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Documentaire et cinéma social : deux genres aux frontières floues. Deux formes de créations qui ont le vent en poupe ces dernières années et dévoilent les multiples visages de la société israélienne

 Parmi les prestigieux prix reçus lors des différents festivals, on cite volontiers la caméra d’or décerné pendant le festival de Cannes pour Mon Trésor et Les Méduses, mais on oublie souvent, parce que bien moins connu du grand public, de mentionner le Globe de Crystal du Festival international du Film de Karlovy Vary en République tchèque qui a récompensé en 1999 et 2011 deux films emblématiques de ce qu’on peut nommer “le cinéma social” israélien : Les amis de Yana (Hahaverim shel Yana) d’Arik Kaplum et Restauration (Boker Tov Adon Fidelman) de Yossi Madnoni.
Et si on y regarde de plus près, côté festivals, Israël possède lui aussi son usine à palmarès : les Ophirs du cinéma créés en 1982 et décernés par l’Académie du cinéma israélien, récompensent chaque année le meilleur film national. Un prix local qui ouvre toutes grandes les portes de la reconnaissance internationale, en particulier celle des Oscars, comme cela a été le cas avec Ajami en 2009 et Footnote en 2011. Les Amis de Yana avait lui aussi reçu l’Ophir du meilleur film en 1999.
Pour autant, il n’existe pas à proprement parler “d’écoles”, dans le sens esthétique du terme, pour caractériser le cinéma israélien.
Mais des spécificités par contre, oui : des sujets inspirés du coeur de la société, une recherche d’identité et une grande liberté.
Certains argueront que tel n’est pas le rôle du 7e art, mais le film en Israël ouvre des brèches et met à nu les tabous de sa société. Un phénomène qui s’est cristallisé autour de Tu n’aimeras point (2009) de Haim Tabakman, qui a su traiter en un seul opus de deux sujets déjà abordés respectivement par Eytan Fox (Yossi et Jagger, 2004) et David Volach (My father, My Lord, 2008) : l’homosexualité et la religion.
Forme emblématique s’il en est, Tu n’aimeras point pourrait s’inscrire dans une sorte de trinité du cinéma ancré dans la réalité sociale de ces dernières années. A ces côtés : Une jeunesse israélienne (2007) de Mushon Salmona, portrait de la jeunesse désoeuvrée de Beersheva et Zion et son frère (2009) d’Eran Merav, drame autour de l’immigration éthiopienne.
Fiction ou réalité ?
L’homosexualité, disait-on, sera un des thèmes abordés cette année lors de la 14e édition du festival annuel du film documentaire “Docaviv”, qui aura lieu du 3 au 12 mai 2012 à la cinémathèque de Tel-Aviv (métropole qui a reçu le titre de meilleure ville gay en 2011). Mais pas seulement. Avec plus de 80 films présentés, la programmation 2012 promet également de lever le voile, via la caméra, sur les conflits politiques.
Au programme : L’homme invisible de Yariv Moz sur un couple de Palestiniens réfugiés à Tel-Aviv où ils se cachent après avoir été persécutés en Judée-Samarie ; Un jour, après la paix de Miri Laufer revient sur les craintes d’une mère de voir le sniper qui a tué son fils libéré lors de l’échange Schalit ; ou Nuit blanche d’Irit Gal suit un groupe de Palestiniennes qui se rendent chaque nuit illégalement à Jérusalem pour travailler comme femmes de ménage.
Documentaire et fiction se côtoient de près en Israël. Et cela dès le début, avec le père reconnu du genre documentaire : David Perlov. Dans une certaine mesure, le documentaire se met au service d’une cause. Tel avait déjà été le cas avec Juliano M e r - K h a m i s , acteur et réalisateur israélo-palestinien assassiné en 2011, qui avec son premier film documentaire Les enfants d’Arna (2003), s’était positionné comme figure de proue de l’engagement politique.
Idem pour le cinéma.
Depuis ses débuts, Amos Gitaï, documentariste passé à la fiction, se penche sur divers sujets tabous. Son documentaire Journal de campagne (1982), déclenchera une polémique qui l’obligera à quitter Israël pour s’installer à Paris. Mais cet incident ne l’empêchera pas de continuer à interroger sa société: religion et guerre certes, comme dans Kadosh (1999) et Kippour (2000), mais aussi l’occupation des territoires palestiniens (Une maison à Jérusalem, 1998 et Free Zone, 2005) ou les relations interculturelles (Alila, 2003).
En outre, le sujet controversé du conflit israélo-palestinien inspire, et cela des deux côtés du miroir. Les Citronniers (2008), du réalisateur israélien Eran Riklis, aborde avec humanité l’absurdité de la situation au travers de la complicité qui se met en place entre Slama, une veuve palestinienne, et Mira l’épouse du ministre ; tandis que Soif (2004), du réalisateur palestinien Tawfik Abou Wael, aborde le problème de l’eau (et de la liberté) au travers de l’histoire des cinq membres d’une famille de paysans palestiniens.
Dernier film en date : Une vie précieuse (2011) de Shlomi Eldar, combat d’une famille palestinienne et de médecins israéliens pour sauver la vie de Mohammad, 4 mois, atteint d’une maladie génétique.
Prendre conscience de son identité
Le cinéma israélien ose soulever les problèmes de la vie sociale et familiale. Touche à tous les aspects de sa société marquée par une complexité propre. Solitude, folie, femmes, place de l’autre, poids de la religion, rien ne lui échappe.
Avec des films comme La vie selon Agfa (1993), étude de la société israélienne au travers de différents personnages qui se retrouvent dans un bar de nuit à Tel-Aviv ou Jaffa (2009), drame romantique au coeur de Jaffa entre une jeune Juive et un jeune Palestinien, l’éclosion de ce genre de cinéma qui se focalise sur la vie des individus pris dans un contexte précis a favorisé le débat interne sur la société.
Au moment de sa diffusion de son documentaire sur Arte, Raphaël Nadjari, lui-même réalisateur et auteur de Une histoire du cinéma israélien diffusé en 2009, confiait au journaliste Xavier Nataf : “Le cinéma israélien reste un lieu de haut vol quant à son débat civique. (...) Il existe très peu de cinématographie qui a autant travaillé et a été aussi loin sur la réflexion”.
Avec le cinéma, la société israélienne est désormais ouvertement sujette à la critique. La caméra aborde sans modération les questions politiques et identitaires du jeune pays.
Raphaël Nadjari, bien que français, est l’auteur de deux films sur la société israélienne : Tehilim (Psaumes, 2007) et Avanim (Pierres, 2004). Selon lui, son second opus décèle une symbolique multiple. Il s’agit des pierres du mur Occidental, des pierres des maisons et des écoles qu’on construit, des pierres jetées par les religieux sur les laïcs, par les Palestiniens sur les Juifs ou qu’on dépose sur les tombes en guise de souvenir... Voilà la magie du cinéma : transformer un morceau de roche en un sujet d’interrogation. Mais ce sont aussi des personnes comme Niv Klainer, proche du “cinéma d’auteur” avec Bena (2009), où Amos, père célibataire à la charge de son jeune adolescent trisomique, se prend d’affection pour Bena, une jeune Thaïlandaise vivant illégalement en Israël.
Avec pas moins de 17 écoles de cinéma, dont le département du Film et télévision de l’université de Tel-Aviv, doyenne des institutions fondée en 1972 qui a vu passer dans ses locaux Ari Folman et Eytan Fox, ou la célèbre école Sapir, spécialisée dans le documentaire, Israël a de quoi former d’excellents professionnels.
Et ainsi continuer à tourner pour parler, sous la forme du documentaire ou du long-métrage, “sur les gens. Ce qu’ils croient et ce qu’ils veulent. Et ce qu’ils croient vouloir. Même si peu nombreuses sont les choses sur cette terre. Qui méritent notre intérêt” [extrait du poème de Nathan Zach, lu dans le film Carmel (2009) d’Amos Gitaï] et qui forment le visage de la société israélienne.