Conversation autour de l’intime

A l’occasion de son séjour en Israël, rencontre avec Yasmina Reza qui se livre tout en pudeur.

P21 JFR 370 (photo credit: Reuters)
P21 JFR 370
(photo credit: Reuters)

Le nouvel opus de Yasmina Reza s’ouvre sur une scène de ménagedans un supermarché. Heureux les heureux, un titre emprunté à Borges, oùcomment des petits riens peuvent alimenter de grands conflits. Impossible de nepas se reconnaître dans ces catastrophes de la vie quotidienne, derrièrelesquelles se cachent de plus grandes tragédies, la solitude, le chagrin,l’abandon, tout ce qui peut amener un couple à se déchirer, pour un innocentmorceau de fromage. Humour et émotion sont à nouveau au rendez-vous dans cetteronde qui nous entraîne d’un personnage à l’autre dans un enchaînementd’habiles champs-contrechamps.
Il est de ces êtres qui se donnent dans leurs silences et, s’ils fuient lesmots de peur d’être dévoilés, ils se livrent d’un mouvement d’épaule, d’unregard en fuite. Yasmina Reza est de ceux-là.
Devant un café, enveloppée d’un châle qu’elle serre contre elle, comme pour seprotéger de ce qu’on pourrait peut-être lui demander de livrer, elle se réjouità l’idée de se laisser deviner derrière ses personnages.
« C’est parfait », dit-elle en redressant le buste, comme soulagée. « Je n’aimepas parler de moi. Et c’est la meilleure façon de me rencontrer », ajoute-t-elledans un grand sourire. Yasmina Reza ne sourit pas du bout de sa personne, maisde tout son être. C’est déjà bouleversant.
Puis elle baisse la tête, son regard devient lointain, plongé en ellemême,concentré. « Yourcenar disait quelque chose comme : “les personnages que jecroyais créer je les portais en moi”. C’est exactement ça », dit-elle. « Jeporte en moi une multitude de personnages de façon quasi génétique, organique.Et un jour ou l’autre, ils se révèlent. » Vous est-il parfois difficile de lesquitter ? « Oui », avoue-t-elle sans hésiter, d’une voix ferme, le corps raidi,comme prêt à se défendre déjà des conséquences de l’aveu. Puis elle serre sonchâle contre elle un peu plus, et dans son regard qui se voile, on peut voirqu’elle est au bord de l’intime. « Mais ils reviennent, lance-t-elle dans unsourire ravi, on quitte un livre, mais pas un personnage. Ils ne disparaissent jamais vraiment. » 
Les lois élémentaires du juif 
YasminaReza, vous êtes juive quand ? « Je n’y pense jamais », répond-elle vivement,comme pour s’en défendre, pour signifier que nous entrons par là en zonesensible.
Elle semble ne rien vouloir ajouter. Puis son regard s’échappe et d’une voixsongeuse elle dit : « Mais ça me rattrape ». Et après un silence, elle ajoute :« Souvent à propos d’Israël. Tous les juifs ont un rapport avec le pays, neserait-ce que familial. Israël on ne peut en parler qu’entre juifs. Avec lesautres, on finit toujours par atteindre une zone où on ne peut plus secomprendre. Je crois que je suis juive quand j’écris aussi.
C‘est quelque chose d’impalpable qui habite mon écriture. Certains de mespersonnages sont juifs. Ils sont issus de ce monde dont j’ai hérité de par mafamille et qui m’habite.
Oui, cet héritage est juif. Leur caractère leur sens de l’ellipse, leur humour,leur culot, leur désespoir. Le pique-nique est le plus juif. » Dans un passagede Heureux les heureux, vous évoquez « les lois élémentaires ».
C’est un lapsus ? « Non. Ce sont des lois élémentaires. Même un juif mécréant lesconnaît. On ne peut pas être juif sans connaître le minimum des loisalimentaires, que les poissons qui n’ont ni écailles ni nageoires sontinterdits, qu’il faut séparer le lait et la viande, oui ce sont des loisélémentaires. » Vous faites dire à un de vos personnages : « J’ai échappé aubonheur comme à un grand danger ». C’est possible d’être heureux quand on estjuif ? « Les juifs n’ont pas le monopole de la douleur », répondelle enesquissant un sourire. « Le bonheur est dans le présent. Alors, le passé, onpeut le regarder. Je suis adepte de la gaîté ».
Le bonheur est une disposition 
Pourtant, quand on la lit, l’amour semble n’êtrepossible que dans la douleur. Dans Heureux les heureux, elle écrit : « L’amourfait mal, doit faire mal, et, s’il fait mal son boulot, on peut l’aider à finirle travail ». « Non, se défend-elle comme pour s’en convaincre. L’amour ne doitpas nécessairement faire mal. Dans nos mentalités occidentales, il faut que“amour” et “bonheur” correspondent. Mais pas forcément. Ce sont deux conceptsqui n’ont rien à voir. L’amour existe, oui. Le bonheur aussi, mais de façonfragmentaire. Les deux ne sont pas liés, sauf coïncidence. L’amour parfois estun pourvoyeur de bonheur, mais aussi susceptible de sentiments négatifs. » Dansson dernier livre, deux de ses personnages jouent la partition des gensheureux, au moment où leur vie bascule.
Ils s’appellent « Bilette » ou « Rouli », se donnent du « mon coeur par ci, moncoeur par-là », s’appliquent à se convaincre de leur bonheur. « C’estprécisément parce que nous incarnons une image d’harmonie, que l’aveu de lacatastrophe est si difficile », dit Rouli. Ils dansent au-dessus de l’abîmeavec la tragédie qui frappe leur fils Jacob et s’occupent à se concocter despetits plats.
Pour Yasmina Reza, le bonheur est une disposition, une volonté inhérente à sadéchirure, affirme l’auteur. « On est plus ou moins doué pour le bonheur ».
Dans son oeuvre, elle laisse une grande place au lecteur. Comme pour luipermettre d’y résider. » L’oeuvre sert à réparer, à consoler.
Soi-même et l’autre, dans une sorte de communion. C’est un peu de moi que jetends à l’autre, avec ce miroir. Mon malheur rejoint celui des autres. Montrerdu monde un visage de chagrin, de désespoir, c’est être partie prenante del’art ».
Une parole libérée 
En Allemagne, les mises en scène révèlent davantage laférocité qui habite son oeuvre, quand en France l’accent est mis davantage surl’humour. « Oui et je revendique cette férocité. Mais il y a des zonesinterdites.
Parce que je veux privilégier le privé. Tant que j’avais mes parents, il y ades choses que je ne pouvais pas écrire. J’ai perdu mes parents, ma mère toutrécemment. La parole se libère avec la disparition, mais aussi, elle préservede la disparition. Un personnage comme Chemla par exemple, je ne me serais pasautorisée à l’écrire quand mes enfants étaient petits. Maintenant ils sontgrands, ils ont lu le livre, ils ont compris et ils l’ont aimé. » « Et je nepeux m’empêcher de songer que protéger les siens de ses personnages, vouloirpréserver la nudité du parent, c’est empreint de judaïsme. Chemla est médecinoncologue. Derrière l’irréprochable façade de l’homme qui sauve ses semblablesde la maladie qu’il s’applique à combattre jour après jour, se cache un être incapablede s’aimer assez pour se sauver lui-même de la solitude et du manque d’amour :“la nostalgie de la douleur peut vous rendre fou”, dit celui pour lequel avoirmal et se faire du mal, est le seul remède possible, pour se sentir vivant. »Silence. Sourire.
« J’aime observer les gens. Voir comment ils habitent le temps, dans uneconquête de pouvoir ou un sens existentiel. Je voudrais être consolante avecmon écriture. Et que mon malheur rejoigne celui des autres.
Consoler d’un abandon. » Elle s’arrête soudain. Comme si elle en avait tropdit.
Peut-être s’est-elle abandonnée un jour et à travers son oeuvre,chercherait-elle à devenir sa propre consolation ? Cet abandon, est-ce qu’ellele connaît ? Son regard plonge dans le mien. Je me sens happée au plus profond.
L’instant de la rencontre a lieu. Puis elle fait un signe de tête affirmatif.Mais il vous appartient, n’est-ce pas ? « Oui » murmuret- elle.
Et je ne peux m’empêcher de penser à ces mots « solitude » et « abandon » quireviennent comme un leitmotiv dans son oeuvre. Serait-ce elle, ce personnage «envahi par une sorte de panique, une angoisse d’abandon » ? Mais je sens quenous avons atteint une frontière. « Lisez La luge de Shopenhauer, c’est lelivre dans lequel j’ai mis le plus de moi-même ». Puis elle lâche : « J’habitetoujours au même endroit ».
Dans le silence qui suit, je pèse cet aveu.
Alors elle rit. Le rire, c’est comme un joker ? « Oui », reconnaît-elle, «mais, derrière, il y a la mélancolie. C’est aussi un vêtement derrière lequelil faut savoir regarder. » C’est l’habit de la pudeur. Et il lui va bien.