Petite pousse deviendra grande

La ferme Kaïma prend en charge les adolescents en décrochage scolaire et tente de les réinsérer en cultivant leur sens des responsabilités et leur épanouissement personnel

Un adolescent à la ferme Kaïma (photo credit: ELAD BRAMI)
Un adolescent à la ferme Kaïma
(photo credit: ELAD BRAMI)
Le modèle d’agriculture solidaire a gagné en popularité à travers le monde au cours des deux derniers siècles. Si le phénomène existe en Israël à une échelle réduite, il commence néanmoins à rassembler de plus en plus d’adeptes, si bien qu’il existe aujourd’hui plus d’une vingtaine d’initiatives de ce genre dans le pays. La ferme Kaïma, située dans le moshav Beit Zayit, a été fondée début 2013. Comme toutes les autres structures du même type, elle fournit directement au public des produits agricoles bio, sans l’intervention d’aucun intermédiaire. Toutefois, Kaïma, qui signifie pérennité en araméen, est la seule ferme à posséder une seconde vocation. Elle emploie des jeunes en décrochage scolaire, ou qui sont sur le point de l’être. Le programme fournit ainsi à ces adolescents les moyens de s’en sortir grâce à l’expérience du travail, de l’esprit d’équipe et de la direction de projet.
Développer le sens des responsabilités
Yoni Yefet-Reich, son fondateur, se félicite de constater que dès le départ, ces jeunes s’investissent et assument pleinement leurs responsabilités. « Quand un adolescent arrive à la ferme, il ou elle passe un entretien. C’est un face-à-face classique comme on en subit lorsqu’on cherche un emploi. Le jeune n’est pas accompagné, il est seul face à celui qui l’interroge. Le recruteur ne cherche pas à connaître le passé du candidat, il se cantonne à des questions purement pratiques : son aptitude au travail et sa capacité à accomplir les tâches qui l’attendent. » A la suite de l’entretien, on demande au jeune de réfléchir pour décider si oui ou non, il est intéressé par le poste.
S’il relève le défi, l’adolescent signe un contrat qui lui donnera droit à une paye supérieure au salaire minimum. La journée de travail commence à 7 h 30. Les jeunes arrivent par leurs propres moyens et sont tenus à la ponctualité. L’un d’eux, qui habite à Petah Tikva, effectue une heure trente de trajet dans chaque sens, et un autre, qui vient de Beit Shemesh, 45 minutes. « Il y a eu un grand débat au départ entre nous [les fondateurs] et nos partenaires pour savoir si nous devions fournir le transport aux jeunes. Ce n’était pas une question de coût mais plutôt de message que nous souhaitions transmettre à ces adolescents concernant leur sens des responsabilités. Nous avons conclu qu’assurer leur transport revenait à gâcher ce que le programme visait à leur enseigner… »
Le modèle éducatif de Kaïma met l’accent sur le libre choix et se fonde sur la motivation personnelle. Quand l’un des adolescents ne prend pas son travail au sérieux, il n’est pas réprimandé par l’équipe d’encadrement, mais convoqué pour une discussion. Une méthode qui semble porter ses fruits puisque selon Yoni Yefet-Reich, les vrais problèmes de discipline sont inexistants à la ferme. « Nous avons ici des jeunes incroyables qui comprennent la situation et assument leurs responsabilités. Nous ne les traitons pas comme dans les centres de réinsertion traditionnels, nous nous efforçons plutôt de travailler sur l’environnement que nous leur proposons, de leur créer un cadre favorable qui leur permette de grandir. Pour cela, nous leur confions de vraies responsabilités et nous mettons l’accent sur le fait qu’ils appartiennent à un groupe, à une communauté. » Le fondateur de Kaïma souligne d’ailleurs l’authenticité des liens qui se tissent entre ces jeunes et l’équipe encadrante.
Une méthode adaptée
Kaïma instaure un modèle éducatif adapté à des adolescents qui n’ont pas été retirés de leur famille par les services sociaux, mais qui se montrent inadaptés au système scolaire traditionnel. Pour Yoni Yefet-Reich, il ne propose pas suffisamment d’alternatives ; l’apprentissage devrait être davantage fondé sur la curiosité des élèves, le choix individuel et le dialogue, plutôt que sur les notes.
Ainsi, la clé du succès de la ferme réside dans la création d’un environnement qui favorise le développement personnel des adolescents. Et le facteur travail est crucial pour y parvenir. « Nos jeunes ont des tâches précises à accomplir », explique Yoni Yefet-Reich. « Ils participent à l’élaboration du programme de travail et aux séances de réflexion de l’entreprise. Nous passons beaucoup de temps à discuter de ce que nous allons faire, comme de l’endroit où nous devons planter tel ou tel légume par exemple. »
Les jeunes qui arrivent à Kaïma en sont à divers stades de leur parcours : certains ont déjà quitté le système scolaire depuis plusieurs années, d’autres sont inscrits dans un établissement mais ne vont pas en cours… « Les adolescents nous sont adressés par des assistantes sociales, des psychologues scolaires ou directement par leurs parents. Certaines familles ont beaucoup de doutes au début, mais ces inquiétudes disparaissent rapidement. Il est fascinant de voir votre enfant, qui ne voulait rien faire jusque-là, s’épanouir et se découvrir une motivation pour quelque chose ! », affirme Yoni Yefet-Reich qui précise que le temps passé à la ferme par ces jeunes est variable en fonction du parcours de chacun. Rien n’est fixé d’avance.
« Cet endroit me convient parfaitement », nous confie un jeune de 17 ans. « Ici, on nous aide à comprendre la réalité de la vie et on nous apprend à travailler de façon vraiment professionnelle. Et si on a envie de parler d’une chose qui se passe dans notre vie personnelle, on a toute une équipe de gens vraiment bien vers qui se tourner ! » Il ajoute qu’il se voit continuer à travailler dans l’agriculture plus tard et qu’il rêve d’avoir un jour sa propre ferme. A ses yeux, il est évident que Kaïma est mieux adaptée à son cas que le système éducatif traditionnel : « Je préfère faire des choses que j’aime et acquérir de cette façon des compétences professionnelles, plutôt que d’accomplir des tâches qui ne me plaisent pas. »
Du rêve à la réalité
50 % des revenus de Kaïma proviennent de la vente directe de produits à ses 250 clients réguliers. Ceux-ci reçoivent chaque semaine une livraison de 11 ou 12 sortes de fruits et légumes. Pendant l’été, 70 % de ces produits sont cultivés à la ferme et 30 % proviennent d’autres exploitations bio de la région. Ces clients, souligne Yoni Yefet-Reich, sont considérés comme des partenaires du projet et beaucoup viennent visiter la ferme ou y donner un coup de main comme bénévoles. Les fondateurs de Kaïma sont manifestement très reconnaissants au village de Beit Zayit qui les a aidés à construire la ferme et continue de les soutenir aujourd’hui. Les terres, situées dans une vallée qui offre des points de vue magnifiques sur Jérusalem, ont en effet été offertes par ses habitants.
Après une période de profonde dépression en 2012, Yoni Yefet-Reich a résolu de réaliser ce rêve qu’il caressait depuis l’âge de 23 ans. « Je m’étais toujours dit que je le ferais quand je serais plus vieux et que j’aurais plus d’argent, mais la dépression vous pousse à aller au fond des choses et à réfléchir au sens de la vie. J’ai compris que l’existence en elle-même n’a aucun sens : elle est le résultat de ce qu’on en fait, il n’y a rien en dehors de ça. »
Les habitants de Beit Zayit qui ont accepté d’offrir les terrains ont été les premiers partenaires du projet. Par la suite, Yoni Yefet-Reich a trouvé dix autres personnes qui ont accepté de s’y joindre. C’est via Facebook qu’à ses débuts, l’équipe de Kaïma demande au public de venir aider à déblayer les pierres du terrain. A sa grande surprise, les bénévoles affluent chaque vendredi. « Nous n’en revenions pas du nombre de gens bien qui vivent dans ce pays ! », se souvient Yoni Yefet-Reich. « Ces personnes ont fait une chose incroyable : elles ont cru en notre rêve ! »
Preuve de sa réussite, le modèle éducatif de Kaïma s’est depuis répandu à travers tout Israël : il existe désormais une ferme similaire dans le moshav Beerotayim, une autre au kibboutz Hukok et une troisième dans le moshav Nahalal. Toutes ces nouvelles initiatives sont guidées et soutenues par Kaïma Beit Zayit et la fondation Matanel. « Nous ne voulions pas que notre ONG devienne une société mère pour d’autres fermes, parce que nous savons ce qui se passe quand une organisation devient trop importante. Nous souhaitions rester petits, tout en guidant les autres fermes et en leur fournissant ce dont elles pouvaient avoir besoin. » Pour cela, Kaïma leur a donc proposé une « franchise sociale », avec un contrat qui porte principalement sur l’aspect éducatif et la façon d’aborder les jeunes. Les responsables des autres fermes ont ainsi l’obligation de venir travailler à Beit Zayit pendant cinq jours. Ensuite, des membres de l’équipe de Kaïma leur rendent visite tous les quinze jours. Trouver des fonds est le plus difficile, surtout pour les fermes nouvellement créées. La fondation Matanel et d’autres œuvres du même genre apportent leur aide, mais la non-participation du gouvernement est une déception. « Je me pose une question : quand un enfant décroche du système scolaire, où va l’argent qui était prévu pour lui s’il y était resté ? Il devrait être transféré dans le programme qui l’accueille, non ? », s’indigne Yoni Yefet-Reich.
S’il est réticent à mesurer son succès en termes de chiffres, les résultats sont pourtant bien là : tous ceux qui passent par Kaïma s’enrôlent soit dans le service civil, soit dans l’armée, et 80 % d’entre eux retournent ensuite dans un cadre éducatif traditionnel.
© Jerusalem Post Edition Française – Reproduction interdite