Le gardien de la flamme

Quel sera le sort de la dernière synagogue de Namibie ? Un indéfectible optimiste se bat pour sa survie

Tsvi Gorelick  (photo credit: ORI GOLAN)
Tsvi Gorelick
(photo credit: ORI GOLAN)
Vendredi, en fin d’après-midi : j’attends Tsvi Gorelick devant la synagogue de Windhoek, la seule synagogue de Namibie. Celle-ci se dresse derrière un portail verrouillé, renforcé par une clôture électrique, dans un quartier lugubre de la capitale. J’espère vraiment qu’il va arriver à l’heure, car la nuit commence à tomber et cet endroit ne me dit rien qui vaille ! Je l’aperçois à quelques mètres et le hèle de loin.
« Je suppose que je suis facilement repérable », s’exclame Gorelick, en me serrant la main. Effectivement, on peut difficilement se méprendre. Avec sa longue barbe blanche, il ressemble tout à fait à l’homme que j’ai vu en photo dans un livre d’histoire de la communauté juive namibienne, déniché quelques jours plus tôt dans une librairie de Windhoek.
Il déverrouille les grilles, neutralise le système d’alarme, et nous ouvre les portes de la synagogue. A l’intérieur, l’atmosphère du lieu de culte a quelque chose de rassurant et de familier avec ses bancs en ordre, sa Bimah surélevée en bois sculpté et son arche sainte décorée derrière laquelle reposent les rouleaux de la Torah. Des kippot et des sidourim côtoient, sur une corniche, de vieux bulletins communautaires.
Un couloir mène à la cuisine, où nous nous asseyons autour d’une table. Il met la bouilloire à chauffer, nous prépare un café et pose une assiette de teiglach sur la table, des pâtisseries traditionnelles cuites dans un sirop au miel. « C’est cacher », m’encourage-t-il, « et encore meilleur trempé dans le café ».
Les premiers juifs de Namibie
Quelque chose en Gorelick vous rend l’homme immensément sympathique : son rire à gorge déployée, sa longue barbe et sa casquette de base-ball à la place de la kippa. Un vrai « baba sababa », comme on dit en Israël, dans les milieux branchés, pour désigner affectueusement un homme religieux d’aspect plutôt cool.
« Je suis l’un des rares à avoir continué au-delà de la bar-mitsva », répond-il lorsque je l’interroge sur son éducation juive. « C’était un réel plaisir pour moi de rester dans la synagogue. J’adorais fermer les fenêtres après que tout le monde soit parti », se souvient-il, le sourire aux lèvres.
Fermer les fenêtres pour la dernière fois. C’est bien ce qui risque de se produire. Après 91 ans d’existence, la dernière synagogue namibienne encore en activité semble prête à mettre la clé sous le paillasson. Et ce sera peut-être Gorelick lui-même qui éteindra la lumière et verrouillera les portes définitivement.
La communauté a connu des hauts et des bas au cours de son histoire, tant en nombre de fidèles qu’en revers de fortune, mais elle semble aujourd’hui se diriger inexorablement vers sa fin. Sans Gorelick, elle aurait déjà atteint cette conclusion inévitable depuis longtemps. A bien des égards, il est la cheville ouvrière qui maintient cette communauté unie, le véritable gardien de la flamme. Mais cela n’a pas toujours été le cas.
« Quand les premiers Blancs sont arrivés ici au milieu des années 1800, les juifs sont venus avec eux. Il y avait toujours un juif avec un chariot de marchandises qu’il essayait de vendre. »
L’histoire de la communauté juive de Namibie n’a aucun secret pour lui : il cite les chiffres, les dates et les noms avec une aisance remarquable. La découverte des diamants, au début du siècle dernier, amène son lot de juifs dans la région. Alors que leurs rangs grossissent, ils se regroupent pour former une communauté dans diverses parties de ce qui est aujourd’hui la Namibie. On trouve alors des communautés juives à Lüderitz Bay, Swakopmund et Keetmanshoop.
Swakopmund possède une synagogue dans un bâtiment en bois, au-dessus d’une écurie, mais elle brûle en 1914, et avec elle, le Sefer Torah. A cette époque, le centre névralgique des affaires s’est déjà établi à Windhoek, et en 1924 la communauté juive construit ici une synagogue. « Leur plus grande erreur est de ne pas avoir construit de mikvé (bain rituel) tout de suite », affirme Gorelick. « La plupart parviennent à s’en passer, mais les plus religieux trouvent cela difficile et finissent par partir ».
En costume-cravate
Il me ramène aux beaux jours de la communauté, dans les années 1950, et ravive de vieux souvenirs empreints de nostalgie. A l’époque, ce qui est alors le Sud-Ouest africain compte près de 120 familles juives. « Nous avions des rabbins, des professeurs. Même une école juive. Quand j’étais enfant, il y avait un héder (où l’on apprenait l’hébreu et les bases du judaïsme) et une garderie pour les enfants. Nous avions même un office de Shabbat pour les enfants à la synagogue. »
Mais de son propre aveu, la vie communautaire se maintient toujours dans un équilibre précaire. Sans doute parce que « la religion n’était pas le seul but dans la vie ».
« Les juifs sud-africains allaient à la synagogue le vendredi soir et portaient un talit à l’office du Shabbat matin. On s’y rendait pour les fêtes ou pour un événement familial. Mais c’est à peu près tout. On ne nous apprenait pas à porter les tsitsit, ni à prier trois fois par jour. On ne mettait pas la kippa tout le temps. Les garçons étudiaient au héder, mais après leur bar-mitsva, c’était fini, ils n’allaient pas plus loin », raconte-t-il, en assenant du poing sur la table, comme pour enfoncer le clou.
« Pourtant, mon père et ses contemporains estimaient qu’il fallait prendre la religion au sérieux. Ils s’habillaient pour l’occasion. Chaque fois qu’ils se rendaient à la synagogue, c’était en costume-cravate, et en haut-de-forme les jours de fête. Mais lorsque leur génération s’en est allée, ces coutumes sont tombées dans l’oubli.
Si la perte des coutumes ne peut pas justifier à elle seule les revers de fortune de la communauté juive de la Namibie, les chiffres eux le peuvent. Beaucoup de juifs arrivés à Windhoek au lendemain de la Seconde Guerre mondiale s’y installent provisoirement, le temps d’améliorer leur situation financière. Dès qu’ils acquièrent assez d’argent, ils partent pour Johannesburg, Cape Town, l’Australie ou Israël. Dans les années 1960, les parents commencent à envoyer leurs enfants à l’université. Il n’existe pas d’enseignement supérieur à Windhoek, et la plupart envoient leurs enfants au Cap ou à Johannesburg pour poursuivre leurs études – quand ils ne reviennent pas, leurs parents les suivent.
En outre, lorsque l’Afrique du Sud obtient son indépendance du Commonwealth et se déclare république en 1961, de nombreux Juifs craignent d’être déplacés et décident de plier bagage. Les années 1960 voient Windhoek se vider de ses juifs, et l’effectif de la communauté chute de façon spectaculaire.
Sauver la communauté
La ville ne compte plus aujourd’hui que 12 à 15 familles juives. « Tout dépend de la définition que l’on adopte », note Gorelick. « Certaines sont des familles issues de mariages mixtes : les femmes aiment considérer leurs enfants comme juifs – et elles ont raison halakhiquement – mais il n’y a aucune trace de yiddishkeit à la maison. Elles n’allument pas les bougies de Shabbat, elles n’observent pas les lois de la cacherout, n’envoient pas leurs enfants au héder. Quand je leur dis de ne pas envoyer leurs enfants à l’école les jours de fête… », sa voix s’éteint de frustration. « Personne ne m’écoute », soupire-t-il, résigné.
A Windhoek, la nouvelle génération de juifs est de plus en plus éloignée de ses racines. Une tendance que, depuis de nombreuses années, Gorelick tente vaillamment de renverser. « Pendant près de dix ans, j’allais de maison en maison chercher les enfants pour les amener à mes cours », raconte-t-il. « Je leur enseignais l’alphabet hébreu, les lois juives, des chants juifs… les bases du judaïsme. Avant Pessah, on parlait de Pessah, et pendant Souccot, on parlait de tout ce qui touchait à la fête. »
Il marque une pause, semble réfléchir. « Les parents n’étaient pas très dévoués pour accompagner leurs enfants, alors j’allais les chercher en voiture et la plupart voyaient cela d’un bon œil. Au bout de dix ans, j’ai décidé que cela ne pouvait plus continuer comme ça, et j’ai insisté pour qu’ils fassent l’effort de venir d’eux-mêmes. Et voilà comment le héder a cessé d’exister ! », rigole-t-il de bon cœur, en trempant son teiglach dans son café.
Pas la moindre trace de rancœur dans ses mots, nulle forme de ressentiment dans son cœur : seul un désir sincère et une volonté acharnée de sauver la communauté de l’extinction.
Lorsque je mentionne un incident désagréable dans lequel un membre de la communauté a trempé, il m’arrête, car cela tombe sous le coup du lachone hara (propos diffamatoires).
Un homme ordinaire
Bien qu’il dirige les offices à la synagogue, Gorelick n’est pas rabbin. « Chaque fois que je représente la communauté juive namibienne dans différents forums, je mentionne clairement que je ne suis pas rabbin. J’explique que je suis le guide spirituel de la communauté. Je suis un homme ordinaire. Mais à la fin, ils m’appellent quand même Rav ! » Son rire de stentor communicatif emplit la pièce.
Les fonctions occupées par Gorelick au sein de la communauté forment une liste impressionnante. Il est président honoraire à vie de la synagogue (le président actuel du comité est son frère, Nahoum Gorelick). Il est également le secrétaire du comité depuis 1971. Il représente la communauté dans divers forums, dont le dialogue interreligieux.
« Je suis devenu le comptable de la communauté », note-t-il, « pas par choix ou par nomination : cela m’a été imposé. J’ai introduit les transactions bancaires électroniques et aucun autre membre du comité ne sait comment faire des transactions en ligne. Je suis donc le seul à pouvoir m’en charger. Tous les paiements, tous les bilans pour le commissaire aux comptes… C’est moi qui m’en occupe. »
Autrefois, il y avait des salariés, mais aujourd’hui, Gorelick accomplit toutes ces tâches bénévolement, car les caisses sont pratiquement vides. La seule source de revenus régulière provient des cotisations, qui représentent un montant annuel de 1 000 dollars namibiens (moins de 100 dollars) par famille. Gorelick gagne sa vie grâce à un certain nombre d’entreprises dont le tourisme et la rénovation de logements.
Au bout d’une heure, je me rends compte que je ne sais presque rien de lui, de l’homme et de ses motivations. Je lui demande alors de me décrire son parcours, ce qui l’a conduit à être ce qu’il est aujourd’hui : le représentant de la communauté juive de Namibie. Au départ, il se montre très réticent, mais finit par céder quand je lui promets que certains événements et détails de sa biographie resteront confidentiels.
L’histoire du baba sababa
Agé de 65 ans, Gorelick a roulé sa bosse, tant physiquement que spirituellement. De père d’origine russe et de mère canadienne, c’est un enfant chétif et malade qui passe le plus clair de son enfance au lit. Durant de longues heures, son père lui enseigne prières et chansons : il y puise ses premiers trésors et les bases de son judaïsme.
Son père est un membre actif de la communauté juive de Namibie. « S’il n’était pas le président ou le vice-président, il occupait toujours une fonction ou une autre ». C’est aussi un homme d’affaires prospère et le représentant de ZIM, la compagnie de navigation israélienne dans le Sud-Ouest africain.
Lorsque Gorelick déménage à Port Elizabeth, en Afrique du Sud, pour étudier l’architecture, il commence à s’éloigner de ses racines. Il rejoint un groupe de rock, joue de la guitare et chante dans les boîtes de nuit, aspiré par « la culture », sur un chemin qui le mène très loin hors des sentiers battus du judaïsme de son enfance.
En 1970, il retourne à Windhoek travailler pour son père. Il reste « plus ou moins clean » pendant un certain temps, mais le stress financier et les frustrations du travail le font « replonger ». Cependant, un jour, alors qu’il est sous la douche, une voix intérieure le somme de mettre de l’ordre dans sa vie, s’il ne veut pas s’enfoncer. Cette même voix lui susurre : « Saisis ta chance et prends-toi en main ». Il décide alors de se débarrasser définitivement de ses mauvaises habitudes. Mais pour mettre fin à la confusion qui l’habite, il faudra attendre le jour où il met les tefiline. La prière et les tefiline vont l’aider à se remettre sur les rails.
Interrogé sur le courant du judaïsme auquel il s’identifie, il sourit. « D’après mon beau-frère, il n’y a aucun doute. Il insiste pour que je sois Loubavitch, mais ce n’est pas vrai. D’autres me considèrent comme orthodoxe, mais je suis un simple juif ! »
L’éternel espoir
Plus de vingt ans ont passé depuis et Gorelick s’est renforcé dans sa pratique religieuse. Aujourd’hui il n’a qu’un souhait : insuffler un nouveau dynamisme à la communauté et la sauver de l’oubli.
« J'ai besoin de quelques juifs autour de moi avec qui mettre les tefiline pour me redonner du punch. Quand je me rends dans une synagogue en Israël ou à Johannesburg, on m’offre toujours une aliya (une montée) à la Torah. Ici, je n’arrive même pas à réunir un minyan, alors une aliya… »
Gorelick reste pragmatique. Il est tout à fait conscient des limites de ses efforts. « Nous sommes aujourd’hui la seule synagogue en Namibie. Nous en sommes arrivés au point qu’il nous est impossible de réunir un minyan avec les seuls membres de la communauté locale. Si besoin est, lors d’occasions particulières, pour réciter le Kaddish par exemple, nous faisons appel aux hommes d’affaires israéliens qui habitent ici et travaillent dans l’industrie du diamant pour nous aider à former le quorum. Nous entretenons d’excellentes relations avec les familles israéliennes ici, mais en général elle sont peu pratiquantes et ne s’engagent pas activement dans la communauté. Six autres membres occupent certaines responsabilités au sein de la communauté, mais aucun d’entre eux n’est chomer shabbat (observe le Shabbat) ».
Comment envisage-t-il l’avenir de la communauté ? « Elle va disparaître », répond-il avec nostalgie. « La synagogue va fermer ses portes. Il n’y aura plus personne pour la faire tourner. »
La porte s’ouvre et plusieurs hommes entrent pour l’office du vendredi soir, conduit par Gorelick. Il m’invite à y participer, et j’accepte. Nous ne sommes que six. Deux des personnes présentes sont des Namibiens du cru, en phase de conversion au judaïsme. Un autre est un jeune étudiant américain dans un programme d’échange en Namibie. Tsvi et son frère représentent la communauté.
Avec ce que je sais maintenant, je me rends compte combien cette déclaration doit être douloureuse pour lui qui a investi tant de temps, d’énergie et de moyens pour sauver sa communauté. Mais juste à ce moment-là, sa voix s’élève brusquement, sur un ton joyeux et optimiste.
« Nous avons encore une voix, nous avons encore le koyach (la force), et nous allons trouver le moyen de permettre à la communauté juive namibienne de perdurer. Notre seul atout est la synagogue : si nous pouvons la vendre pour un bénéfice substantiel, nous pourrons alors maintenir une plus petite synagogue. Nous serons ainsi en mesure de payer un rabbin qui viendra de temps en temps, et cela peut devenir un centre culturel juif. »
Comme il développe cette idée, je remarque son optimisme indéfectible. Il est extraordinaire. Gorelick est la preuve vivante que l’espoir est éternel dans le cœur de l’homme. Il suffit d’une toute petite étincelle pour allumer un grand feu de joie.
Le comité de la synagogue de la Congrégation hébraïque de Windhoek doit se réunir prochainement pour statuer sur le sort de la dernière synagogue de Namibie encore en activité.
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