A corps défendant

De jeunes danseurs palestiniens se battent pour faire exister leur art. Tour d’horizon, entre morale et politique.

0711JFR18 521 (photo credit: Andreas Hackl)
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(photo credit: Andreas Hackl)

Le corps a sesraisons que la raison ignore. Lorsque Amal Khatib, 21 ans, se déchaîne surscène, elle ne fait pas qu’exprimer son amour pour la danse contemporaine, elledéfie également la société dans laquelle elle a grandi. Voilà quelques annéesqu’elle se bat, en compagnie d’autres danseurs contemporains, contre certainstabous et préjudices en vigueur dans les Territoires palestiniens. Dans unesociété où être un danseur n’est pas un métier acceptable, la seule solutionc’est la ténacité.
“Chez nous, de nombreuses règles restreignent la liberté personnelle. Le corpsféminin est perçu comme un outil. Mais lorsque je danse, je montre que moncorps m’appartient”, analyse Khatib au cours d’une répétition de la Troupe dedanse contemporaine de Ramallah.
La compagnie s’est produite plusieurs fois en Judée et Samarie au cours durécent Festival de danse contemporaine de Ramallah, qui rassemblait desartistes palestiniens et internationaux. Pendant les répétitions, les danseursse sont entraînés de longues heures, tous les jours, dans un petit club de gymdans le complexe sportif Sareyyet à Ramallah, sous la houlette de lachorégraphe palestino-américaine Samar King. “Vous devez être très proches l’unde l’autre”, indique King à Khatib et à sa partenaire Heba, allongées au sol.“Vous devez être capables de sentir votre haleine”. La chorégraphe se dirigevers la sono et met du hip hop. Amal et Heba recommencent à bouger.
King est la seule professionnelle de Sareyyet Ramallah, un groupe culturel quiorganise le festival et donne des cours de danse moderne et traditionnelle.King dirige sa propre compagnie à New York, mais elle s’est récemment consacréeà la construction du premier programme de danse du centre, en voulant combinerles arts traditionnels palestiniens avec des formes plus contemporaines.
“On n’essaye pas d’inventer la poudre, mais cela devrait devenir un bonprogramme ; avec une place pour l’innovation”, explique-t-elle. La créativitéet le talent ne manquent pas sur la scène palestinienne. Mais ressourcesfinancières et reconnaissance sociale font cruellement défaut. “C’est uneréalité particulière. Beaucoup de nos jeunes élèves viennent de villagesreculés. Si on n’adapte pas nos cours à la culture et à la société, la majoritédes parents ne les laisseront tout simplement pas venir”, précise la jeuneenseignante. “Certaines danseuses sont empêchées de venir par leurs famillesqui voient la danse comme un univers de mauvaises fréquentations.”
“Contraire à la morale”

Côtés islamistes,de nombreuses critiques, voire menaces, se sont élevées contre le phénomène. Enavril, le Hamas a dénoncé le festival. Ezat Risheq, un dignitaire du mouvement,a critiqué l’Autorité palestinienne qui finance le projet. “Tenir des festivalsde danse à Ramallah, alors qu’au même moment nos prisonniers mènent une grèvede la faim, est contraire aux traditions et à la culture de notre peuplepalestinien”, tonne Risheq. Moustafa Sawaf, vice-ministre de la Culture dans legouvernement de Gaza, a également donné de la voix : “Ce type de manifestationsest entièrement rejeté par notre peuple et ne correspond pas à nos valeurs et ànotre morale.”

De quoi décourager les jeunes danseurs qui rêvent d’une carrièreprofessionnelle. Mais la danse leur donne de la force. “La dance est un messageà la société”, dit Khatib.
“En Palestine, ce n’est pas considéré comme un métier.
Si vous dites ‘Je suis une danseuse’, en tant que femme, les gens pensent à ladanse du ventre. Qui est associée à la prostitution. Et si c’est un homme quile dit, on pense qu’il est gay”. King renchérit : “On a eu beaucoup d’histoiresavec des danseurs qui n’ont pas pu participer à cause de leurs familles. Maisd’un autre côté, le festival rend la danse plus acceptable aux yeux de tous”.
Un pas majeur a été franchi avec la décision de certains danseurs de seproduire dans des lieux publics. A 23 ans, Majd Hajjaj apparaît dans uncourt-métrage diffusé lors du festival, qui la met en scène en train de danserdans les rues de Ramallah. “Je ne savais pas que j’étais suffisammentcourageuse pour danser dans la rue, y compris au marché aux légumes, qui est aucoeur de la ville”, sourit l’artiste. Un homme l’a arrêtée au beau milieu de saperformance en lui disant : “Mais que fais-tu ? On ne fait pas cela chez nous”.“Eh bien maintenant, si”, a-t-elle répliqué.
Elle explique : “Je voudrais pouvoir initier un changement, voir à Ramallah desgens qui s’acceptent, au lieu de tout le temps critiquer ce que les autresfont.” “Ce que j’ai fait était provoc’”, admet-elle, “même si ce n’était pas dustrip-tease ou quoi que ce soit de la sorte”, se hâtet- elle d’ajouter.
Avant de danser, cette jeune femme aux talents multiples a joué au baseball,co-fondé une école de cirque palestinienne et s’est essayée au théâtre. Dejour, elle était néanmoins analyste financière pour la compagnie de téléphonieJawwal. “J’ai démissionné car je détestais cet emploi. Je me suis dit quej’avais d’autres options”, confie-t-elle. Malgré le soutien de sa famille, ladanseuse n’échappe pas aux donneurs de leçons. “Mes amis et ma mère me disentparfois qu’il faudrait que j’arrête de faire n’importe quoi et que je me trouveplutôt un emploi et un fiancé.”
Plus encore que les limites d’une société conservatrice, c’est le manque deressources professionnelles qui freine ces jeunes danseurs. “Nous manquons tousd’entraînement et de formation. On en arrive à une étape où nous ne pouvonsplus apprendre par nous mêmes. La seule solution est d’aller à l’étranger ”,déplore Khatib.
Parler d’autre chose que du conflit

De nombreuxjeunes artistes étaient venus écouter Farooq Chaudhry, le producteurbritannique, né au Pakistan, de la compagnie Akram Khan Dance à Londres.

Il s’agit aujourd’hui de l’une des troupes les plus demandées au monde avec 1000 danseurs se produisant dans plus de 150 pays. Chaudhry a voulu montrerl’exemple à son auditoire en évoquant les risques financiers qu’il a pris pourlancer sa compagnie. “Ici en Palestine, le risque est à chaque coin de rue”,dit-il. “Mais comment faire ?”, s’est interrogé un jeune interprète. “Commentarriver au succès tout en trouvant notre propre style et identité en dansecontemporaine ?”. Chaudhry s’est voulu encourageant : “Certains des styles lesplus importants ont été créés dans les petits pays. Quand on est petit etinsignifiant, on a souvent plus de choses à dire. Le besoin de promouvoir sonidentité est un excellent moteur”.
Pour beaucoup de danseurs cependant, place d’abord à la survie. “Le plus urgentpour nous est de savoir comment vivre de notre art. Nous faisons tout parpassion, sans aucune compensation. Mais il nous faut des jobs alimentaires poursurvivre”, souligne Amal Khatib.
Autre sujet brûlant, jamais très loin lorsqu’il est question de l’art palestinien: la politique. Récemment, une compagnie a mis en scène l’histoire d’un vieuxcouple racontant son passé à sa fille, son expérience de l’amour mais égalementde l’occupation israélienne. De tels motifs, y compris celui de la résistance,sont récurrents dans la danse palestinienne. Khaled Elayyan, directeur deSareyyet Ramallah, met toutefois en garde contre la politisation systématiquedes créations.
“Parfois, nous disons que la danse fait partie de la résistance palestinienne.
Mais nous devons aussi prendre nos distance avec cela”, précise Elayyan.
“Il faut arrêter d’évoquer la situation politique dans tout ce que nousfaisons”.