Amos Oz, le magicien des mots

Amos Oz a 73 ans. A chaque nouveau roman, il jure que ce sera son dernier. Mais l’auteur a encore bien des choses à dire

amos (photo credit: Reuters)
amos
(photo credit: Reuters)

Quand il écrit,Amos Oz se lève chaque matin à 5 heures, s’habille et quitte son paisiblequartier de la banlieue d’Arad, une petite ville dans les hauteurs, entreBeershéva et la mer Morte, pour faire trente minutes de marche rapide dans ledésert voisin. Tout en cheminant, il énonce à voix haute les dialogues qu’il aécrits la veille. “J’ai besoin d’entendre mes personnages parler”,explique-t-il, “d’entendre leur voix, leur accent... L’écriture est un travailtout aussi musical que littéraire.”

L’auteur israélien, qui vient de fêter son 73e anniversaire, a vécu plusieursvies. La plupart de ses oeuvres littéraires ont été encensées par la critiqueinternationale, notamment Mon Michaël en 1968, La colline du mauvais conseil en1976 et Dans la terre d’Israël en 1983, autant de romans où il dresse lesportraits les plus sensibles jamais esquissés de la vie israélienne.
A la sortie de Mon Michaël, le New York Times le saluait comme “l’un des romansétrangers les plus accomplis de ces dernières années.” Son dernier livre endate, recueil de nouvelles sur la vie au kibboutz intitulé en français Scènesde vie villageoise, est devenu dès sa sortie un bestseller en Israël.
Une véritable gloire qui ne l’a pas empêché de mener simultanément ce qu’ilappelle sa “guerilla politique” auprès des personnalités de droite pour tenterd’infléchir leur position sur le conflit.
Ces derniers temps cependant, Amos Oz s’est fait moins insistant dans sonmilitantisme. Mais il n’a pas cessé d’écrire. Il se dit incapable de mettre lapédale douce dans ce domaine, même s’il a déjà signé 27 ouvrages, traduits en40 langues. A chaque fois qu’il commence un ouvrage, il se jure que ce sera ledernier, mais à peine a-t-il reposé sa plume que de nouveaux personnagessurgissent dans son imagination. Et il est alors bien obligé de retourner à satable de travail...
Parallèlement, il continue à enseigner la littérature hébraïque moderne àl’université Ben-Gourion de Beershéva.
Alors comment décide-t-il s’il va se consacrer à l’écriture d’un livre outenter d’ébranler les certitudes du gouvernement par une déclaration publique ?“Chaque fois que je suis à 100 % d’accord avec moimême, j’abandonne un peu lalittérature et m’en vais rédiger un article pour m’attaquer au gouvernement.
En revanche, quand je me trouve en léger désaccord avec moi-même - en d’autrestermes, quand j’entends plus d’un point de vue en moi - je sais que je vaisaccoucher d’une histoire.”
Dans le bureau d’Amos Oz, il y a donc deux stylos : l’un pour dire augouvernement d’aller au diable, l’autre pour écrire des histoires.
Histoires de famille

Les livres ont entouré l’écrivain tout au long de sa vieet l’ont fortement influencé, le baignant de leur texture, de leur odeur, deleur contenu. A l’âge de cinq ans déjà, il apprenait à taper à la machine et seprésentait comme un écrivain. A sept ans, il aimait tant les livres qu’ilsouhaitait en devenir un en grandissant.

Ainsi, pensait-il, il serait en sécurité. “Il régnait à Jérusalem la convictionqu’une seconde Shoah allait tous nous emporter. Du coup, je me disais que je necraindrai rien si je devenais un livre.”
Aujourd’hui encore, Amos Oz passe le plus clair de son temps au sous-sol de samaison, dans une pièce pleine de recueils, tantôt assis à son bureau, tantôtdebout à un pupitre quand ses douleurs de dos chroniques le font trop souffrir.
En fin de compte, il n’est pas devenu un livre une fois devenu grand. Mais dèsl’adolescence, il s’est mis à raconter des histoires. “Je n’étais ni très bonen sport, ni très beau, ni très fort en cours. Alors, pour impressionner lesfilles, je racontais des histoires.” Le stratagème s’est-il révélé efficace ?Il n’en jurerait pas, mais l’habitude était prise et elle a fait de lui le plusgrand écrivain du pays.
A l’âge de 13 ans, Amos perd sa mère. Le fait qu’il s’agisse d’un suicideajoute au désarroi du jeune garçon et aura un effet profond sur sa personnalitéet ses écrits. Lorsqu’il regarde en arrière, il ne doute pas que ses oeuvresn’ont jamais été qu’une tentative de comprendre ce qui a poussé sa mère à sedonner la mort et de reprendre avec elle une conversation brutalementinterrompue avant même d’avoir débuté.
Un changement radical s’opère alors en lui : “Avant cela”, dit-il, “j’étais unesorte de poète chauvin et nationaliste.”
Après, il devient curieux des gens, des femmes, et surtout des familles. Lafamille deviendra d’ailleurs un élément central de son écriture.
L’institution le fascine : comment peut-elle continuer d’exister alors que tantde gens la rejettent ? se demande-t-il. “Une infinité d’idéologies et dereligions ont tenté de détruire la famille, et pourtant, elle se porte comme uncharme !”

Les pierres du désert se moquent des politiques

Après une enfance àJérusalem, une jeunesse au kibboutz Houlda, trois ans dans l’armée israélienneet des études universitaires de littérature et de philosophie, Amos Ozs’installe avec sa famille dans la ville d’Arad, au coeur du désert. On est en1986 et son fils de 7 ans, Daniel, souffre d’un asthme sévère. La familleespère que le climat d’Arad aura un effet bénéfique sur la maladie. Auprintemps dernier, Daniel, parfaitement guéri et devenu poète musicien, estparti s’installer à Tel Aviv. “Mais ses vieux parents”, précise Amos Oz, “sontrestés à Arad, parce qu’ils aiment le désert.”

Outre Daniel, il a eu deux autres enfants avec sa femme Nily : Fania et Gaia,aujourd’hui âgées de 52 et 48 ans. Et il est 4 fois grand-père. Avec sa filleFania, il vient de terminer un livre sur les Juifs et les mots, qui devraitêtre bientôt publié en français.
Le désert exerce sur Amos Oz une véritable fascination.
“Il oblige à rester humble”, dit-il, “à relativiser les choses.” Quand, revenude sa promenade matinale, il allume la radio et entend des hommes politiquesprononcer des mots comme “jamais” ou “toujours”, il se hérisse. Il sait qu’auMoyen-Orient, “jamais” signifie simplement : “pas dans les six mois à trois ansà venir.” “Je sais qu’ici, dans le désert, les pierres se moquent beaucoup deshommes politiques...”, affirme-t-il.
Pendant que les pierres rient, Amos Oz, lui, se coupe du monde pour seconcentrer sur son écriture et ses personnages en gestation. Il utilise samessagerie électronique au minimum et ne surfe pas sur Internet.
Chaque soir, il regarde les informations à la télévision (sur la premièrechaîne) et lit un quotidien, Haaretz.
Parfois, il débranche le téléphone.
S’il s’astreint à cette discipline rigide, c’est pour mieux cerner sespersonnages et savoir comment ils vont interagir entre eux : “Je les garde enmoi très longtemps avant de me mettre à écrire, parce que j’ai besoin de voirce qu’ils vont se faire les uns aux autres, ce qui constituera l’intrigue.”
Un laïc irréductible

Amos Oz ne se fixe pas un nombre déterminé de mots àécrire chaque jour. Il lui arrive de ne produire qu’une seule phrase dans touteune journée, parfois quelques paragraphes à peine. Il écrit à la main et peutpasser 15 heures entre contemplation et rédaction. Il s’accorde une pause àl’heure de la sieste. “Ensuite, je retourne dans mon bureau du sous-sol et jedétruis tout ce que j’ai écrit dans la matinée.”

Lorsqu’il vivait au kibboutz, il se sentait coupable en voyant les autrestravailler dur, traire les vaches et labourer les champs, alors que lui-même neproduisait que trois phrases pour en supprimer parfois deux un peu plus tard.Cette mauvaise conscience ne le tourmente plus aujourd’hui. Il écrit à la mainune quinzaine de brouillons, versions différentes du même récit. Ensuite, illes pose sur son bureau et travaille à en sélectionner les meilleurs passages,qu’il découpe et colle pour obtenir la version définitive. Durant les troissemaines suivantes, il recopie le tout sur son ordinateur en se servant de sesdeux index. Le livre est alors prêt à partir chez l’éditeur.
On a parfois qualifié Amos Oz de prophète biblique des temps modernes, sansdoute parce qu’il écrit dans le désert, en solitaire, et qu’il traite de grandsthèmes universels.
Pourtant, Amos Oz se revendique comme un laïc irréductible.
La religion est pratiquement absente de son foyer, il ne fréquente pas desynagogue et se présente comme un agnostique. Pour la Pâque juive, il fait avecsa famille un seder “allégé” en se référant à une Haggadah du kibboutz Houlda.
Certes, Amos Oz reconnaît l’importance de la Bible, mais en la considérantplutôt comme un document historique que comme un guide pour se rapprocher deDieu.
Cela ne l’empêche pas de se définir comme Juif et Israélien, tout en soulignantque le judaïsme est pour lui une civilisation, et non une religion.

Ne pas être un auteur de fictions

Une histoire d’amour et de ténèbres, publiéeen 2004, a connu un immense succès à travers le monde. Ce récit, écrit à lapremière personne, où il parle de sa vie, n’est pas, il tient à le préciser,une autobiographie. Il insiste sur ce point, expliquant qu’il a introduit dansle texte une multitude de détails de son invention. Et le titre, qu’il a choisilui-même, indique bien qu’il s’agit d’une “histoire”. “Il n’y a pas que dessouvenirs dans ce livre”, insiste-t-il. “Il y a des choses que j’aireconstituées, d’autres que j’ai inventées. Or on trouve un peu de tout dansune histoire : de la fantaisie, de l’invention, des cauchemars, des rêves, despensées et des souvenirs...”

Amos Oz n’aime pas que l’on qualifie ses romans de “fictions.” Pour lui, unroman peut et doit avoir le même degré d’authenticité que de la non-fiction.“Je préfère de loin le mot hébreu siporète (‘prose narrative’) au terme de‘fiction’, qui signifie ‘mensonge’.
J’aimerais que l’on se souvienne de moi comme d’un auteur de ‘siporète’ plutôtque comme un auteur de fiction.”
Avec son aptitude à tout compartimenter, fruit d’une extrême discipline, AmosOz veille à ne pas faire transparaître ses propres convictions politiques dansses romans. Il refuse d’exploiter ses oeuvres pour faire passer ses idées. Sespersonnages ont leurs opinions, mais celles-ci ne sont pas forcément lessiennes. “Je n’ai jamais écrit un roman pour tenter de convaincre mes lecteursde voter pour tel ou tel parti.
Je n’ai jamais écrit un roman pour dire à Israël d’évacuer les territoiresoccupés.”
Ainsi, dans son roman La boîte noire (1986), l’un des protagonistes est un Juiforthodoxe, un enthousiaste du Grand Israël, “Ce qui est évidemment contraire àma vision des choses. Mais je l’ai laissé exprimer ses idées, je lui ai donnéune chance de se faire entendre, je n’ai pas déformé son discours. Je l’airendu aussi convaincant que possible.”
Les problèmes ne se résolvent pas, ils s’amenuisent

Pour ce qui est del’interminable conflit israélo-palestinien, Amos Oz ne peut que constater avecune certaine lassitude qu’aucune solution ne se profile à l’horizon.

Néanmoins, il garde un semblant d’espoir : un jour ou l’autre, il n’en doutepas, les deux camps, épuisés, finiront par trouver un moyen de sortir del’impasse. Il ne se fait pas d’illusion : aucun des deux camps ne se laisserajamais convaincre que l’autre a raison, on ne se donnera pas l’accolade commedans un roman de Dostoïevski.
Tout s’arrêtera, prédit-il, quand les gens en auront assez de se battre. “C’estexactement la même chose pour les conflits entre individus, par exemple entremari et femme : les problèmes ne se résolvent pas. Ils finissent par s’amenuiseravec la fatigue, sous l’effet de l’épuisement.”
Au lendemain de la guerre des Six Jours, Amos Oz a été parmi les premiers àpréconiser une solution à deux Etats : un Etat palestinien vivant aux côtés del’Etat d’Israël. Aujourd’hui, malgré la lenteur d’un processus enlisé, il sedécrit comme “un optimiste sans programme préétabli.” Il nourrit un espoir néde ce qu’il appelle la “nouvelle réalité”, désormais acceptée par la majoritédes Israéliens et des Palestiniens : il y aura un jour un Etat palestinienvivant en paix aux côtés d’Israël.
“Le patient, qu’il soit israélien ou palestinien, est relativement prêt, mêmesi c’est à contrecoeur, pour l’opération ; seulement, les chirurgiens sont despoltrons”, commente-t-il avec tristesse. “Dans chaque camp, on trouve un petitgroupe qui travaille à creuser le fossé qui les sépare les uns des autres. Jen’ai jamais sous-estimé la force et la détermination de ces fanatiques, quis’appliquent à faire dérailler toute tentative de compromis”, soupire-t-il.
Tandis que les politiciens se font tirer l’oreille et que les extrémistesdominent la scène, Amos Oz continue de marmonner tout seul dans les ruesd’Arad, les pierres du désert sont toujours en train de rire et un prophètelaïc du désert s’emploie à ciseler la plus belle prose d’Israël.