Mobileye, l’autre révolution automobile

Après avoir bouleversé le domaine de la sécurité routière, l’entreprise israélienne dessine la conduite de demain

A vehicle equipped with Mobileye technology (photo credit: COURTESY MOBILEYE)
A vehicle equipped with Mobileye technology
(photo credit: COURTESY MOBILEYE)
S’il existe en Israël de nombreuses journées du souvenir, il n’en existe aucune dédiée aux victimes de la route, pourtant bien plus nombreuses que celles du terrorisme. Pas moins de 35 000 personnes ont trouvé la mort dans des accidents de la circulation depuis la création de l’Etat, soit 50 % de plus qu’au cours des différentes guerres ou des attentats. Rien qu’en 2016, les accidents de la route ont fait 351 victimes – dix de plus qu’en 2015 – et l’on a enregistré 12 122 collisions ayant provoqué des dommages physiques. Il semble malheureusement que ces chiffres soient considérés avec un certain fatalisme. Bien peu de choses sont mises en œuvre dans le pays pour éviter ces accidents, alors même que les voies de circulation sont de plus en plus encombrées et présentent donc des dangers accrus. 279 698 véhicules neufs ont été vendus entre janvier et novembre 2016, soit 14 % de plus qu’en 2015. En tout, pas moins d’un million de véhicules neufs ont été mis en circulation au cours des quatre dernières années.
Ailleurs dans le monde, on a pris la mesure du problème. La Suède, par exemple, a adopté dès 1997 le plan « Vision zéro », un programme de sécurité routière qui s’est fixé un objectif : zéro mort et zéro blessé grave sur les routes. Le pays a mis en œuvre les mesures nécessaires à la réalisation de son ambition : limitations de vitesse, pose de glissières de sécurité, amélioration du réseau routier, application très stricte du code de la route avec sanctions et autres. Le résultat : la baisse d’un tiers du nombre de victimes entre 1997 et 2009. Par la suite, ce programme a été adopté par de nombreux autres Etats. Si certains experts avancent que 93 % des accidents sont dus aux automobilistes eux-mêmes, les spécialistes étudient les moyens d’aider ces derniers à les éviter. D’autant que le problème est international : chaque année, 1,5 million de personnes meurent sur les routes dans le monde.
Ces dernières années, il semble qu’une prise de conscience s’opère en Israël : la nation start-up tend à mobiliser son savoir-faire technologique pour s’attaquer à ce fléau. Le fer-de-lance de l’innovation dans ce domaine est Mobileye Vision Technologies, une société au rayonnement mondial basée à Jérusalem, à l’origine d’un procédé révolutionnaire qui utilise des logiciels et des capteurs visuels pour avertir les conducteurs en cas de danger imminent de collision. Ces derniers sont notamment prévenus si leur véhicule est en train de dévier vers une autre file ou s’il est trop proche de la voiture qui le précède.
Ce dispositif a été installé sur 12 millions de véhicules dans le monde, aussi bien en Israël qu’aux Etats-Unis, au Japon ou en Corée du Sud. Et ça marche. Les données des compagnies d’assurances prouvent que le nombre d’accidents a été divisé par deux. De sorte que depuis le 1er novembre 2016, une régulation du ministère des Transports israélien impose d’équiper tous les poids-lourds de plus de 3,5 tonnes de cette technologie.
Israël Makov, ex-PDG du groupe Teva, cite trois conditions nécessaires au succès d’une innovation : être à la fois le premier à l’imaginer, à mobiliser des ressources et à la fabriquer. Je suis allé à la rencontre d’Amnon Shashua et Ziv Aviram, cofondateurs de Mobileye et amis de longue date, pour tenter de comprendre comment fonctionne leur système et comment ils ont réussi à bâtir une multinationale leader sur le marché (700 employés et un chiffre d’affaires avoisinant les 350 millions de dollars en 2016).
Un œil vaut mieux que deux
Fin 1998, Amnon Shashua, professeur en sciences de l’informatique à l’Université hébraïque, donne une conférence sur les systèmes de reconnaissance visuelle. Un fabricant automobile lui soumet alors une question : est-il possible, avec deux caméras, de localiser un véhicule ? Il est question de deux caméras puisque les êtres humains, les animaux et les insectes utilisent leurs deux yeux pour percevoir la profondeur de champ… « Pourquoi deux ? », lui répond Amnon Shashua. « Une seule suffirait ! » Il tient cette certitude d’un travail de recherche en informatique publié l’année précédente intitulé Reconnaissance visuelle 3D d’une image en 2 D. « L’œil unique » à l’origine de Mobileye est une idée iconoclaste à laquelle personne ne croit au départ. Au printemps 1999, lors d’un trek en moto dans le désert du Néguev, Amnon Shashua et Ziv Aviram prennent leur décision : ils vont lancer leur entreprise sur cette idée d’utiliser une caméra unique associée à un programme informatique de pointe capable d’alerter le conducteur.
Un tandem efficace
Amnon Shashua n’a pas quitté son poste de professeur alors qu’il mettait Mobileye au point, ce qui tient de la prouesse. Ziv Aviram, lui, s’est occupé de l’aspect financier. Cet ancien PDG des sociétés Keter (maison d’édition), Gali (chaussures) et Attrakzia (vêtements), est un habitué des défis : il a transformé chacune de ces entreprises, qui étaient toutes dans le rouge, en marques rentables.
« Nous nous complétons », se félicite Amnon Shashua, « et il est bon que nous ne soyons que deux. Nous pensons la stratégie ensemble : nous savons que nous n’avons pas la même manière de réfléchir ni les mêmes compétences, mais nous nous stimulons l’un l’autre. » « Il n’est pas facile de travailler avec quelqu’un qui est au-dessus de vous, ou en dessous », souligne Ziv Aviram. « Mais si on est au même niveau, l’interaction est équilibrée. On n’a pas peur d’admettre, par exemple, qu’on ne sait pas comment s’y prendre. En outre Amnon et moi, nous venons de disciplines différentes : il part dans une direction, moi, dans une autre et, la plupart du temps, nous finissons par converger. C’est un très gros atout de pouvoir envisager les problèmes à partir de points de vue différents. »
Amnon Shashua est très fier des profits (200 millions de dollars) réalisés Mobileye, et pas seulement de son chiffre d’affaires. « L’essentiel, ce sont les bénéfices, pas le chiffre d’affaires », explique-t-il. « Les gens ne savent pas à quel point il est difficile de mettre sur pied une entreprise rentable. Beaucoup de compagnies ont un très gros chiffre d’affaires, mais rares sont celles qui tirent des bénéfices. »
Ziv Aviram voit sa formation de gestionnaire, et non de scientifique, comme un avantage. « Cela me permet de penser différemment », dit-il. « Le management, c’est le management. Au bout du compte, tout repose sur la motivation que l’on insuffle aux employés. » « Nous avons engagé une révolution dans l’industrie automobile qui permet de sauver des vies, de sorte que les gens nous suivent », renchérit Amnon Shashua. « Cela contribue à créer une véritable motivation. Nos employés sont poussés par la conviction qu’ils font un travail utile. »
Des stratégies payantes
Les start-up reposent toutes sur une technologie innovante. Toutefois, leur façon de se vendre est généralement trop conventionnelle. Ziv Aviram, qui ne vient pas du high-tech, a décidé d’aller chercher ses premiers investisseurs là où on ne les attendait pas. En 1999, année de l’apogée de la bulle internet, les investisseurs se bousculaient. Cependant, les deux créateurs de l’entreprise savaient qu’il leur faudrait huit années pour développer leur produit, une durée trop longue pour les financiers impatients. Aussi Ziv Aviram s’est-il plutôt tourné vers les gens qui ont de l’argent, c’est-à-dire les plus nantis. Avec l’aide d’un courtier il a ainsi démarché 100 personnes disposant de gros capitaux. Une stratégie gagnante : en deux semaines, il a récolté pas moins d’un million de dollars auprès d’investisseurs qui ont accompagné le projet tout au long de son développement. « Ils vivaient les choses avec nous », se souvient-il, « et ont fait preuve d’une grande patience. »
Au fur et à mesure, le nombre des investisseurs a augmenté. En août 2014, lors de son introduction en bourse aux Etats-Unis, Mobileye est même parvenue à lever 890 millions de dollars, soit la plus grosse somme jamais récoltée par une compagnie israélienne sur le sol américain. A ce moment, l’entreprise était cotée en bourse à 5,3 milliards de dollars. Le timing, pourtant, ne pouvait être plus mauvais alors que Tsahal avait lancé l’opération Bordure protectrice.
Andy Grove, le légendaire ex-PDG d’Intel, a souvent parlé de l’importance de chaque décision stratégique : une mauvaise initiative peut couler une entreprise, tandis qu’une bonne peut la mener vers les sommets, affirme-t-il. Amnon Shashua et Ziv Aviram estiment pour leur part qu’ils ont eu à prendre neuf décisions majeures. Parmi elles, celle de développer leur propre puce électronique (microprocesseur). « Au début, nous cherchions une puce déjà existante », raconte Ziv Aviram, « mais le fournisseur n’a pas réussi à respecter les délais, et nous étions totalement dépendants de lui. Alors nous nous sommes dit : “’Faisons-la nous-mêmes !” A cette époque, nous n’étions que 20 personnes dans la société. Des experts ont cherché à nous dissuader de le faire, ils nous ont traités d’idiots. Mais nous avons choisi de ne pas les écouter. Et cela a été la bonne décision. »
« Bâtir tout un système sur un microprocesseur fait maison nous a permis de construire une plate-forme efficace et bon marché », renchérit Amnon Shashua. « Nos concurrents, qui développaient eux aussi des logiciels, utilisaient des puces standards. De notre côté nous avons compris que nous ne pourrions pas fonder toute notre entreprise sur une technologie élaborée par d’autres. Nous voulions disposer du hardware afin de nous suffire à nous-mêmes. »
La norme Mobileye
La plupart des start-up israéliennes pensent dès le départ aux débouchés internationaux et oublient le minuscule marché intérieur. Mobileye, au contraire, est bien décidée à s’implanter en Israël, comme en témoignent les spots publicitaires qui passent en boucle à la radio. Une politique qui a de quoi surprendre. « C’est notre terrain de jeux », explique Amnon Shashua. « Israël nous fournit une plate-forme d’essai idéale et les utilisateurs locaux de Mobileye nous font profiter de leur feedback et de leurs remarques, ce qui est inestimable pour nous. »
Beaucoup d’entreprises voient les organismes de régulation comme des ennemis, des empêcheurs de tourner en rond. Pas Mobileye. « Ce sont des alliés stratégiques, au contraire », affirme Amnon Shashua. « Nous avions un produit de haute technologie que l’industrie automobile refusait d’adopter. Nous nous sommes donc adressés aux organismes de régulation. Nous leur avons présenté nos caméras capables d’empêcher les collisions, et ils ont décidé d’adopter nos normes ! Quand c’est vous qui fixez la norme, le secteur est à vous. Vous ne disposez pas seulement d’un avantage sur la concurrence, vous prenez une assise. Nos concurrents étaient convaincus que l’approche monoculaire (avec une seule caméra) ne serait que provisoire. Ils se trompaient, de sorte qu’ils ont perdu des années et que le fossé entre eux et nous s’est creusé. Notre produit est maintenant installé dans 90 % des véhicules neufs du monde entier. Ce n’est pas le conducteur qui décide s’il veut ou non la technologie de prévention des accidents, ce sont les organismes de régulation gouvernementaux qui ont instauré la règle en décidant que chaque voiture sortant de l’usine devait désormais en être équipée. »
La voiture de demain
Dan Vilenski, homme d’affaires israélien qui préside le Fonds binational de R & D Israël–Etats-Unis, a une seule devise : chaque start-up a besoin d’un partenaire stratégique. Toutefois, ces associations sont très difficiles à mettre en place. En début d’année, Mobileye, Intel et le groupe BMW ont annoncé un partenariat visant à créer un système ouvert, fondé sur des normes définies pour des véhicules autonomes (sans conducteur). « Intel et BMW ont déclaré que Mobileye ne serait pas simplement un fournisseur, mais un véritable associé », insiste Amnon Shashua. « Depuis notre introduction en bourse, nous avons pris un certain nombre de mesures qui se sont révélées décisives. Nous travaillons actuellement sur le REM (Road Experience Management, gestion de l’expérience de la route). Ce nouveau concept nécessite des cartes géographiques extrêmement précises pour la navigation, bien plus détaillées que toutes celles qui existent pour le moment. Nous avons constaté que c’était là le talon d’Achille des véhicules autonomes. Grâce à nos caméras déjà installées dans les voitures, nous pouvons créer et intégrer ces cartes. Nous procurons là un avantage de taille à l’industrie automobile. »
Voilà deux ans que Ziv Aviram emprunte l’autoroute Jérusalem–Tel-Aviv à bord de sa voiture sans conducteur pour aller travailler. « Nous sommes au début de la plus importante révolution qu’ait connue l’industrie automobile au cours des 100 dernières années, et Mobileye en est le centre », a-t-il déclaré lors de la dernière Conférence diplomatique du Jerusalem Post.
« Les robots ne peuvent pas conduire comme des êtres humains », fait remarquer Amnon Shashua. « Ils sont trop lents, trop conservateurs. Ce type de pilotage ne peut être toléré en ville. L’objectif est donc d’apprendre aux voitures sans conducteur à circuler en toute sécurité mais d’une manière “humaine”. C’est sur quoi nous travaillons actuellement. Quand nous avons démarré il y a 18 ans nous voulions juste mettre sur pied une technologie susceptible de réduire le nombre d’accidents de la route. Aujourd’hui, nous voyons bien plus grand. Nous sommes devenus les fournisseurs d’une infrastructure nécessaire aux systèmes de conduite automatisés. »
« Notre façon de conduire et les véhicules à bord desquels nous nous déplacerons n’auront bientôt plus rien à voir avec ce qui existe actuellement », indique l’entrepreneur. « Il n’y aura pas de parkings, par exemple, et les gens ne posséderont plus leur propre automobile. Les ventes de véhicules seront divisées par deux. La marque de votre voiture n’aura aucune importance. Vous appellerez une voiture quand vous en aurez besoin et elle vous conduira là où vous voulez. »
Amnon Shashua continue à briller dans deux mondes aussi exigeants l’un que l’autre, celui des affaires et celui de l’enseignement. Je lui demande donc quel est son secret. Il me répond que, tout d’abord, il dort très peu, peut-être 3 heures et demie par nuit. Ensuite, fait-il observer, les gens très occupés travaillent plus efficacement que ceux qui font moins de choses. Et comme si l’enseignement, la recherche, la gestion d’un laboratoire avec des candidats au doctorat et son entreprise ne suffisaient pas, le dernier étage de l’immeuble de Mobileye, dans le quartier de Har Hotzvim de Jérusalem, abrite une autre start-up révolutionnaire : Orcam, fondée en 2010 par Amnon Shashua et Ziv Aviram. Cette dernière a mis au point un appareil portatif de vision artificielle qui permet aux malvoyants de comprendre des textes et d’identifier des objets.
On ne peut s’empêcher d’éprouver un soupçon d’orgueil national en songeant que lorsque les voitures automatisées seront en circulation partout dans le monde, une partie d’Israël se trouvera à bord de ces véhicules.

© Jerusalem Post Edition Française – Reproduction interdite