En un coup de baguette

Le 3 novembre dernier, Michel Legrand donnait un concert à Jérusalem. Un passage éclair en Terre sainte : l’occasion de revenir sur la relation du compositeur à la culture juive.

Legrand (photo credit: Michel Legrand Collection)
Legrand
(photo credit: Michel Legrand Collection)

‘Mon premier voyage en Israël ? C’était en 1972. Je venais de recevoir mon deuxième Oscar, celui d’Un été 42, ce film américain réalisé par Robert Mulligan.


Honnêtement, recevoir une récompense prestigieuse, c’est agréable, ça fait plaisir, mais ça ne change pas une vie. On est satisfait de rendre service et de contribuer à la carrière d’un film. Mais ça s’arrête là. Rien à voir avec ce que j’ai ressenti, par exemple, lorsque je me suis retrouvé pour la première fois, cette année-là, face au mur des Lamentations.”
Michel Legrand, malice au coin des yeux, quelque 170 bandes originales à son actif, dévoile avec émotion ses souvenirs.
Samedi 3 novembre, le compositeur était l’hôte de Frédéric Chaslin, directeur musical de l’Orchestre symphonique de Jérusalem. La formation célébrait ses 75 ans d’existence. Pour l’occasion, Michel Legrand - qui a lui-même fêté ses 80 ans cette année - dirigeait l’ensemble, au Théâtre de Jérusalem. “C’était un anniversaire commun, mené à la baguette en quelque sorte”, plaisante le virtuose français.
Malgré son rang de star mondiale, rien de protocolaire dans ses manières. Et pourtant, Legrand a côtoyé les plus grands : de la Nouvelle Vague à Hollywood, de son complice Jacques Demy aux chefs de file du jazz moderne. L’artiste a sans cesse repoussé les limites : “Dans mon métier, je me suis toujours attaché à ne jamais me répéter.
J’ai fait 150 000 choses différentes : je joue, je chante, je dirige... J’ai la prétention de pouvoir tout faire parce que, comme disait Cocteau, “le tact dans l’audace c’est de savoir jusqu’où on peut aller trop loin.”
Véritable “fontaine à musique”, comme le surnommait Demy, Legrand se nourrit de toutes les influences. Dans son parcours, la culture judaïque tient une place particulière.
Comme il se plaît à le dire, “Israël, ce n’est pas seulement un pays de 16 ans mon cadet. C’est le symbole, le regroupement de tout un héritage traditionnel, musical, littéraire, qui a traversé le monde entier. L’odyssée de ce peuple est universelle.”
Yentl, passage obligé en Israël 
Le jeune pianiste grandit dans l’étude des oeuvres classiques et se passionne pour le jazz. Par la suite, le cinéma fait le lien : “Ma première expérience en rapport avec l’Histoire israélienne remonte à 1982. J’ai mis en musique un biopic américain, Une femme nommée Golda, consacré à Golda Meïr.
C’est sur ce film que j’ai pu rencontrer, quatre mois avant sa mort, l’actrice sublime qui tenait le rôle : c’était Ingrid Bergman.”
Pour Legrand, ce n’est qu’un début. La culture juive va lui offrir une fabuleuse aventure cinématographique : celle de Yentl, troisième et dernier Oscar du compositeur en 1984.
Réalisé par Barbra Streisand, le film s’inspire de la nouvelle Yentl, the Yeshiva Boy d’Isaac Bashevis Singer.
En 1996, Legrand travaillera à nouveau avec Isaac Bashevis Singer, au détour d’un dessin animé : Chelm. “En dehors de ma collaboration, fusionnelle, avec Jacques [Demy], ma plus belle expérience de comédie musicale m’a été offerte par Barbra. Pour la musique de film, il y a différentes possibilités : la résumer à de l’illustration sonore ; ou en faire, carrément, un élément de scénario, lui faire épouser absolument la forme du film. C’est le principe de la comédie musicale.
Yentl a été une aventure unique, l’une des partitions les plus riches qu’il m’ait été donné d’écrire.”
Jouer Yentl en Terre sainte déclenche systématiquement des tonnerres d’applaudissements : “C’est un passage obligé.
Je ne peux pas ne pas jouer ce thème quand je viens. Je suis fier de cette partition, d’avoir ému Israéliens et Juifs de tous les pays sur un sujet qui leur appartient, d’avoir réussi à leur ‘parler’ via ma musique.”
Généreux et passionné, tel s’est montré Michel Legrand le soir de son concert hiérosolymitain.
“C’est une grande émotion...
Chaque fois, je suis très heureux de jouer ici et j’ai eu la chance de pouvoir diriger, ce soir-là, un merveilleux orchestre philarmonique.”
Outre l’orchestre, le compositeur était accompagné d’invités, notamment ses deux complices, musiciens de jazz. Ouverture sur le thème flamboyant des Trois Mousquetaires. Dans le public, les “Michelegrandolâtres” sont là.
Deux heures de concert et une petite vingtaine de morceaux : musique de film avec son épouse, la harpiste Catherine Michel, trio de jazz et des tubes, What are you doing the rest of your life ? et How do you keep the music play ?, interprétés par la soprano israélienne Keren Hadar.
Un florilège varié, qui montre l’étendue des registres dans lesquels le compositeur a versé : “J’ai travaillé pendant 60 ans. On ne peut évidemment pas tout jouer, donc il faut choisir. Et en choisissant, on se prive.”
Legrand cite ce soir-là son travail avec le cinéaste Jean-Paul Rappeneau, rend hommage à l’acteur Steve McQueen, évoque sa collaboration avec Miles Davis. Et c’est sur Un été 42 qu’il convie sur scène Catherine Michel : le compositeur et sa muse interprètent alors une version pour harpe et orchestre de la partition. “Etrangement, cette musique reste associée à ma découverte de Jérusalem.”
Shimon Peres, comme un frère L’artiste a ses habitudes dans la région : “Je suis un ‘homme du monde’, je me promène dans le monde entier, mais Israël a ceci de particulier, à mes yeux, que son destin me touche particulièrement. Je trouve que c’est un pays courageux, admirable. Je ne me lasse pas de le visiter. Ce sont des gens formidablement intelligents, cultivés, scientifiques, musiciens...
Les orchestres israéliens sont de très belle qualité.
Pour moi, c’est du bonheur.”
Legrand a donné beaucoup de concerts à Tel-Aviv et à Jérusalem, tout au long de sa carrière : “C’était comme une marque de soutien envers l’essor culturel du pays.”
Le musicien baroudeur a noué de solides amitiés en Terre sainte, à commencer par Robert Parienti, directeur de l’Institut Weizmann en Europe, ou Shimon Peres. “Je l’ai rencontré à Paris, au cours d’une soirée organisée par Robert Parienti. Avec Shimon, on a tout de suite sympathisé. Il m’a fait savoir qu’il aimait ma musique. Je tâche de le voir chaque fois que je me rends en Israël. C’est un homme que j’admire beaucoup et que j’aime comme un frère.”
Seule peine dont se désole l’artiste : “Pourquoi la guerre, la mésentente, toujours ? C’est terrible qu’il n’y ait pas plus de compréhension entre les uns et les autres. Car tout le monde a le droit de vivre, tout le monde a droit au bonheur.
Tout le monde a droit, en tout cas, à la paix. Il faut impérativement que les Israéliens fassent attention... Ils ont trop souvent changé d’optique quant à un éventuel processus de paix avec les Palestiniens. La paix est indispensable. Ce serait mon souhait pour l’avenir d’Israël.”
L’avenir, parlons-en : et pour 2013 ? “L’année va être remplie de projets importants, bien sûr”, confirme l’intéressé.
Notamment, la publication à l’automne d’un livre d’entretiens, co-écrit avec Stéphane Lerouge, historien de la musique de film. L’ouvrage, publié au Cherche-Midi, s’intitulera Rien n’est grave dans les aigus. Clin d’oeil à l’une des chansons du compositeur prolifique, interprétée par la chanteuse Christiane Legrand, soeur de Michel.
Ce livre témoigne-t-il du besoin de dresser un bilan ? “Attention, je ne suis pas en train d’écrire mes ‘mémoires’ : je déteste ce mot ! Ce sont simplement des moments choisis, que je cite dans le désordre, sans hiérarchie ni continuité.
Des choses que j’ai envie de raconter et de dire.” Message reçu. Affaire à suivre.
Enfin, pour clore le gala hiérosolymitain, un chef-d’oeuvre : les cordes des violons égrènent les notes du thème des Parapluies de Cherbourg. La mélodie s’échappe de la scène tandis qu’un murmure monte de l’assistance, fredonnant l’air à la façon d’un choeur improvisé. “Les spectateurs chantaient avec l’orchestre et avec leur coeur. C’est une récompense bien plus émouvante et durable qu’un Oscar...” Au coeur de la Ville sainte, l’art devient religion : la musique de Legrand ne semble pas y faire exception. “Rassurez-vous, je reviendrai l’année prochaine. J’ai encore beaucoup de choses à faire en Israël.”