Kichka sur le divan de sa BD

Pour son dernier roman graphique, le cartooniste a fouillé sa mémoire familiale. Entre témoignage et introspection, il fait son auto-thérapie.

P20 JFR 370 (photo credit: Reuters)
P20 JFR 370
(photo credit: Reuters)

Du haut de sescinq ans, lové entre les jambes de son père, Kichka découvre lacaricature : un SS clownesque jaillit du coup de crayon maîtrisé du père,où les angles et les rondeurs se disputent l’avantage. De son géniteur, Kichkaa hérité la sobriété et l’efficacité du trait qu’il met au service de sonpropre dire : tout doit faire sens, le détail gratuit n’est pas de mise.

Ce dessinemblématique s’approprie une page entière du livre. En noir et blanc, l’horreurs’y transmue en farce sous les yeux émerveillés de l’enfant. S’en suit alorsl’éveil de son imaginaire, l’apprentissage de la mémoire, puis la découverte ducôté thérapeutique du dessin pour celui qui dessine. Moment inoubliable etfondateur se souvient Kichka fils : « Mon père ne m’a pas seulementappris à dessiner, il m’a transmis ce regard décalé sur le monde et la réalité »,confie-t-il, « dessinateur, c’est le métier qu’il aurait voulu faire. Maistoute sa vie, il a vendu des shmatess (vêtements en yiddish). Je suis celui quia abouti ce don. Lui, faisait des dessins plutôt réalistes, moi je les tirevers le grotesque. »

Mais l’héritagede la Shoah est lourd à porter pour « la deuxième génération ».L’ombre d’Auschwitz obscurcit l’avenir. Il faut grandir dans le silence du pèrequi tait l’indicible. Etre le meilleur, un enfant modèle, obligationd’excellence dans une famille exemplaire ; il faut réussir, offrir unerevanche sur Hitler et taire toute révolte.

La famille seconstruit autour du non-dit de la Shoah. L’ellipse est la règle. La parole estconfisquée par la souffrance du père. La sienne seule est légitime. « Monpère voulait nous protéger. Mais ce faisant, il a ignoré notre propresouffrance. Enfant, on ne voyait dans son silence qu’une douleurégocentrique. »

Privé de deuil

C’est le suicidede Charly, le frère de Kichka, qui libère la parole du père, et dans le sillagedu propos libéré, une nouvelle souffrance pour les siens, celle d’être envahipar son passé de déporté. « Si Dieu avait existé, les camps n’auraientjamais existé », dit une bulle du personnage du père. Alors dans lafamille Kichka, on est juif sans Lui.

« Je ne suispas antireligieux, mais je ne parviens pas à adhérer au concept de Dieu. Jen’ai pas été élevé dans la tradition. Quand on a une éducation religieuse dèsl’enfance, Dieu est une évidence. Dieu n’a jamais été une évidence pour moi. Maconscience d’être juif et d’appartenir à un peuple, c’est à travers la Shoahque je l’ai eue. Et la conscience d’être différent est venue à l’école. Nousétions peu nombreux. Je n’ai pas eu besoin de Dieu pour me sentir juif. Pas eubesoin de croire pour ça. »

Auschwitz prendencore toute la place dans la vie des Kichka et se répand dans celle laisséepar l’absence de Charly. Le traumatisme de la Shoah devient bavard, et lamémoire du père s’épanche. « J’en ai voulu à mon père pendant des années.Tout à coup, il s’est répandu en souvenirs, anecdotes, sans me laisser le tempsde faire le deuil de mon frère. J’étais très en colère. Il m’a confisqué mondeuil », se souvient Kichka.

De là vientpeut-être son aversion de toute instrumentalisation de la Shoah. « LaShoah appartient à tout le monde, on n’a pas le droit de se l’approprier. Iln’y a pas que des juifs qui y sont morts. Il faut laisser Auschwitz au niveaude l’universel et de l’humain. Israël instrumentalise la Shoah, ce qui renforcele nationalisme et engendre le repli. Israël doit dépasser le communautarismepour s’ouvrir sur le monde. Le Juif est traditionnellement universaliste. Pouravoir présenté mon livre dans des lycées, il me semble que la Shoah est mieuxenseignée en France qu’en Israël, car on la remet dans son contexte, celui dela Seconde Guerre mondiale qui a fait des millions de victimes. Les Israélienssont imbattables sur la Shoah, mais ne connaissent pas grand-chose à la SecondeGuerre mondiale. »

Pourtant enFrance l’ignorance a aussi ses domaines de prédilection. L’histoire sait avoirla mémoire courte quand il le faut, taire San Remo, la déclaration de Balfouret être atteinte de bien d’autres amnésies opportunistes quand il y va de sesintérêts.

Israël, retourvers l’avenir

A l’âge de 15ans, Kichka part six semaines en Israël avec un mouvement de jeunesse.Lorsqu’il arrive à Tel-Aviv, à la Takhana merkazit (la gare routière) en 1973,« cela a été comme un choc amoureux », confie-t-il. D’emblée, il saitque son avenir l’attend sur cette terre : « Dans le narratiffamilial, la Pologne n’existait pas. J’ai vécu non pas assimilé, mais au rythmede la société belge. Mais j’ai senti que mes racines et mon avenir étaient enEretz. Je ne savais rien du judaïsme, même pas qu’il y avait des Séfarades etdes Ashkénazes. Mais je me suis dit, un jour je viendrai vivre ici. C’était uneévidence. »

C’est Israël doncqui sera son point d’ancrage. Israël l’eldorado de tous lescommencements ; amour, travail, enfants. C’est aussi dans les annéesquatre-vingt-dix que Kichka passe du plaisir de dessiner à l’impératif de direavec ses dessins, confirmant l’intuition du côté salvateur du croquis acquis à5 ans en regardant son père dessiner : « Au collège je croquais déjàmes copains de classe, je dessinais des ambiances. J’étais un témoin ironique.Mais c’est en devenant dessinateur politique dans les années quatre-vingt-dixque j’ai vraiment commencé à exprimer mes opinions. A interpréter le texte dequelqu’un d’autre d’abord, puis avec le dessin politique à exprimer mes idéespropres. »

Israël éveille saconscience politique ; Kichka caricaturiste engagé est né.

Pour cet homme deparadoxe, amoureux d’Israël, qui n’en renonce pas moins à la critique pourautant, l’injonction de transmettre ne connaît pas de repos et trouve demultiples vecteurs pour s’épanouir. Il s’affirme comme cartooniste et assumepleinement sa vocation de militant.

Sioniste degauche

Car transmettreest une nécessité et une évidence pour celui qui a souffert d’une transmissiondysfonctionnelle. « On est toujours sur le fil du rasoir. On peut setromper : rester tiède où aller trop loin. Pourtant il faut oser, avoir del’audace », conseille-t-il à ses élèves de Betzalel, auxquels il enseignel’art difficile de la caricature. « Je les admire quand ils y vontfort », avoue-t-il, « c’est d’autant plus extraordinaire que nombred’entre eux sont des réservistes. »

C’est son désirde paix que Kichka veut transmettre en militant au sein de l’équipe de« cartooning for peace » (dessiner pour la paix). Il veut créer desponts, des solidarités.

Sioniste degauche Kichka ? « Oui, ce n’est pas incompatible. Je suispro-israélien. Le sionisme a été une aventure formidable. Mais il a étédétourné ». Kichka-sioniste reconnaît à Israël le droit de se défendre, etadmet que des guerres interventionnistes sont parfois nécessaires. Mais l’hommede gauche regrette la droitisation de la société israélienne, la radicalisationdes esprits et le communautarisme rampant qui signe le repli sur soi. « Lejudaïsme est universaliste », affirme-t-il. Alors être à gauche, encore unhéritage familial ?

Kishke veut diretripes en yiddish. Un nom de prédilection pour un homme de paradoxes qui en a.Mais les Israéliens l’affublent affectueusement du surnom de kishkoush, quiveut dire gribouillage. Son humilité naturelle s’en trouve rassurée.

Gribouiller, celalui va bien oui. Faudra-t-il encore attendre la crise d’adolescence de Kichkaqui n’a de cesse de se faire en creux, en douceur ? Aura-t-il un jour uncoup de gueule un peu saignant ? Plantu, le blond mentor de cartooning forpeace l’aurait-il mis sous sa coupe ? Lui a-t-il à son tour confisqué sacolère ? Car le dessinateur français y va fort. Trop fort ? Aucunreproche de la part de Kichka, plutôt une admiration inconditionnelle.« Moi, je ne fais pas de dessins ni de caricatures coups de poing. Jereste quelque part, un enfant sage, un peu moraliste. Mon label ce sont meszèbres. C’est en quelque sorte ma signature », semble un peu regretterKichka. Plantu, dessinateur très controversé, quand il dessine un religieuxharédi dont les papillotes se transforment en barbelés qui s’érigent enfrontière entre Israéliens et Palestiniens, ne se fait-il pas le chantre desamalgames qui font le lit de l’antisémitisme ? Quand il représente un busplein de religieux juifs, porté par des Palestiniens réduits en esclavage commeles juifs au temps de leur captivité, pense-t-il que la haine est soluble dansla caricature ? Kichka fait alors remarquer que Plantu ne fait de cadeau àpersonne et c’est là l’essentiel. Tout le monde y passe ; Israël, lesaccords d’Oslo, Arafat et les printemps du jour. Est-ce bien sûr ? Commele dit Desproges, on peut peut-être rire de tout, mais pas avec n’importe qui.

Dans Auschwitz, ily a witz (blague en yiddish)

Sa mission detransmettre sa mémoire douloureuse maintenant accomplie, l’agenda de Kichkatient la dragée haute à celui de son paternel. « Je ne veux pas êtrel’auteur d’un seul livre, » confie-t-il. « J’en prépare un surIsraël. C’est difficile de devenir Israélien, c’est un bon sujet ». Unfilm d’animation de Véra Belmont d’après La deuxième génération, est enchantier. Kichka y est l’éternel adolescent du livre dont l’histoire sedéroulera sur fond de procès Eichmann, une façon pour la petite histoire derejoindre la grande.

Quant auréalisateur Radu Mihaileanu, il braque sa focale sur ces cartoonists for peacepour un documentaire très attendu : Les fantassins de la démocratie. Dupain sur la planche de Kichka, donc, qui croque aussi la semaine politique pouri24news où il commente ses caricatures dans l’émission le Morning du vendredimatin.

Pendant 10 ans,Kichka s’est débattu entre nécessité de dire et incapacité de passer à l’acte.Dix années de gestation pendant lesquelles les planches de l’histoire familialeont hanté son esprit tout en refusant de se coucher sur le papier. ArtSpiegelman, premier catalyseur, a donné le coup d’envoi avec Maus, puis Lepacte avec Dieu de Eizner en 1985 a pris la suite.

Mais c’est larencontre avec son éditrice qui sera déterminante. Elle l’aide à accoucher del’œuvre. Elle met en ordre le foisonnement des idées, le jaillissement dessouvenirs. Lui conseille pour ce livre de renoncer à la couleur. « Tu n’enas pas besoin », lui assure-t-elle. Place au verbe, en noir et blanc.

Dans le cocon quelui crée Olivia, l’épouse de l’artiste, Kichka devient insulaire et le trait selibère. « C’est un livre-thérapie. Vraiment, » avoue Kichka,« je l’ai fait seul avec moi-même. Ça m’a aidé à faire le point sur tout,à bien comprendre mon père et à lui dire ce que j’avais à lui dire. Je l’aifait avec humour. Il m’a entendu. Maintenant je suis serein. »

Le livre s’ouvresur une blague du paternel sur Auschwitz, quelques rots et la sidération deceux qui l’écoutent. Il se termine sur une tablée familiale animée, arrosée etjoyeuse, où les calembours et les jeux de mots sur les camps de concentrationfusent, « on écrivait notre numéro de déportable sur le bras… les pyjamasà lignes, c’était la mode du prêt à déporter ».

Rire aux larmes, c’est possible, c’est glaçant, mais dans Auschwitz il y awitz (blague en yiddish). Il aura fallu des années (une vie) au père pourtransmettre ce rire au fils. Et un livre-thérapie au fils pour pouvoir en rireavec lui.