, précise-t-il, qui devrait à terme, selon lui, finir par s’imposer.
Se réinventer sans cesse
En clair, les problèmes identitaires, sociaux ou religieux gangrènent l’Etat d’Israël. Comment se fait-il alors que le peuple israélien, que les auteurs définissent comme hypercréatif, n’arrive pas à en venir à bout ?
« Depuis 67 ans, on se pose sans cesse la question de savoir qui est juif. On revient sur le sujet, on redéfinit, on essaye de satisfaire les uns, on redéfinit différemment. C’est ça l’hypercréativité, essayer de trouver des compromis qui essayent d’unifier ce peuple », pointe Bendelac.
Et de poursuivre : « Les Israéliens sont hypercréatifs, pas seulement en termes de technologie, ils sont créatifs dans tous les domaines. Ils créent des parlements populaires pour encourager le débat d’idée. Quand le kibboutz fait faillite, ils en inventent un nouveau. Ils produisent du vin casher qui reçoit des prix. Ils inventent même des concepts. Ils ont par exemple inventé un concept qui n’existe nulle part ailleurs, celui d’un Etat juif et démocratique, a priori deux termes qui ne vont pas ensemble. »
Et la créativité exposée par les deux auteurs passe aussi par la mise en place de nouveaux modèles de famille, où « la femme travaille et l’homme prie ». Car les ultraorthodoxes sont de plus en plus nombreuses à intégrer des sociétés comme Intel, une tendance qui va à l’encontre de tous les stéréotypes. « Là, la femme devient une passerelle entre le monde de l’ultraorthodoxie et la société profane », écrivent-ils, « la femme apparaît comme une passerelle, mais aussi une éponge… et par conséquent, peut influencer en retour la cellule familiale. » Et selon Jacques Bendelac, « les gens ont besoin de ces passerelles aujourd’hui ».
Quant à croire en la paix, l’économiste et le journaliste se réfèrent à la célèbre phrase de David Ben Gourion : « Celui qui ne croit pas aux miracles, n’est pas réaliste ». Alors, la réponse est oui. En misant, une fois encore, sur cette hypercréativité si typique de la société israélienne.
Pour autant, le but de leur ouvrage qui foisonne de références est tout sauf politique. Mais un livre en profondeur qui s’efforce d’aborder la société israélienne dans sa diversité, un peu comme une discussion à bâtons rompus, entre amis, sur les grands sujets qui façonnent Israël et fascinent ses observateurs. On y débat d’identité, on y apprend l’existence de parlements populaires du vendredi matin, on comprend les enjeux de la démocratie, on visite le marché Mahané Yehouda, on redécouvre les créateurs et les cerveaux en ébullition d’un pays où l’innovation flirte avec l’excellence. « Un voyage au sein d’un peuple-mosaïque dans un Etat moderne. » Pour ceux qui ne connaissent pas Israël ou le connaissent mal, et même ceux qui pensaient bien le connaître !
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