Un Juif exemplaire

A l’occasion du centenaire de sa naissance, hommage à Menahem Begin qui avait su gérer de nombreuses affaires d'Etat à partir 1977.

P14 JFR 370 (photo credit: Rehamim Israël / Archives du Jerusalem Post)
P14 JFR 370
(photo credit: Rehamim Israël / Archives du Jerusalem Post)

C’est le jour del’entrée en fonction de Menahem Begin en tant que Premier ministre – mardi 21juin 1977 – et je suis convoqué inopinément en sa présence. Comme je passe laporte, il lève brusquement les yeux à travers ses épaisses lunettes, cercléesde noir, minuscule derrière l’immense bureau d’acajou dressé entre lui et moi.

Les signes d’une récente crise cardiaque sont encore visibles. Son visage estblême, ses pommettes saillantes, sa couronne à moitié chauve protubérante.Pourtant, il est d’une élégance irréprochable, impérieux, comme un patricien,un homme auquel on s’adresse par son titre et non par son nom.
D’un ton tellement formel que cela sonne presque comme une déclarationofficielle, il annonce : « J’ai reçu aujourd’hui une lettre d’invitation àWashington par le président des Etats-Unis d’Amérique, Jimmy Carter, et jevoudrais que vous y jetiez un œil pour préparer une réponse. » Je suisstupéfait. Que lui, le chef récemment élu d’un parti avide de pouvoir, sous lesordres duquel ont combattu, dans la clandestinité, de nombreux fidèles, qui sesont tenus à ses côtés contre vents et marées durant les quelques décennies desa traversée du désert politique, qu’il me demande à moi, pas à un de sesloyaux partisans, de l’aider à composer une lettre au président des Etats-Unis? Abasourdi, je me tiens au garde-à-vous comme une nouvelle recrue.
La seule réaction dont je suis capable est d’acquiescer d’un signe de tête. Jedemande, d’une voix étranglée, la permission de me retirer pour rédiger uneréponse, comme telle était mon habitude avec ses prédécesseurs.
Mais lui, d’un ton légèrement supérieur, me signale que ce ne sera plusnécessaire. Il rédige lui-même ses propres lettres et discours en anglais. Cequ’il lui faut, c’est quelqu’un pour les peaufiner. « Je vais préparer laréponse, et vous n’aurez qu’à la Shakespeariser », me dit-il avec un sourireencourageant. Et puis, en anglais, en guise d’explication. « Polissez monanglais… polonais. Stylisez-le. Donnez-lui une touche de Shakespeare. » J’eustôt fait d’apprendre que le nouveau Premier ministre se plaisait à inventer desnéologismes – à créer de nouveaux mots ou de nouveaux sens aux mots établis. Ilvenait juste d’en inventer un.
A l’opposé de son prédécesseur Itzhak Rabin

Le téléphonesonne. Le Premier ministre avait deux téléphones sur son bureau, un de couleurcrème – un appareil normal – et le second, un appareil militaire point à pointde couleur rouge, relié directement aux forces de défense à Tel-Aviv. Il fixel’appareil rouge qui sonne comme s’il l’avait en aversion. Serrant les lèvres,il décroche doucement le combiné et prononce gravement : « Allô ? » C’est EzerWeizman, son nouveau ministre de la Défense. De ce qui est dit, je comprendsqu’il vient de se produire deux attaques de Katioucha par l’OLP au Sud-Libandans le nord d’Israël, mais sans faire ni victimes, ni dégâts. En outre,pendant la nuit, des miliciens musulmans ont massacré les habitants d’unvillage chrétien.
Grave, l’expression douloureuse, le Premier ministre suggère que l’attaque del’OLP pourrait bien avoir été déclenchée délibérément, pour tester sa volontésur ce point, à l’occasion de sa prise de fonctions. Il propose donc uneréponse proportionnée. « Quant à l’attaque musulmane sur des chrétiens »,ajoute-t-il d’un ton cinglant, têtu et obstiné, « la politique de notre nouveaugouvernement est claire. Il est de notre devoir moral, en tant qu’Etat juif, devenir en aide à la minorité chrétienne libanaise. Nous allons venir en aide àtoute minorité persécutée au Moyen-Orient. Le monde chrétien a abandonné lesMaronites. Nous n’allons pas les abandonner. » Je suis stupéfait. Begin vientde retourner complètement la politique libanaise d’Israël. Itzhak Rabin, sonprédécesseur, n’a jamais autorisé les forces israéliennes à s’impliquerdirectement dans le bain de sang libanais de peur d’être aspiré dans son cycleinfernal de guerres civiles.
L’ami des rabbins

Je suis encore entrain de chercher une réplique, quand les yeux de Begin se fixent sur la porte.La tête du jovial Yehiel Kadishaï, son plus proche collaborateur et confident,vient d’apparaître. Il annonce que Reb Raphael est en ligne.
« Passez-le-moi », déclare le Premier ministre, calé dans son fauteuil. Ilcroise les jambes, et place le combiné crème contre son oreille.
« Aha, Reb Raphaël, comment allez-vous ? », s’enquiert-il avec chaleur et unplaisir évident. « J’ai beaucoup pensé à votre cher père de mémoire bénieaujourd’hui. Nous allons rester fidèles à son héritage de la Terre d’Israël, jevous le promets. » Reb Raphaël est un nom que je connais. Son défunt père estle saint et vénéré Reb Aryeh Levine, une légende de son vivant.
Lorsque les Britanniques gouvernaient la Palestine, Reb Aryeh s’était efforcé,par tous les moyens, de venir en aide et de réconforter les combattants del’Irgoun retenus captifs, dont beaucoup étaient condamnés à de lourdes peinesd’emprisonnement. Certains ont même été condamnés à mort et pendus. Leurdernière étreinte au pied de la potence était invariablement celle de RebAryeh. Maintenant, son fils a la charge de la petite yeshiva de Jérusalemfondée par son père.
Le Premier ministre l’interroge sur le bien-être de la yeshiva, et en écoutantson interlocuteur, son visage s’emplit de compassion. « Azoy », soupire-t-il. «Je suis vraiment désolé d’entendre que la situation est si difficile. Je vaiscontacter un ou deux amis pour vous aider. Entre-temps, envoyez les facturesd’électricité, eau et téléphone à Yehiel. Je m’en occupe personnellement. Jetiens à accomplir cette mitsva. » Il reprend alors un ton encourageant etrassure Reb Raphaël, lui promettant que tout ira bien. « Ne vous inquiétez pas,Reb Raphaël. Votre tâche est d’apprendre et d’enseigner. Nous nous chargeons dureste », conclut-il.
Avec le Liban en ébullition, je trouve ce sympathique tête-à-tête entre unobscur responsable de yeshiva et le Premier ministre d’Israël ahurissant. Maiscela, évidemment, montre bien le métier de cet homme.
Pendant les minutes qui suivent, il met Kadishaï au courant des difficultés deReb Raphaël et lui demande de contacter un certain Sir Isaac Wolfson à Londres.(L’élément le plus important concernant Sir Isaac Wolfson est qu’il s’agit d’unjuif très riche.)

« Nous n’avonsjamais été des terroristes »

Il se met alors àréfléchir à voix haute sur ce qu’il va répondre à Carter, quand le téléphonecrème sonne de nouveau. Il hausse les sourcils de plaisir en entendant la voixau bout du fil. « Sir Isaac ! », explose-t-il. « Que je suis content de vousretrouver. » Begin écoute attentivement son interlocuteur, et dans un anglaisparfait, malgré son accent yiddish, répond en le remerciant chaleureusementpour ses bons souhaits.
Puis, avec une lueur espiègle dans les yeux, il lui demande : « Alors, dites-moi,Sir Isaac, la presse britannique a-t-elle trouvé des mots favorables à monendroit, en ce premier jour de mon entrée en fonction ? Ou suis-je encore leurmonstre préféré ? » Quelle que soit la réponse de Sir Isaac, toute trace demalice disparaît du visage du Premier ministre.
Peu à peu, il s’assombrit et montre des traces de mécontentement. Il faitclaquer sa langue, remue la tête, et d’un ton vexé et dédaigneux, répond : «Ainsi, le Times s’y met une fois de plus ! Il prêche l’apaisement au Moyen-Orienttout comme il prêchait l’apaisement germanique dans les années trente. C’est cejournal, vous vous souvenez, qui refusait de prendre au sérieux les atrocitéscommises par les chemises brunes d’Hitler, en les qualifiant de simple“exubérance révolutionnaire”. Bah ! Que veulent-ils de moi maintenant ? Unautre Munich ? Renoncer à la Judée et à la Samarie comme Neville Chamberlain aforcé la Tchécoslovaquie à abandonner les Sudètes ? Que sommes-nous censésfaire, nous suicider comme la Tchécoslovaquie ? »

La réponse de SirIsaac contrarie clairement Begin ! Sur un ton de résignation, il déplore : « Ily a donc encore des gens qui me considèrent comme un ancien terroriste, hein ?Après toutes ces années, ils sont encore aveuglés par leurs préjugés. Mais vousconnaissez la vérité, Sir Isaac. Vous savez que nous n’avons jamais été desterroristes. » Brusquement, il se lève, les épaules droites, sa voix se raidit: « Nous étions des combattants de la liberté. Nous nous sommes battusbravement, équitablement, d’homme à homme, entre soldats, contre lesBritanniques. Jamais nous n’avons délibérément blessé de civils. Et vous medites qu’il y a encore des gens en Grande-Bretagne qui me traitent deterroriste et appellent Yasser Arafat un combattant de la liberté ? Je n’airien que du mépris à leur égard. »

L’appel du cœur

Son ton se faitâpre : « Cette soi-disant Organisation de libération de la Palestine –“libération”, bah – cette organisation nazie meurtrière dirigée par ce criminelde guerre Yasser Arafat, ils prennent exclusivement des civils pour cible – leshommes, les femmes et les enfants. Aussi, je vous le dis, Sir Isaac : lajustice l’emportera ! » Il martèle cette dernière phrase telle une péroraison,comme en plein discours lors d’une manifestation.
Après s’être ainsi défoulé, il reprend son siège et, imperturbable, sur un tonengageant, passe les minutes qui suivent à exposer le véritable objet de sonappel. Il termine avec un appel du cœur : « Sir Isaac, je ne me permettrais pasde vous déranger maintenant si je ne croyais pas sincèrement que sauver layeshiva de Reb Raphaël est une mitsva – un acte noble et sacré. Et connaissantvotre générosité, j’ai pensé que vous auriez peut-être envie d’y prendre part.» La réponse du philanthrope est tellement généreuse que le Premier ministre enrougit de plaisir. Il répète à plusieurs reprises, au téléphone : « Merci.Merci. » Un étranger, qui aurait surpris Menahem Begin en train d’ouvrir soncœur à Reb Raphaël et à Sir Isaac Wolfson, serait parti en pensant que letravail d’un Premier ministre à Jérusalem était une sorte de campagne definancement de yeshivot, ponctuée par des affaires d’Etat. Le voir traiter,dans un seul et même souffle et avec un zèle égal, une lettre présidentielle dela Maison Blanche, une agression militaire au Liban et l’appel d’une yeshiva àJérusalem est une expérience grisante et fascinante.
Pour la première fois, l’Etat juif possède à sa tête un Premier ministre,compagnon de la vieille école. Aucun autre premier ministre avant lui – ou mêmedepuis – n’a possédé son intime reconnaissance de Dieu, son profond respect del’héritage juif, son sens inné de l’appartenance juive, et sa familiarité avecles coutumes anciennes. Aucun n’a eu sa sensibilité communicative quipermettait aux Juifs, où qu’ils soient, de sentir qu’ils comptaient vraiment.Politique mise à part, les Juifs de la Diaspora se liaient avec luispontanément et sans ambages. Sous sa tutelle, l’Etat juif est devenu plus juifque jamais auparavant.
La mémoire de Menahem Begin sera toujours vénérée comme l’incarnation du Juifpar excellence. 
Le rédacteur, diplomate chevronné et collaborateur de cinqPremiers ministres, est l’auteur du best-seller Les Premiers ministres (TobyPress), qui vient d’être adapté pour le cinéma sous forme documentaire (MoriahFilms).