Anne Frank, à la française

Toute ressemblance avec des faits réels n’est ni forfuite, ni imaginaire. C’est au contraire une histoire tristement vraie que relate Hélène Berr. Pendant deux ans, cette jeune Juive française a tenu son journal, au plus fort des persécutions nazies

annfrank (photo credit: Editions Tallandier)
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(photo credit: Editions Tallandier)
Elles ont été quelques-unes à consigner leur quotidien chaotique en ces temps de Seconde Guerre mondiale. Comme la sulfureuse Irène Némirovsky et ses brillants écrits, dont le rapport à son identité juive a fait débat. Ou la jeune Anne Frank dont le journal a fait le tour du monde, traduit en un nombre considérable de langues. Pendant que la jeune Hollandaise décrivait avec ses mots d’adolescentes l’enfermement de la cache où elle avait trouvé refuge avec les siens, Hélène Berr couchait sur le papier sa vie d’étudiante française, juive, sous le Paris de l’Occupation.
Issue de cette haute bourgeoisie juive parisienne - son père, polytechnicien, préside depuis 1939 la société des ingénieurs civils - Berr est une jeune fille sensible, jolie, intelligente, un brin bohème et romanesque. Elle aime la musique classique, les promenades dans les parcs parisiens, la nature, les week-ends dans la maison familiale d’Aubergenville et ce garçon aux yeux gris, Jean Morawiecki. Une élève brillante : après deux baccalauréats décrochés avec mention “très bien”, elle prépare l’agrégation. Son professeur de français lui prédit un avenir de romancière. Enfant, elle invente des contes.
Mais en 1942, à 20 ans, le cloaque parisien lui épargne de faire appel à son imagination pour trouver l’inspiration.
L’horreur se suffit à elle-même.
D’avril 1942 à février 1944, Hélène Berr tient un journal intime. Ses préoccupations alternent. Entre joie contemplative de tous ces instants de magie que lui offre la vie : “Au Luxembourg, nous nous sommes arrêtés au bord du bassin, où voguaient des dizaines de bateaux à voile ; je sais que nous avons parlé, mais je n’ai plus qu’un souvenir de la fascination qu’exerçait sur moi l’étincellement de l’eau sous le soleil, le clapotis léger et les rides qui étaient pleines de joie.” Et la perception instinctive de l’imminence du pire. Ainsi, dès le mercredi 15 juillet 1942, elle note : “Quelque chose se prépare, quelque chose qui sera une tragédie, la tragédie peut-être.”
Marquée au coton jaune Le lundi 8 juin 1942, Hélène Berr arbore l’étoile jaune pour la première fois. L’insigne, comme elle le nomme.
Elle avait dans un premier temps décidé de ne pas le porter, pour le considérer “comme une infamie et une preuve d’obéissance aux lois allemandes”. Mais se ravise : “C’est une lâcheté de ne pas le faire, vis-à-vis de ceux qui le feront”. Avec conviction : “Seulement, si je le porte, je veux toujours être très élégante et très digne. Je veux faire la chose la plus courageuse. Ce soir, je crois que c’est de le porter.” Et toujours sa grande lucidité : “Seulement, où cela peut-il nous mener ?” Hélène Berr détaille alors avec douleur et vérité ses premières sorties dans Paris, son statut de Juive nouvellement affiché, sans équivoque. Les larmes qu’elle ravale quand elle croise les autres Français. Certains détournent les yeux, d’autres lui sourient. Comme ce monsieur qui vient vers elle et lui dit, en pleine rue, d’une voix forte : “Un catholique français vous serre la main.” “C’était chic, ce geste”, se dira-t-elle. Et ce sont peut-être ces marques de sympathie qui font jaillir en elle l’émotion qu’elle tente de contenir. Sans toutefois lui faire oublier les doigts pointés et les insultes.
Hélène Berr marche la tête haute. Surtout ne pas être lâche. A l’université, nouvelle épreuve, elle retrouve ses amis. Beaucoup sont mal à l’aise, gênés. “Je sais bien ; cela blesse les autres”, écrit-elle, “Mais s’ils savaient, eux, quelle crucifixion c’est pour moi. J’ai souffert, là, dans cette cour ensoleillée de la Sorbonne, au milieu de tous mes camarades. Il me semblait brusquement que je n’étais plus moi-même, que tout était changé, que j’étais devenue une étrangère, comme si j’étais en plein dans un cauchemar. Je voyais autour de moi des figures connues, mais je sentais leur peine et leur stupeur à tous.
C’était comme si j’avais eu une marque au fer rouge sur le front.”
Puis, tout s’enchaîne. Le 23 juin 1942, son père, Raymond Berr, qui pour services rendus à la France fait partie des huit personnes “de sa race” à être exempté des lois antijuives, est pourtant arrêté. Déporté à Drancy pour une étoile jaune tenue par bouton-pression, et non cousue comme l’exige la loi. Il sera relâché, au terme d’intenses négociations, le 22 septembre.
La spirale de l’enfer s’intensifie sous la plume de Berr.
Les premières rafles, la grande du Vel d’Hiv, les déportations.
Paris s’embrase dans l’hystérie. Comme “cette femme devenue folle, qui a jeté ses quatre enfants par la fenêtre”. Jean Morawiecki s’est engagé pour rejoindre les Forces françaises libres. Son absence est cruelle à Hélène.
Puis les départs des voisins, des amis. “Tout est vide autour de moi”, écrit-elle. Son quotidien s’effrite. Ses deux remparts : son journal et les orphelins, dont elle s’occupe, “mes petits”, comme elle les appelle.
Abnégation ou fatalisme ? En ce début d’année 1944, beaucoup de Juifs ont fui Paris. L’issue des déportations n’est plus un mystère. Mais certains esprits, comme Hélène et ses parents, pourtant des plus avertis, ont pris le risque de demeurer dans la capitale. Une sorte de fatalisme, comme le note Simone Veil dans la préface de l’ouvrage. Ou parce qu’en dépit des apparences, il leur était impossible de croire au triomphe du chaos. Hélène Berr oscille dans cet errement, entre la logique et l’impensable. Celle qui a gardé sa douceur de coeur en dépit des atrocités dont elle est témoin aborde l’avenir avec une grande lucidité, elle s’interroge, interroge. A Mme Khan, qui revient de Drancy, elle demande des détails pratiques sur cet inconnu, qu’elle nomme le “secret des déportés” : Comment s’organise- t-on dans les wagons ? A-t-on faim ? Comment se laver ? Qui vide les seaux hygiéniques ? Comme une préparation initiatique pour celle qui veut croire encore à la supériorité du bien sur le mal.
En vain. Le 27 mars 1944, Hélène Berr est déportée avec ses parents à Auschwitz. Une date symbolique que l’esprit romanesque de la jeune fille n’avait pourtant pas prédite : ce jour-là, elle a 23 ans. Le destin de la famille Berr est sans appel. Antoinette, la mère, est gazée suite à une “sélection”. Atteint d’un phlegmon au genou, Raymond Berr est empoisonné par un médecin polonais.
Hélène mourra début avril 1945. Atteinte du typhus, trop faible pour répondre à l’appel, elle sera battue à mort par une gardienne du camp, cinq jours avant la libération de Bergen-Belsen où elle avait été transférée.
Prophétie, intuition, pressentiment ? Un an et demi avant sa disparition, le 27 octobre 1943, elle avait consigné : “Lorsque j’écris ‘disparaître’, je ne pense pas à ma mort, car je veux vivre ; autant qu’il le sera en mon pouvoir. Même déportée, je penserai sans cesse à revenir.
Si Dieu ne m’ôte pas la vie, et si, ce qui serait si méchant, et la preuve d’une volonté non plus divine, mais de mal humain, les hommes ne me la prennent pas.”
“Si cela arrive, si ces lignes sont lues, on verra bien que je m’attendais à mon sort ; pas que je l’aurais accepté d’avance, car je ne sais pas à quel point peut aller ma résistance physique et morale sous le poids de la réalité, mais que je m’y attendais.
“Et peut-être celui qui lira ses lignes aura-t-il un choc à ce moment précis, comme je l’ai toujours eu en lisant chez un auteur mort depuis longtemps une allusion à sa mort.”