Un Etat juif, un Etat musulman : des analogies historiques cependant

S’il se considère comme un pays européen, l’Etat juif possède un destin très similaire à celui de son voisin turc

Drapeau israélien (photo credit: DR)
Drapeau israélien
(photo credit: DR)
Israël se définit comme une nation occidentale. Un pays européen situé presque par erreur au beau milieu du Proche-Orient. Une sorte de « villa au milieu de la jungle », selon l’expression de l’ancien Premier ministre Ehud Barak. Mais il s’agit là d’une image erronée. Israël est un Etat du Proche et du Moyen-Orient, fondé par des nationalistes qui se sont inspirés de l’histoire européenne. A tel point que le pays qui semble le plus proche de nous, historiquement parlant, n’est pas l’Allemagne mais bel
et bien la Turquie.
De nombreux points communs
Née des horreurs de la Première Guerre mondiale et de la chute de l’Empire ottoman, la Turquie a su remplacer un califat dépassé par une république moderne et séculaire. Le jeune Etat s’est trouvé gouverné par l’Atatürkçülük, l’idéologie de Mustafa Kemal Ataturk, savant mélange entre les idées des mouvements nationaux européens et les premières réformes mises en place par les Turcs dès la fin du XIXe siècle. C’est à la même époque que naît le sionisme de Theodor Herzl. Les futurs fondateurs d’Israël tels David Ben Gourion et Yitzhak Ben-Zvi ont d’ailleurs effectué durant leur jeunesse quelques années d’études à Istanbul, alors sous l’influence du mouvement des Jeunes Turcs. Ainsi les nationalismes juif et turc qui ont émergé entre 1880 et 1920 ont beaucoup en commun, aussi bien dans la forme que dans le fond. Bien que la Turquie ait été fondée en tant qu’Etat moderne près de 20 ans avant Israël, tous deux ont pris racine sur les ruines laissées par les guerres, et ont dû composer avec les organisations internationales qui les pressaient de déterminer leurs frontières.
Autre similitude : les régimes mis en place étaient séculaires et dirigés par des partis politiques issus de la gauche et ethno-nationalistes avant tout. Il s’agit également, dans les deux cas, de républiques au sein desquelles l’armée joue un rôle prépondérant et intervient dans la société. Deux nations, enfin, qui ont dû trouver un moyen d’adapter leur tradition religieuse avec les exigences d’un Etat moderne. Il est important de souligner à cet égard que les pays voisins qui ont développé un nationalisme similaire ont échoué de leur côté à produire des idéologies stables, pour finalement accoucher de dictatures brutales qui ont poussé les populations vers la religion et le sectarisme.
Mais les similitudes entre Israël et la Turquie ne s’arrêtent pas là, puisqu’il aura fallu attendre 30 ans (respectivement 1950 et 1977) dans les deux pays avant de voir le parti politique fondateur – le Parti républicain du peuple (CHP) et le Parti travailliste israélien (Mapai et Avoda sous ses différentes formes), tous deux membres de l’Internationale socialiste – supplanté au pouvoir par un parti d’opposition. Pour finir, le socialisme d’Etat affiché dissimule, à Jérusalem comme à Ankara, un nationalisme musclé dont le but est de faire revivre un idéal national. Pour Israël, il s’agit de faire revenir le peuple juif sur sa terre ancestrale. Côté turc, le défi est de transformer un pays musulman rural en nation moderne.
Des conflits internes similaires
Si l’histoire de la Turquie a été marquée par les coups d’Etat et la violence politique, Israël, aux prises avec d’incessantes guerres contre ses voisins, a su éviter de telles crises. Toutefois, les deux pays connaissent des dissensions internes assez similaires. Nés à la faveur d’importants mouvements de population (près de 1 300 000 Grecs ont été chassés de Turquie en 1922, tandis que 750 000 Arabes de Palestine ont quitté Israël après 1948), ils ont ainsi vu le nationalisme qui a précédé leur création se heurter à leurs minorités nationales, principalement les Kurdes en Turquie et les Arabes en Israël, souvent victimes de discriminations. En outre, lorsqu’on observe les divisions actuelles en Israël et en Turquie, on s’aperçoit sans peine que les multiples conflits entre la gauche et la droite, les laïcs et les religieux, y ont joué et jouent encore un rôle majeur. Sur le plan politique, l’émergence d’un courant de droite plus religieux, aussi bien à Ankara qu’à Jérusalem, a condamné la vieille gauche au rang de figurante. La raison est que celle-ci n’a jamais été une gauche traditionnelle à l’européenne, c’est-à-dire qu’elle n’a jamais abandonné la rhétorique ethnique et nationaliste des années 1950.
Les pouvoirs en place sont aux prises avec les vieilles élites traditionnelles. En Turquie, les éléments qui cherchent à garder la mainmise sur l’Etat par une domination des institutions et de l’armée sont désignés par « l’Etat profond » qui regroupe les opposants au président Erdogan. Les conflits culturels et politiques incessants entre les deux camps ont ainsi engendré l’avènement d’un système politique plus religieux et plus nationaliste. Les dissensions internes en Israël sont également liées à une forme de lutte avec un « Etat profond » du même type qui détient un certain pouvoir au sein des institutions du pays.
Celui-ci s’exprime à travers des articles s’inquiétant du nombre de sionistes religieux dans l’armée, ou des voix issues de la gauche appelant plus ou moins à un coup d’Etat militaire pour éviter une dérive droitière ; ou bien encore dans les pages d’un grand quotidien, se désolant que l’on enseigne désormais l’histoire des juifs orientaux en lieu et place de celle de l’Europe.
Les vieilles élites ashkénazes s’inquiètent ainsi de ce mouvement de translation qui va de « la villa » vers « la jungle ». Le fait est qu’Israël semble bien emprunter une voie similaire à celle de la Turquie, où certains conservateurs ont détourné le pays de l’Europe pour le recentrer sur le Moyen-Orient ; l’Etat juif semble lui aussi prendre ses distances avec son obsession pour le Vieux Continent, son art et sa mentalité. En Turquie, les laïcs et les intellectuels n’ont plus autant de poids et sont même désormais mal vus. De même les élites israéliennes se sentent-elles dépossédées par l’Etat. Ces privilégiés, qui ont fait fortune dans les années 1950, sont aujourd’hui en colère contre « leur pays volé par les juifs séfarades et les sionistes religieux ». Pourtant, la situation actuelle est précisément la conséquence du pouvoir de ces élites qui n’ont pas su instaurer une société égalitaire. Elles ont mis en place un système éducatif à deux vitesses, des communautés séparées et des réseaux d’influence où le népotisme prévaut. A l’origine de ces mécanismes, une certaine forme de mépris pour celui qui était différent, qu’il soit arabe, juif d’orient ou séfarade, religieux, immigrant de Russie ou d’Ethiopie.
Comment gouverner un pays dont les origines reposent sur un nationalisme européen dépassé, et dont la place est pourtant clairement au Proche-Orient ? Un pays ni occidental ni oriental, pas officiellement laïque, mais pas non plus religieux ? Première étape : en finir avec ce mensonge d’un Etat d’Israël européen. Il n’y a rien à gagner à être européen aujourd’hui : l’Europe est en guerre avec elle-même au sujet de sa propre identité. Il est ensuite nécessaire de redonner ses lettres de noblesse à l’intellectualisme et de recréer un espace propice à l’échange d’idées. Enfin, il faut que les institutions soient plus ouvertes à la diversité. Si d’importantes différences existent – la démocratie israélienne se porte bien et Netanyahou ne sera jamais Erdogan, alors que la Turquie a l’avantage d’avoir des frontières internationalement reconnues –, les origines d’Israël sont donc plus à Istanbul, qu’à Paris ou à Berlin.
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