Sur des ailes de carbone

Pendant que les leaders politiques se chamaillent, la coopération de haut niveau entre Israël et les Etats-Unis se poursuit. Dernier fruit de cette alliance indéfectible : le F-35 nouvelle génération, qui veillera sur les cieux d’Israël

Le F-35 Lightning (photo credit: WIKIPEDIA)
Le F-35 Lightning
(photo credit: WIKIPEDIA)
Le 22 février dernier, le ministère de la Défense annonçait la signature d’un contrat d’achat de 14 chasseurs F-35 nouvelle génération au géant américain Lockheed Martin. Le F-35 Lightning II. Coût total de la transaction : 3 milliards de dollars. Plus tôt, en 2010, Israël avait déjà acheté 19 F-35. L’objectif étant maintenant d’en acquérir 17 de plus pour créer deux escouades aériennes de 25 avions de chasse chacune.
Les deux premiers appareils seront livrés l’année prochaine. Les pilotes de l’armée de l’air israélienne commenceront les entraînements début 2016, à la base Eglin, en Floride, et ramèneront les deux premiers chasseurs en Israël dans le courant de la même année. Les jets, nommés F-35I (« I » pour Israël) seront baptisés du terme hébraïque Adir, qui signifie puissant. L’Etat hébreu deviendra ainsi le premier acheteur de F-35 à être livré, et ce alors que huit autres pays ont déjà payé d’avance pour que soit lancé le processus de fabrication de leurs appareils. Les avions israéliens seront financés grâce à l’aide militaire américaine qui s’élève à 3 milliards de dollars par an.
L’annonce est passée quasiment inaperçue en Israël où, au même moment, l’allocution du Premier ministre Benjamin Netanyahou devant le Congrès américain suscitait la controverse et monopolisait l’attention de la presse. Pourtant, il n’y a pas si longtemps, l’Etat juif devait peiner pour qu’un pays accepte de lui vendre ses technologies avancées.
La marine israélienne avait ainsi dû saisir cinq vedettes depuis le port de Cherbourg, fin 1969, suite à un embargo français, alors même que ces vaisseaux avaient été payés en totalité. Et en 1956, Israël s’était embarqué aux côtés de l’Angleterre et de la France pour attaquer l’Egypte, en partie parce qu’il s’agissait là du seul moyen pour que Paris accepte de céder à Jérusalem ses avions de chasse Mystère et ses tanks.
Ainsi, pendant que les leaders politiques se chamaillent, la coopération de haut niveau entre les officiels israéliens et américains de la Défense se poursuit. Ce qui est plutôt rassurant.
Washington et Jérusalem partagent l’intérêt commun de voir la technologie avancée de la défense américaine se déployer en Israël. L’Etat juif a besoin des F-35, chasseurs furtifs de longue portée, pour contrer la menace nucléaire iranienne et le système de missiles sol-air S-300 dont la Russie dote vraisemblablement la Syrie et l’Iran. Lockheed Martin et le Pentagone veulent vendre leur F-35 à d’autres pays pour réduire les coûts de fabrication des appareils par des économies d’échelle, et l’aviation israélienne leur offre ici une précieuse publicité : le processus qui va se solder par l’acheminement des premiers F-35 en Israël l’an prochain, au terme d’un long vol depuis les Etats-Unis, est particulièrement fascinant.
Voici quelques points clés de cet accord, grâce auquel Israël va non seulement hériter de chasseurs nouvelle génération, mais aussi d’une technologie avancée.
Un bijou technologique
L’imposant contrat d’achat des F-35 inclut quelque 688 millions de dollars d’accords de compensations, c’est-à-dire qu’Israël va fabriquer lui-même une partie des composants des appareils. Elbit a ainsi décroché le contrat pour concevoir les casques des pilotes, et plus important encore, IAI (Industries aérospatiales d’Israël) produira 811 paires d’ailes. Le 4 novembre dernier, elles inauguraient leur première ligne d’assemblage à leur usine de Lahav, annonçant qu’elles « prévoyaient de produire plus de 800 paires d’ailes de F-35 au cours de la prochaine décennie ». La première paire sera livrée à Lockheed Martin en milieu d’année. Le potentiel des ventes est estimé à 2,5 milliards de dollars.
Les ailes sont en matériau composite (fibres de carbone), dans une technologie développée spécialement pour les F-35, et très délicates à fabriquer. Lors de ce procédé, des couches de fibres de carbone sont enchevêtrées avec de la résine, puis cuites dans un four à haute température pour constituer le matériau de base. Un challenge technologique. Par le passé, IAI avait déjà conçu les ailes conventionnelles des F-16 – gagnant ainsi le respect de Lockheed – mais avec ces ailes en composite , elles passent à la vitesse supérieure.
Cet accord permet donc à IAI d’accroître significativement son carnet de commandes et de développer les perspectives à moyen-long terme de ses start-up grâce à son expertise acquise en matière de composite.
Au cours de la production de ses avions X-32 – concurrents de la première heure des F-35 – Boeing avait eu de réelles difficultés pour fabriquer des ailes en composite. Cela avait donné lieu à des ailes plissées contenant des poches d’air. Il avait donc fallu les refaire, avec pour conséquence d’importants retards de livraison. Le fait qu’Israël soit ainsi doté de la capacité de produire ce composite carbone, un matériau du futur bien plus résistant que l’acier pour un poids six fois moindre, représente donc un aspect secondaire non négligeable de l’accord.
Combien ça coûte ?
Le prix d’un F-35 ? Les technologies de défense moderne coûtent particulièrement cher, au point même de devenir inabordables – même pour les Etats-Unis. Faisons le calcul. Si on divise 3 milliards de dollars par 14 avions, on obtient 214 millions de dollars par appareil. Cela inclut la maintenance, les pièces détachées, l’entraînement des pilotes, etc. Un F-35 pèse près de 16 tonnes. Si on ajoute les coûts de développement aux coûts de production, on obtient un avion qui vaut pratiquement l’équivalent de son poids en or.
Les F-35 peuvent être déployés à 100 kilomètres ou plus de leur cible, ce qui place l’appareil hors de portée des missiles antiaériens de ses ennemis. Il faut dire qu’à ce prix, on ne peut se permettre de perdre ne serait-ce qu’un chasseur, et bien sûr son pilote.
Mais ne sont-ce pas les Etats-Unis qui payent la facture ? Le F-35 n’est-il pas gratuit ? Loin de là. Certains stratèges militaires estiment que les milliards de l’aide américaine feraient mieux d’être investis ailleurs, comme dans l’équipement des forces terrestres, plutôt qu’à l’achat de chasseurs plaqués or. Et qu’il vaudrait mieux, par exemple, fabriquer en grand nombre des véhicules de transport Namer, sur châssis Merkava-4, pour transporter des blindés lourds, bien plus utiles à Gaza que les F-35.
Selon David Francis, un analyste de la défense, le programme des F-35 pourrait coûter au Pentagone 1,5 trillion de dollars sur la période planifiée de 55 ans. En 2010, le Pentagone avait qualifié le projet de « trop ambitieux pour échouer ». Une phrase déjà utilisée pour décrire les banques américaines en plein trouble. Dans le futur, a fait savoir Francis, l’aviation américaine « prévoit d’investir dans des armes qui pourront servir à de multiples usages ». En raison de son coût, le F-35 sera vraisemblablement le dernier chasseur habité. L’ère des drones sophistiqués est sur le point de débuter.
Relation fusionnelle
La relation israélo-américaine en matière de défense est pour l’heure exclusive. Israël reçoit des F-35 dans le cadre de ses contacts privilégiés avec le Pentagone. Huit nations ont rejoint le programme Joint Strike Fighter (JSF, programme de recherche aéronautique mené par le gouvernement américain depuis la fin des années 1990 en vue de développer un avion de combat multi rôle nouvelle génération) dès son lancement et aident à financer son développement. Parmi elles, la Grande-Bretagne, mais aussi la Turquie. Israël avait rejoint l’effort de développement, en tant que « participant à la coopération sécuritaire », avant d’être écarté du projet à cause d’un accord de défense signé avec la Chine. Mais cet accord d’armement a été mis en pause (c’est-à-dire annulé), et le 31 juillet 2006, Israël réintégrait le programme des F-35. A l’évidence, s’il veut participer à la technologie de défense américaine, Israël ne pourra jamais fournir à l’ennemi de l’Amérique qu’est Pékin, sa propre technologie.
Les experts israéliens de la défense, conscients de leur dépendance à la technologie américaine, n’ont donc pas hésité à lâcher la Chine pour préserver leurs liens avec les Etats-Unis. Sinon les fameux F-35 ne seraient jamais arrivés.
Une concurrence onéreuse
La concurrence est une valeur centrale du marché capitaliste de libre-échange. Pour réduire les coûts, il a donc été décidé de lancer un seul programme « Joint Strike Fighter » pour l’aviation, les forces navales et l’unité des Marines ; des branches qui demandent généralement des armes spécifiques pour chacune d’entre elles. Pour l’armée de l’air, l’avion doit être indétectable au radar. Pour les Marines, il faudra un appareil capable de décollages et d’atterrissages verticaux. Enfin pour satisfaire les exigences des forces navales, l’engin devra savoir atterrir sur des porte-avions. Un avion, trois versions. Une bonne idée sur le papier, mais particulièrement ardue à mettre en pratique. Concevoir un supersonique capable de décoller et d’atterrir à la verticale ? Cela n’a jamais été fait.
Trois constructeurs aéronautiques – Lockheed Martin, Boeing et McDonnell Douglas – étaient en concurrence à l’étape de la conception. Deux d’entre eux ont été sélectionnés : Boeing et Lockheed. McDonnell Douglas, qui a perdu l’appel d’offres, a été racheté par Boeing.
Boeing et Lockheed ont alors poursuivi la compétition et produit deux prototypes JSF chacun, ce qui a coûté plus d’un milliard de dollars pour chaque programme. Aucun autre pays au monde ne pourrait rêver investir une telle somme pour une compétition entre deux sociétés, sachant qu’un seul programme triomphera et que l’autre sera jeté à la poubelle.
Au final, le Pentagone a choisi le projet de Lockheed, le X-35, au détriment du X-32 de Boeing. Les enjeux sont énormes : des contrats potentiels de quelque 200 milliards de dollars.
Peut-on dire que le modèle capitaliste s’est révélé fructueux ? La concurrence émule la motivation et l’innovation. Mais en matière de technologie de défense, elle multiplie par deux les efforts investis et fait perdre beaucoup d’argent.
Un avion plus sophistiqué n’aurait-il pas pu voir le jour si les ingénieurs de Boeing et Lockheed avaient collaboré plutôt que de se livrer bataille dans un combat du tout pour le tout où seul le vainqueur gagne, pendant que l’autre perd tout ? Pourquoi Boeing et Lockheed n’ont-ils pas travaillé main dans la main, une fois que Lockheed a été choisi ? Une partie de ces impressionnants dépassements de budgets, qui ont presque mis en faillite le programme des F-35, n’aurait-elle pas pu être évitée par un effort de travail commun ? Nous ne le saurons jamais. La concurrence féroce qui caractérise le libre marché nécessite parfois certains ajustements.
Boeing, un des deux principaux constructeurs mondiaux de l’aéronautique civile, aux côtés d’Airbus, est doté de réelles compétences dans la fabrication. Lockheed, lui, concepteur du premier chasseur militaire américain en 1943, possède une longue expérience dans la conception aérienne militaire, comme avec la production des F-16 israéliens. Au bout du compte, c’est cette compétence qui lui a permis de l’emporter.
Un avion cinquième génération
Je me suis entretenu avec un pilote vétéran de l’armée de l’air israélienne à propos des F-35. « Le F-35 sera le premier avion de chasse cinquième génération d’Israël », m’a-t-il confié. Il sera bien supérieur aux appareils de la quatrième génération qui ne pourront le concurrencer. Il ne sera pas furtif (indétectable au radar) comme le Raptor américain F-22. Mais son principal avantage résidera dans ses systèmes avancés, sa capacité à assimiler, exploiter et partager les données ; autant de fonctions qui seront remplies automatiquement par l’appareil.
En outre, l’avion sera efficace contre les missiles antiaériens. « Techniquement parlant, il s’agit d’un concept révolutionnaire. Il sera extrêmement important pour l’aviation israélienne qui mise sur la qualité de ses chasseurs et pilotes, plus que sur l’étendue de sa flotte. »
Le F-35 est un avion de chasse hautement sophistiqué. Il fonctionnera, entre autres, comme un ordinateur volant, doté de huit millions de lignes de codes informatiques, soit quatre fois plus que son prédécesseur de la cinquième génération, le Raptor F-22.
Pour Israël, l’atout d’un tel appareil n’a pas de prix, a poursuivi le pilote vétéran, car le F-35I sera supérieur à tout autre objet volant. Et avec lui, l’Etat juif continuera d’affirmer sa domination aérienne, si décisive pour les années à venir.
Comme l’avait annoncé le prophète Isaïe : « Ceux qui mettent leur espoir en Dieu acquièrent de nouvelles forces, ils prennent le rapide essor des aigles; ils courent et ne sont pas fatigués, ils vont et ne se lassent point » (Isaïe XL, 31). Bientôt, l’aviation israélienne protégera son espace aérien sur des ailes de carbone. Qui seront faites maison.
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