Cooking nation

La révolution culinaire opérée en Israël lui a permis de se faire une place de choix au sein de la gastronomie mondiale

Le chef Meir Adoni lors du dressage d'un plat (photo credit: AVIV EYLON / COURTESY MEIR ADONI)
Le chef Meir Adoni lors du dressage d'un plat
(photo credit: AVIV EYLON / COURTESY MEIR ADONI)
La cuisine israélienne, résultante d’un savant croisement de traditions et de cultures des quatre coins du monde, est véritablement unique. Aucune autre ne peut se réclamer d’origines aussi diverses. S’il fallait la résumer, on pourrait la désigner comme un audacieux mélange d’épices allié à de merveilleux légumes chauffés au soleil de la Méditerranée et un bon zeste de culot : voilà grosso modo les ingrédients magiques d’une gastronomie qui s’est hissée parmi les meilleures du monde. « Dans la cuisine comme dans d’autres domaines, Israël possède ce sens de l’innovation qui fait sa réputation », explique Janna Gur, rédactrice en chef d’un des magazines gastronomiques les plus connus en Israël, Al HaShulhan (Sur la table) et auteur du Livre de la nouvelle cuisine israélienne.
« Le mix culinaire israélien est incroyable. Vous trouvez ici des mets qui ne coexistent nulle part ailleurs : le couscous, par exemple, importé par les immigrants juifs d’Afrique du Nord, et les borekas, par ceux de Bulgarie et de Turquie, sont venus se greffer à un terreau déjà fertile de gastronomie orientale. Ces différentes influences nous ont ouvert l’esprit.
Nous ne nous posons pas de limites sur le plan gustatif, nous nous permettons toutes les libertés ou presque. »
Le célèbre chef Meir Adoni qui, comme beaucoup de grands noms de la gastronomie israélienne, a étudié à l’étranger au sein de prestigieuses institutions avant de revenir au pays, est du même avis. « Les chefs italiens par exemple possèdent une tradition ancienne avec des règles. Moi je n’ai pas de règles. Je regarde la gastronomie avec un œil neuf. Cette approche typiquement israélienne nous permet de mélanger des saveurs et des textures uniques. La cuisine ici ne se cache pas : tout est dans l’émotion. C’est également un domaine où nous n’hésitons pas à faire preuve de culot. Nous utilisons par exemple beaucoup plus d’épices que dans d’autres cuisines », explique Adoni. Le meilleur exemple de ce qu’il avance est un plat baptisé Plaisir moyen-oriental, servi au menu de son principal restaurant de Tel-Aviv, le Catit. Il s’agit d’une langue de veau fumée à la garniture pour le moins locale : du houmous.
« Les Européens qui viennent en Israël sont surpris lorsqu’ils découvrent la cuisine locale car ils ignorent généralement que nous possédons un héritage culinaire très riche », renchérit un autre pionnier de la scène gastronomique israélienne, le chef Ezra Kedem qui a ouvert le restaurant Arcadia à Jérusalem en 1995 après des études à l’étranger. « L’essence du goût local est la fameuse salade israélienne, selon moi. C’est d’ailleurs ce qui manque le plus aux Israéliens lorsqu’ils sont à l’étranger. »
Un pays qui aime la cuisine
Roger Sherman, un réalisateur de films documentaires qui a gagné un Emmy Award et obtenu deux nominations aux Oscars, était pour le moins sceptique lorsqu’il a été invité par Joan Nathan, un ami et écrivain spécialiste de la cuisine juive, à faire un petit tour en Israël. Il ne pensait pas manger autre chose que quelques falafels et du houmous. « Je n’en suis pas revenu. Les Israéliens ne se rendent pas compte de ce qu’ils ont : des épiceries fines, des fromages incroyables et des restaurants de classe mondiale. Quand je suis rentré aux Etats-Unis, personne n’a voulu me croire. »
C’est alors qu’il a décidé de revenir en Israël afin de tourner un documentaire sur la scène culinaire locale. Le résultat, un film de deux heures intitulé A la recherche de la cuisine israélienne, diffusé pour la première fois en Israël lors du festival du film de Haïfa en octobre dernier et projeté dans plus de 90 festivals à travers le monde. Sherman a sillonné le pays, visitant les maisons et les lieux de travail des chefs cuisiniers, des agriculteurs, des producteurs de fromage ou des vendeurs de rue. « Je compare Israël à d’autres hauts lieux de la gastronomie mondiale. Le pays est presque au même niveau que New York, Paris et Londres. D’ailleurs, les cuisiniers israéliens ne ressentent même plus le besoin d’aller étudier dans d’autres pays ; même la street food (nourriture de rue) israélienne est parmi les meilleures que j’ai goûtées. C’est fou de voir tous ces chefs s’amuser à reprendre les recettes de leur grand-mère et à les revisiter de manière si créative. »
On demande souvent à Roger Sherman si la production locale se retrouve sur les tables du pays. « Je réponds que c’est une pratique courante en Israël. C’est un petit territoire qu’on parcourt en quelques heures. Acheminer les produits d’une exploitation agricole jusqu’au restaurant n’est pas un problème », dit le réalisateur. La cuisine israélienne se distingue en effet particulièrement par son utilisation des légumes à profusion ainsi que par les nouvelles variétés créées par les agriculteurs locaux. « C’est ce qui fait l’attrait de notre cuisine sur la scène internationale : aujourd’hui tout le monde se met aux légumes et nous, nous savons très bien les préparer », explique Janna Gur.
N’importe quel téléspectateur découvrant les chaînes israéliennes conclura inévitablement que les Israéliens sont obsédés par la nourriture tant il existe d’émissions culinaires. « Nous sommes un pays qui cuisine. La famille est importante dans notre société et quand il s’agit de se réunir le vendredi soir pour le dîner de Chabbat, tout le monde est aux fourneaux. La nourriture tient une place prépondérante dans la culture juive. »
Une révolution récente
La révolution gastronomique en Israël a commencé dans les années 1990. En 1994, déjà, un article du New York Times s’intéressait au phénomène. Pour le célèbre quotidien, quelque chose se passait du côté de la Terre sainte. Et effectivement, Israël est passé en quelques années du zéro pointé en gastronomie à une scène culinaire saluée dans le monde entier.
« Ce phénomène résulte de plusieurs circonstances. Les vins du Golan, notamment, ont commencé à être reconnus pour leur qualité et à bien se vendre, tandis qu’Erez Komarovsky a lancé la production de fromages et de pains artisanaux », se souvient Gur. « Nos chefs sont partis étudier à l’étranger, puis sont revenus mettre leur savoir en pratique sur les aliments locaux ; dans le même temps, le niveau de vie du pays a augmenté et voyager à l’étranger est devenu banal. Mais ce qui a vraiment fait évoluer les choses, c’est cet intérêt soudain pour la cuisine palestinienne et celle des immigrants juifs de tous horizons. Les chefs se sont mis à jouer avec cet héritage et ont dynamisé la gastronomie locale. »
Haïm Cohen, par exemple, ancien chef du restaurant français Keren qui a depuis fermé ses portes, a su développer quelque chose d’iconoclaste et de courageux. « Il a servi du kebab d’agneau à déjeuner dans son restaurant », se souvient Janna Gur. « Auparavant, il y avait une frontière claire entre la nourriture de la région, considérée comme populaire et peu coûteuse, et ce que l’on tenait pour la bonne cuisine, c’est-à-dire celle d’origine française, italienne ou chinoise, mais jamais israélienne. Haïm est le premier à avoir essayé d’inclure progressivement la cuisine locale au menu des grands restaurants. »
Des chefs tentés de prendre le large
Mais la scène locale a aussi des problèmes. Les restaurants ouvrent et ferment rapidement, tandis que les cuisiniers se vendent au plus offrant. Adoni, qui a ouvert Catit en 2002 avant trois autres établissements à Tel-Aviv, a récemment déclaré qu’il allait fermer son vaisseau amiral et son petit frère, Mizlala, en décembre prochain. Il gardera ses deux restaurants cachers au sein de l’hôtel Carlton de la Ville blanche et ira tenter sa chance à l’étranger comme beaucoup d’autres chefs israéliens avant lui. Cet automne, il a passé beaucoup de temps à New York pour travailler sur son prochain projet, le Nur, un restaurant dans le style brasserie qui doit ouvrir prochainement dans la Grosse Pomme. Il teste actuellement plusieurs desserts pour sa prochaine carte. Et notamment des dattes Medjoul en beignets fourrées à la truite fumée, à l’amande, au thym et au citron.
Catit ferme pour des raisons financières : il était trop difficile de rentabiliser un restaurant de qualité avec sept chefs en cuisine pour une capacité de seulement 22 couverts. « La réponse la plus logique serait de dire que les gens n’ont pas suffisamment d’argent pour se payer des repas quatre étoiles. Si la demande existe, elle reste minoritaire et les établissements ont du mal à tenir. C’est dommage car nous n’avons pas suffisamment de restaurants de grande qualité.
En revanche, si vous cherchez des lieux plus informels alors Tel-Aviv est une destination de classe mondiale. Dans un restaurant israélien, vous n’êtes pas obligé de faire des efforts vestimentaires. C’est ce qui plaît aux touristes : ils aiment le fait de pouvoir porter des sandales et un T-shirt lors d’un dîner en ville. Vous pouvez également faire un bon repas à deux heures du matin et un petit-déjeuner incroyable à n’importe quelle heure. C’est cela, aussi, qui fait la renommée de la scène israélienne », indique Janna Gur. Mais celle-ci se montre également inquiète. « De plus en plus de chefs locaux prennent la poudre d’escampette : notre cuisine est de plus en plus populaire, sans compter qu’il est très difficile de gérer un restaurant ici. »
Des réussites israéliennes à l’international
Beaucoup de cuisiniers locaux sont déjà partis à l’assaut du monde. L’an dernier, Shaya, un restaurant israélien de la Nouvelle-Orléans, la capitale de la cuisine Cajun, a été élu meilleur restaurant des Etats-Unis. « Qui aurait pu y croire ? Du houmous à la Nouvelle-Orléans ! », s’amuse le chef Alon Shaya, étonné lui-même de son succès.
Un autre virtuose des fourneaux israélo-américain a été récompensé pour son travail l’année dernière. Michael Solomonov a obtenu le prix du meilleur livre de cuisine pour Zahav : le monde de la cuisine israélienne, un recueil de recettes de son restaurant éponyme situé à Philadelphie. Il a également ouvert un petit restaurant de houmous qui fait découvrir la shakshuka aux habitants de la ville de l’amour fraternel. Un autre livre de cuisine blanc bleu, Jerusalem, du chef israélien basé à Londres Yotam Ottolenghi, a été vendu à près d’un demi-million d’exemplaires au Royaume-Uni, et s’est également affirmé comme un véritable best-seller en Allemagne, aux Pays-Bas et aux Etats-Unis.
Le restaurant londonien Palomar, lancé par le chef hiérosolymitain Assaf Granit, a été nommé meilleur restaurant de Grande-Bretagne en 2015, décrit comme étant « le plus culotté du pays ». Les habitants de Londres apprécient l’ambiance importée par Granit depuis son restaurant de Jérusalem, le Machane Yehuda.
Une autre célébrité de la scène locale israélienne, Eyal Shani, a lui fait découvrir ses recettes de pita gastronomique à Paris et à Vienne en ouvrant des succursales de son restaurant Miznon. Il vise maintenant New York. Plusieurs magazines internationaux, enfin, considèrent désormais Tel-Aviv comme une destination à ne pas manquer en matière culinaire, et certains de ses restaurants comme le Messa figurent dans les classements des meilleures tables.
Alors qu’en est-il de la cuisine israélienne ? Existe-t-elle bel et bien aujourd’hui ? Pour Meir Adoni, la réponse est oui. « Je pense que nous possédons effectivement notre propre gastronomie. Mais ça nous a pris 70 ans pour y arriver. » Janna Gur, elle, reste prudente. « Il est sans doute trop tôt pour donner une définition de la cuisine israélienne, mais au moins, on peut dire qu’il existe une cuisine qui parle hébreu. »
© Jerusalem Post Edition Française – Reproduction interdite