La saga de l'exil

Cent ans d’exil babylonien : une histoire inédite à découvrir au musée des Pays de la Bible de Jérusalem

Un aperçu de l'exposition (photo credit: DR)
Un aperçu de l'exposition
(photo credit: DR)
Samak-Yama, un noble exilé judéen, figure parmi les personnalités de haut rang qui, entre 592 et 591, avant notre ère ont reçu une ration alimentaire mensuelle des réserves de Nabuchodonosor, roi de Babylonie à l’origine de l’exil des juifs du royaume de Judée, de 606 à 582 avant l’ère commune.
Les rations exactes allouées à Samak-Yama, ainsi que nombre de menus détails de la vie quotidienne des premières générations d’exilés juifs en Babylonie, ont été remarquablement consignés dans plus d’une centaine de tablettes cunéiformes. Sur ces plaques d’argile pas plus grandes que des boîtes d’allumettes, les scribes du royaume babylonien tenaient le registre précis de tous les échanges financiers qui avaient lieu dans le pays. Contrats de location et transactions agricoles étaient ainsi dûment datés et notés à l’aide de ces minuscules signes en forme de clous qui composent l’écriture cunéiforme : la forme la plus ancienne connue à ce jour. Ces informations ont été consignées en akkadien, langue qui contient quelques traces sporadiques d’araméen et de paléo-hébreu.
Ces quelque 100 tablettes, répertoriées sous le nom de tablettes d’Al-Yahoudou, sont des textes juridiques administratifs qui permettent de documenter la vie des juifs de Judée exilés à Babylone aux VIe et Ve siècles d’avant l’ère commune. Elles font partie d’importantes archives contenant plus de 200 tablettes apparues sur le marché des antiquités dans les années 1970, et qui appartiennent désormais à deux collectionneurs privés.
En février dernier, le musée des Pays de la Bible de Jérusalem a inauguré une exposition intitulée Sur les rives de Babylone avec ce qui est supposé être la partie la plus importante de la collection : le prêt de deux collectionneurs israéliens, Cindy et David Sofer. D’autres pièces proviennent de l’Autorité des Antiquités israéliennes, de plusieurs collections familiales et privées, du Musée d’Israël, du musée de la Bible d’Oklahoma City et du musée de la Diaspora. Un voyage sur les rives de Babylone, il y a plus de 2 500 ans…
Sur les rives de Babylone
Les anciens Babyloniens sont réputés pour le soin méticuleux qu’ils mettaient dans la tenue de registres administratifs. S’il existe des centaines de milliers de tablettes cunéiformes dans les musées, archives et collections privées, c’est la première fois que des chercheurs sont à même de pénétrer le quotidien des exilés juifs, installés dans un certain nombre de villes de Babylonie, dont la plus importante, Al-Yahoudou, « la ville de Juda ».
« Grâce aux tablettes cunéiformes, nous avons l’incroyable privilège de pouvoir révéler une histoire inédite à ce jour, qui s’étale sur une période de cent ans d’exil babylonien, en particulier la seconde moitié de l’histoire après la déportation à Babylone », déclare avec enthousiasme le Dr Filip Vukosavovic, commissaire de l’exposition.
Pendant le montage de l’exposition, Vukosavovic confie avoir eu accès à des frondes et des flèches utilisées lors de la bataille pour Jérusalem et la Judée au cours de l’offensive babylonienne. « C’était comme remonter 2 500 ans d’histoire », explique-t-il.
« Grâce à ces archives, nous en savons aujourd’hui beaucoup plus sur la vie des exilés. Ils étaient considérés à la charge de l’Etat, payaient des impôts et respectaient la loi du pays. Certains d’entre eux travaillaient dans l’administration et la bureaucratie babylonienne. C’était une société multiculturelle : il y avait aussi des groupes exilés venant d’autres pays que de la Judée. Nous découvrons enfin cette histoire sur un plan jusqu’ici inexploré. »
Les habitants de Gaza et d’Ashkelon figuraient également parmi les exilés, aux côtés des Judéens. Le roi utilisait toute cette main-d’œuvre pour reconstruire son économie et son agriculture, afin de maintenir sa dynastie impériale. A cette fin, la plupart des exilés ont été choisis parmi les riches, les savants et les professionnels de haut rang, susceptibles d’apporter leur contribution à l’économie de Babylone.
Les Judéens, comme d’autres exilés, se sont fondus dans la société babylonienne jusqu’à la conquête de l’empire en 539 avant notre ère par le roi perse Cyrus qui va permettre à tous les exilés de retourner dans leur pays d’origine. La plupart des tablettes de la collection Al-Yahoudou datent d’après la conquête perse de Babylone. La plus récente date de 477 avant l’ère commune, soit 60 ans après la libération de tous les exilés, preuve qu’un certain nombre de familles de Judée, qui vraisemblablement avait réussi et prospéré dans leur nouvelle patrie, ont choisi de demeurer en Babylonie. C’est d’eux que nous vient le Talmud babylonien.
Ces anciens exilés forment la communauté juive qui a persisté le plus longtemps, jusqu’à la création de l’Etat d’Israël en 1948. La plupart sont expulsés entre 1950 et 1952 de l’Irak actuel. Ceux qui restent sont victimes de harcèlement, de menaces et d’accusations. En 1968, 11 juifs sont pendus en public comme soi-disant espions au profit d’Israël, sous les hourras et applaudissements de centaines de milliers d’Irakiens.
2 500 ans plus tard, le dernier juif de Bagdad
Imad Levi, 49 ans, est arrivé en Israël en 2010. Il est l’un des derniers juifs irakiens à avoir quitté le pays. Pour lui, assister au vernissage de l’exposition était un rappel émouvant de la longue histoire de sa famille en Irak. « Cela a commencé il y a 2 500 ans et cette exposition raconte tout en détail. En Irak, on ne nous a jamais rien dit de la façon dont les juifs ont été faits prisonniers. Mais nous connaissons tous cette histoire. Nous avons été emmenés à Babylone en otages », raconte-t-il. « Nous avons dû faire appel à notre intelligence pour réfléchir aux moyens de nous entendre avec la population autochtone. Donner à chacun ce dont il avait besoin pouvait vous sauver la vie. C’est ce que l’on m’a enseigné », raconte Levi, qui était le rabbin et le shohet de la communauté juive de Bagdad. Excellent nageur invétéré, il se souvient que de nombreux musulmans voulaient se mesurer à lui. « Je les laissais toujours gagner, pour leur donner l’impression d’avoir battu un juif. Pour eux, c’était toute une affaire de battre un juif, mais pour moi, cela signifiait avoir la vie sauve. »
Il ne reste aujourd’hui que cinq Juifs à Bagdad. Des hommes âgés de 54 à 86 ans, dont deux médecins. Le dernier mariage juif a eu lieu en 1978, la dernière circoncision en 1983. Depuis son arrivée en Israël, Levi n’a pas été en mesure de communiquer avec ceux qui sont restés sur place, mais ils sont en contact avec des membres de leur famille installés en Angleterre, par lesquels des nouvelles lui parviennent de temps en temps. « La vie est difficile là-bas. Ils vivent comme des robots, du travail à la maison, puis de nouveau au travail », explique-t-il.
La mère de Levi est décédée après la première guerre du Golfe. Son frère avait émigré en Hollande plusieurs années auparavant. Son père est arrivé en Israël en 2003 et vit à Ramat Gan, près de lui. Bien qu’il ait voulu partir plus tôt, le gouvernement irakien l’en a empêché. Il a finalement réussi à émigrer avec l’aide de quelques amis musulmans et est arrivé en Israël via la Jordanie. Quand il a quitté l’Irak, Levi a été contraint d’abandonner toutes ses économies, ses biens et effets personnels, mais en Israël il a recouvré la liberté. Il y a deux ans, il a épousé une Sabra dont les parents sont originaires d’Irak. Ensemble, ils ont un fils d’un an et demi. « Israël est notre foyer légitime. C’est d’ici qu’ils nous ont arrachés. J’ai l’impression d’avoir retrouvé ma patrie », affirme-t-il.
Des archives en danger
Si Levi a un seul regret, c’est celui d’avoir dû laisser derrière lui les souvenirs du riche patrimoine juif qui a fleuri en Irak durant plus de deux millénaires. « C’est triste de voir que d’autres profitent de notre patrimoine, alors que nous-mêmes n’avons pas été autorisés à emporter quoi que ce soit avec nous. Mais quand j’ai vu l’exposition, j’ai remercié Dieu de nous avoir permis de trouver des objets similaires ici », conclut-il.
Contrairement aux milliers de documents des Archives juives irakiennes – découverts par les forces américaines dans le sous-sol inondé du siège des renseignements de Saddam Hussein en 2003 et emmenés aux Etats-Unis pour y être restaurés – nul ne conteste l’appartenance des tablettes, souligne Amanda Weiss, directrice du musée des Pays de la Bible. Personne ne peut remettre leur provenance en question. « Ces tablettes ont été acquises légalement sur le marché des antiquités », déclare-t-elle, « aussi n’y a-t-il pas de problème de rapatriement. »
A l’inverse, de nombreuses associations s’inquiètent du sort des Archives juives irakiennes. Qu’arrivera-t-il si, conformément à l’accord conclu entre les Archives nationales américaines, qui ont restauré et digitalisé les documents, et le gouvernement provisoire irakien, les milliers de documents sont renvoyés en Irak cet été ? Surtout à la lumière des récentes destructions perpétrées par les forces de l’Etat islamique sur différents sites archéologiques en Irak.
Une vingtaine de documents datant de 1540 à 1970 ont été exposés pendant trois mois aux Archives américaines. Ils sont maintenant exposés au musée du Patrimoine juif de New York, avant leur retour programmé en Irak. « Ce matériel [des Archives juives irakiennes] n’appartient pas à l’Irak. Sa place est dans un musée. Ce sont assurément d’importants documents et témoignages historiques de la glorieuse culture juive irakienne. Ce qui se passe à Mossoul et sur les sites antiques du berceau de la civilisation est absolument horrible. Les forces islamiques fanatiques détruisent tout ce qui ne cadre pas avec leurs convictions religieuses. »
Retour à Al-Yahoudou avec un certain Samak-Yama
Mais revenons-en à nos tablettes. Deux chercheurs se penchent depuis près de 15 ans sur le déchiffrage de ces textes et le résultat de leurs recherches vient d’être publié pour la première fois en anglais et en hébreu. Les spécialistes de l’histoire biblique se basent sur un triangle de sources – bibliques, écrits extra-bibliques et découvertes archéologiques – pour raconter l’histoire de l’exil babylonien depuis son début à Jérusalem. Aujourd’hui, affirme Vukosavovic, les tablettes viennent confirmer l’histoire.
« Les textes débordent de noms des première, deuxième, troisième, quatrième et cinquième générations d’exilés juifs de Judée », souligne Vukosavovic. « Cela donne un ton très personnel à l’histoire avec un grand H. » Ainsi, le commissaire est-il parvenu à reconstituer l’arbre généalogique d’un exilé, un certain Samak-Yama, probablement le même que celui mentionné plus haut et qui recevait les rations royales.
Grâce aux tablettes, les chercheurs ont appris énormément de choses sur la vie de Samak-Yama, sa famille, ses enfants et ses petits-enfants, ainsi qu’une foule de renseignements sur l’héritage familial alloué à cinq arrière-petits-enfants et deux esclaves. Ils ont également découvert les histoires de nombreux autres Judéens, portant des noms encore en usage dans l’hébreu moderne, comme Nadab (Nadav), Matania, Hanan, Tub-Ya (Touvia), Shabbataia et Nahoum.
Au lendemain du vernissage de l’exposition, le musée des Pays de la Bible a accueilli, en collaboration avec le Centre du patrimoine judéo-babylonien à Or Yehouda, la 18e conférence annuelle de la Société israélienne d’assyriologie et d’études du Proche-Orient ancien. Des chercheurs israéliens et internationaux ont présenté le fruit de leurs recherches sur les tablettes, des « aspects géopolitiques et ethnolinguistiques de la documentation sur les exilés de Judée » au modèle constitué par la communauté judéenne d’Al-Yahoudou sur la négociation des mariages en Babylonie multiculturelle. Seulement quelques dizaines de personnes au monde sont capables de déchiffrer ces tablettes. Parmi elles, le Dr Irving Finkel du British Museum, qui a pris la parole lors de la 12e conférence commémorative annuelle Elie Borowski, en marge du vernissage de l’exposition.
« Pour les juifs comme pour les autres, c’est une remarquable collection », a noté Finkel, qui confirme de nombreuses hypothèses historiques. Grâce à ces documents, on apprend notamment qu’environ un tiers seulement des familles juives ont finalement décidé de rentrer en Judée lorsque l’opportunité s’est présentée. La grande majorité d’entre eux ont préféré rester en exil dans leur pays d’adoption. Cependant, explique Finkel, « en quelques générations, ils auraient pu se fondre dans la masse à Babylone, comme c’est arrivé aux autres peuples. Mais malgré leurs efforts d’adaptation ou d’assimilation, ils ont néanmoins conservé leur identité culturelle… Leur sentiment identitaire était tellement ancré en eux qu’ils ont réussi à traverser les siècles. »
© Jerusalem Post Edition Française – Reproduction interdite