Face à leurs difficultés à être reconnus, Israël soutient le Kurdistan

Comment la biographie de Golda Meir est-elle devenue un best-seller au Kurdistan irakien ?

Une librairie kurde où se cotoient divers ouvrages (photo credit: NATAN ODENHEIMER)
Une librairie kurde où se cotoient divers ouvrages
(photo credit: NATAN ODENHEIMER)
Ces dernières années, l’Irak en général et le Kurdistan irakien en particulier, témoignent d’un intérêt croissant pour les juifs et leur culture. Bien qu’il s’agisse encore d’un phénomène relativement marginal au sein de la société irakienne, il atteste néanmoins d’un changement symptomatique de la façon dont l’histoire juive est perçue dans cette partie du globe.
Cet été, à quelques encablures de la principale mosquée de la ville de Sulaymaniyah, les best-sellers, qui trônaient dans les vitrines des librairies, avaient de quoi laisser songeur : Saddam Hussein, Hitler, Golda Meir et Menahem Begin ! Un palmarès pour le moins détonant. Sulaymaniyah, située à l’est du pays, près de la frontière avec l’Iran, est la deuxième plus grande ville du Kurdistan irakien. Dans les rayonnages des quatre librairies principales de l’agglomération, à côté de romans classiques traduits en kurde et de thrillers contemporains, on trouve donc des ouvrages sur Israël, ainsi qu’un nombre impressionnant de livres sur le Mossad.
L’un des libraires, âgé d’une vingtaine d’années, tente une explication de cet étrange phénomène : « Nos clients ont toujours envie de s’informer sur Saddam. Ils sont curieux de savoir pourquoi il a tué tant de gens. C’est la raison pour laquelle ils s’intéressent également à Hitler. Mais les Kurdes ne sont pas de grands lecteurs. Vous êtes ici depuis plus de 15 minutes et combien  de livres ont été vendus ? Un seul. Une biographie d’Hitler. » Pour autant ce sont les mémoires de l’ancien Premier ministre Golda Meir, édités en deux tomes, qui ont été l’indiscutable best-seller de la saison.
Des liens historiques
Depuis plus de 60 ans, Israël joue un rôle majeur dans les affaires kurdes. Tout a commencé par de très discrets échanges diplomatiques. Plus tard, dans les années 1950, le Mossad a prêté main-forte aux rebelles kurdes, en révolte contre le gouvernement central irakien. Puis, tout au long des années 1960, Israël a envoyé des spécialistes, via l’Iran, alors favorable à l’Etat juif, pour former et conseiller les Kurdes. L’apogée de la coopération entre les deux nations a été marquée par une série de rencontres effectives entre responsables israéliens et kurdes, culminant avec les deux visites en Israël de Mustafa Barzani, chef du parti démocratique kurde, en 1968 et en 1973. Des entrevues qui se sont révélées fructueuses, puisque Barzani a alors convaincu le gouvernement israélien de soutenir la cause kurde, non seulement sur le plan militaire, mais également sur la scène diplomatique internationale.
Dans ses mémoires, l’ancien secrétaire d’Etat américain Henry Kissinger confie d’ailleurs qu’entre 1973 et 1977, l’Etat hébreu l’a officiellement exhorté à apporter « un soutien accru aux Kurdes », et que Golda Meir a activement fait campagne en faveur de Barzani, essayant de persuader Kissinger de le soutenir. Peu après, le parti de Barzani se retrouvait à la tête du Kurdistan irakien.
Depuis lors, ici et là, des informations pointent, relatives à des opérations spéciales de formation des forces kurdes sous la houlette des Israéliens, et il se dit même que des agents du Mossad utiliseraient cette région montagneuse du nord pour lancer des opérations en Irak, en Iran, en Syrie et en Turquie.
Le Pr Ofra Bengio, experte israélienne en matière de relations entre le Kurdistan irakien et Israël à l’université de Tel-Aviv et au Centre Moshé Dayan, confie au Jerusalem Post que les Kurdes sont profondément intéressés par Israël. En atteste le succès de son propre livre, intitulé Les Kurdes d’Irak, traduit en kurde. « La légitimité de ces deux pays étant contestée par leurs voisins, les Kurdes y voient comme l’expression d’un destin commun », explique Bengio.
« D’ailleurs, il y a effectivement des similitudes historiques entre les deux peuples. Et les liens entre Israël et les Kurdes ont commencé bien avant les années 1960. Dès 1948, les Kurdes ont vu dans l’établissement de la nation israélienne un modèle de réussite, et les dirigeants sionistes sont devenus pour eux une source d’inspiration. Les Kurdes prennent volontiers les Israéliens comme modèle et c’est la raison pour laquelle la traduction de livres sur Menahem Begin et Les Mémoires de Golda Meir rencontrent un tel succès. » Pour autant, cet intérêt culturel n’est pas réciproque, d’après Bengio. Il semblerait que les Israéliens soient moins férus de culture kurde…
Un traducteur inspiré
Shafiq Kheder est le traducteur de trois livres majeurs sur Israël : un sur le Mossad écrit par Gordon Thomas, une biographie de David Ben Gourion de Robert St. John, et Les Mémoires de Golda Meir. Il affirme que ces ouvrages constituent la première source d’information sur Israël, les juifs et leur histoire disponible en kurde, traduits directement de l’anglais et de l’hébreu et non à partir du farsi, de l’arabe ou du Turc. Ces livres caracolent en tête des ventes.
Nous rencontrons Kheder dans un café du centre-ville d’Erbil, capitale de la région autonome du Kurdistan irakien. « Le régime de Saddam diabolisait les juifs », explique-t-il. « On nous a appris que tous les juifs et les sionistes conspiraient contre les Arabes. En sixième et en cinquième, on nous a donné à lire Le Marchand de Venise de Shakespeare et Oliver Twist de Charles Dickens ; bien que ces ouvrages ne soient pas les meilleurs de ces deux auteurs, les juifs y sont décrits comme des êtres cupides, menteurs, et dépourvus d’humanité. C’est la raison pour laquelle ils figuraient en tête du programme scolaire. »
Mais déjà à l’époque, Shafiq Kheder refuse d’adopter ces clichés. « Tout d’abord, les juifs et les Israéliens étant les ennemis de Saddam, cela a naturellement éveillé ma sympathie. Deuxièmement, mon grand-père m’avait raconté que dans le village où il avait vécu et dans lequel je suis né, il y avait beaucoup de juifs, qui ont depuis choisi d’émigrer en Israël. Il m’a dit que c’étaient des gens très bien. Enfin, l’Etat juif a aidé les Kurdes lors de leur révolte de 1975, et nous avons une excellente mémoire », pointe le traducteur.
Né il y a 48 ans dans un petit village à 40 kilomètres au nord d’Erbil, Kheder a étudié le droit à Bagdad à la fin des années quatre-vingt avant de regagner le Kurdistan. En 1997, il a fui la guerre civile, en rejoignant d’abord l’Iran, puis les Pays-Bas. Après avoir acquis un bon niveau en néerlandais, un livre sur le Mossad lui est tombé entre les mains, qu’il a rapidement dévoré, puis il a lu beaucoup d’autres ouvrages qui portaient sur Israël.
Menahem Begin en exemple
Pourquoi l’Etat juif ? « Depuis les tragédies qui ont frappé les Kurdes à Al-Anfal en 1988, quand le régime irakien a utilisé des armes chimiques contre les civils, nous nous sentons proches de ce qui est arrivé aux juifs d’Europe », confie Kheder. « Les dirigeants sionistes ont réussi à établir un pays démocratique au Moyen-Orient : un véritable miracle. A Bagdad, on m’avait enseigné qu’Israël avait été créé de toutes pièces par les Américains et les Britanniques. En lisant les biographies de David Ben Gourion et Moshé Dayan, j’ai découvert que les juifs avaient été les bâtisseurs de leur pays. Leur exemple est très instructif. »
Shafiq Kheder affirme que ses traductions ont fortement contribué à transformer la façon dont l’élite kurde, les autorités, ainsi que les décideurs locaux, considèrent Israël. Il en veut pour preuve une déclaration qui mentionne que les conseillers de Netchirvan Barzani, Premier ministre du Kurdistan irakien, font référence à sa traduction de l’autobiographie de Golda Meir, afin d’en tirer des enseignements dont ils s’inspirent pour conseiller les membres du gouvernement. Et d’ajouter que même le chef du parti de gauche Gorran lui a personnellement confié que son travail est source d’inspiration, l’encourageant vivement à continuer de traduire des livres sur Israël.
Kheder vient d’ailleurs de mettre le point final à la traduction des mémoires de Menahem Begin intitulés La révolte. De tous les livres qu’il a traduits, celui-ci lui a donné le plus de fil à retordre. « Il a été difficile à traduire car certaines parties du texte sont extrêmement denses, théoriques et philosophiques. Pourtant, il s’agit pour nous d’une œuvre majeure. J’ai voulu le publier pour le Ramadan, mais la crise financière qui frappe le pays a durement touché le marché du livre. Je vais maintenant essayer de trouver un financement pour finaliser ce projet. »
Que pense celui qui admire tant les dirigeants sionistes des premières heures de l’Etat, du gouvernement israélien actuel ? « J’ai une aversion pour le Premier ministre, Benjamin Netanyahou qui se ferme aux autres pays de la région », répond Kheder sans détour. « Sans compter sa façon discutable de déshumaniser les Palestiniens. De façon générale, les visions des dirigeants socialistes du pays, comme Ben Gourion, Golda Meir, et même Shimon Peres, m’inspirent davantage. Exception faite de la vision de Menahem Begin, également capitale et très enrichissante. »
La communauté juive aujourd’hui
Bien que les relations entre le gouvernement régional du Kurdistan et Israël ne soient plus aussi confidentielles que par le passé, le sujet demeure sensible. Pour autant, en avril 2015, le ministère kurde des Dotations et Affaires religieuses a nommé Sherezed Omar Mamsani, directeur aux affaires juives. Il est officiellement mandaté pour « préserver les droits » des quelques familles juives qui vivent encore au Kurdistan.
On ne sait pas exactement combien de juifs vivent aujourd’hui au Kurdistan. Certains parlent de 700 familles, d’autres doutent qu’il y en ait même la moitié. Tenter d’établir la carte des juifs résidant sur le territoire est une tâche presque impossible, étant donné que ceux qui sont restés en Irak après la grande migration des années cinquante ont dû cacher leur identité sous le régime de Saddam Hussein. Shayda Abdullah, une femme d’origine juive, raconte comment sa famille a tout fait pour dissimuler cet encombrant héritage. Ils avaient d’abord caché les documents originaux sous les dalles de la cuisine, mais lorsqu’une rumeur affirmant que les hommes de Saddam Hussein effectuaient des fouilles dans les maisons à la recherche de tels justificatifs, la famille a préféré brûler tout ce qui la rattachait à son judaïsme. Aux yeux de leurs voisins, ils ont fini par devenir de vrais musulmans ; le grand-père était même réputé pour détenir certains pouvoirs spirituels. « Lorsque les gens venaient lui demander une bénédiction, il récitait des versets de la Torah en leur disant qu’ils provenaient du Coran », confie Shayda Abdullah en souriant.
Beaucoup de Kurdes évoquent l’ancienne communauté juive avec tristesse et nostalgie. Sayed Hussein, un membre âgé du clan des Barzani, qui s’est retiré dans le village reculé de ses ancêtres, sait encore où se trouvent les ruines des anciens sites juifs, alors que les juifs du village sont partis s’installer ailleurs dans les années vingt. Vêtu de l’habit tribal kurde traditionnel avec un keffieh rouge noué autour de la calotte blanche des Barzani, Hussein me montre les vestiges d’une synagogue ainsi qu’un terrain couvert d’herbes qui abritait autrefois le cimetière communautaire, sans qu’aucune marque de celui-ci ne subsiste. La seule structure encore identifiable reste le mikvé (bain rituel) dont l’eau coule toujours, mais qui n’est pas suffisamment profond pour pouvoir s’immerger. « Après l’expulsion de ma famille en Iran puis dans le sud de l’Irak », raconte Hussein, « nous avons eu une famille juive pour voisins lorsque nous habitions à Basra. Je pense que ses membres vivent aujourd’hui en Israël. » Puis, marquant une pause : « Je les ai beaucoup aimés. » A sa demande, je prends note de leurs noms : Sabah, Edmond et Samir. Sabah a été exécuté après avoir été soupçonné d’avoir fait sauter un bâtiment gouvernemental quand il vivait encore là-bas. « Mais peut-être que les autres sont encore vivants », me dit Hussein. « Si vous pouvez les retrouver, ça me rendrait très heureux. » 
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