La troisième Oreille d’Israël

A l’occasion de son vingt-cinquième anniversaire, sortez les écouteurs et branchez-vous sur Haozen Hashlishit, un magasin de musique devenu empire médiatique

Miki Dotan, fondateur et directeur général d’Ozen Hashlishi (photo credit: © David Brinn)
Miki Dotan, fondateur et directeur général d’Ozen Hashlishi
(photo credit: © David Brinn)

Les snobs de la musique qui hantent le livre populaire deNick Hornby, adapté à l’écran par John Cusak dans Haute Fidélité, seraientfiers de Haozen Hashlishit (La Troisième Oreille) de Tel- Aviv. Alors que lesmégastores dominants tels que Tower Records ou Blockbuster ont mordu lapoussière aux États-Unis, les labels indépendants de disques/CD/DVD quisatisfont des goûts plus marginaux ont fleuri.

Même si les médias que nous utilisons pour nous divertir évoluent à touteallure, cela fait vingt-cinq ans qu’Ozen demeure la constante qui met àdisposition du public israélien une large sélection de musique et de films,au-delà des succès éphémères classés dans le top 10.
Une fois installé sur Sheinkin, rue branchée à l’époque, le disquaired’occasion iconique a bâti sa réputation méritée d’unique boutique où l’on trouvedes CD et des 33 tours de groupes de rock progressif britanniques importés etdifficiles à trouver, ainsi que des artistes locaux qui sortent leur disquesproduits avec les moyens du bord.
A ce jour, l’Ozen continue à fonctionner ainsi, mais s’est bien diversifié. Lastructure constitue aujourd’hui un empire des médias en expansion, qui emploieplus de cent personnes et possède un bâtiment tentaculaire sur la rue KingGeorge à Tel-Aviv, autrefois le cinéma Maxim.
A son actif : des 33 tours vintage de Yes et Tangerine Dream, ainsi que desmilliers de CD, d’occasion ou neuf qui assouvissent les envies des amateurs demusique les plus aguerris. Mais c’est également la plus grande bibliothèquevidéo du pays, un club avec des groupes en live et un café nommé Ozen Bar quiexhibe la crème de la relève locale et parfois des talents internationaux,ainsi qu’un magasin de vidéo satellite à succès à Jérusalem.
Tenir un magasin de glaces ?

La réalité n’a jamais fait partie des rêves de Miki Dotan,fondateur et directeur général d’Ozen lorsqu’il a ouvert sa première boutiquede disques pré-Ozen à la fin de son service militaire en 1973.

Dotan a été élevé à Eilat. Son amour pour le rock est né del’écoute de programmes radios spécifiques et d’échange de disques avec des amisqui avaient reçu en cadeau de leurs proches d’Europe les albums à la mode.

“Nous avions un disquaire à Eilat. Il vendait aussi des machines à laver. Je nepouvais donc y trouver aucune musique spécifique. J’ai toujours su que jevoulais tenir un magasin de disques. Et je l’ai fait juste après la guerre deKippour, avec un ami à Kikar Masyrik”, explique le sexagénaire pointant unephoto de lui, jeune homme frisé, vêtu d’un T-Shirt à l’effigie de Yes àl’intérieur de sa boutique.
“C’est exactement nous”, s’amuse Dotan en regardant la photo. “La boutiqueétait un peu marginale. Mais même alors tous les groupes de rock progressistedes années 1970 tels que Pink Floyd et King Crimson devenaient tendances parmiune certaine population.
Nous vendions ce que nous aimions, et notre magasin était crucial pour ladissémination de ce genre de musique en Israël.
Malgré son succès, Dotan a mis la clé sous la porte et déménagé en Hollande en 1977,pendant trois ans.
Là-bas, il devient directeur des importations dans une chaîne de magasins dedisques nommée ELPEE. A son retour en Israël, il entreprend des études dephilosophie, d’économie et de statistiques. Mais sa véritable passion resteratoujours la musique. En 1987, à l’âge de 35 ans, il décide de retourner à sespremières amours et ouvre Haozen Hashlishit sur la rue Sheinkin.
“On a demandé une fois à David Bowie : ‘Pourquoi continuez- vous à chanter ?’Et il a répondu : ‘Qu’est-ce que je vais faire d’autre, ouvrir un magasin deglaces ?’ Je me suis rendu compte que c’est ce que je faisais.”
Branché, alternatif et précurseur

 Et Dotan le fait apparemment bien, puisqu’Ozen estrapidement devenu un pôle d’attraction de la culture musicale à Tel-Aviv. Danscet antre de la musique, on croise des fans et musiciens qui échangent despotins, on cherche et trouve un nouveau bassiste, ou on parcourt les dernièresimportations britanniques. La boutique a déjà lancé son propre label TroisièmeOreille et produit des groupes underground de Tel-Aviv.

“L’Ozen joue un rôle essentiel en assurant un débouché pour la communautémusicale alternative qui a émergé à la fin des années 1980, début des années1990”, explique le musicologue Boaz Cohen, le DJ matinal de 88 FM. “Ilsreprésentaient le pouvoir le plus important sur la scène musicale indie enIsraël.”
Mais c’est la vente, l’achat et l’échange d’albums et de CD qui ont fait leschoux gras du magasin. L’Ozen s’est établi au moment précis où les CDenvahissaient le marché et que le vinyle amorçait son déclin, une périodepropice pour les disques d’occasion et des magasins de CD.
“Petit à petit, les gens ont commencé à vendre leurs albums pour acheter desCD, une décision qu’ils doivent sûrement regretter à présent”, plaisante Dotan.“A cette époque, c’était cool d’écouter les nouveaux supports, mais ce n’étaitpas le meilleur moyen d’écouter de la m u s i q u e .
Néanmoins, en tant que boutique d’occasion, cela a bien marché pour nous. Nousavions une importante réserve de produits.”
Au même moment, “Sheinkin” symbolise ce qui est branché, alternatif etprécurseur. C’est l’époque où boutiques excentriques, cafés et magasinsprennent de vitesse les vieilles habitudes de Tel-Aviv. L’Ozen était en pleinmilieu du nouveau “Village” de la Ville blanche. Mais selon Dotan, toute l’idéede Sheikin reposait sur un mythe.
“Nous avons ouvert la boutique sur Sheikin car le loyer était bon marché. Puisle battage a commencé, le quartier est devenu très cher et nous n’avions pas laplace de nous étendre. Nous sommes heureux de ne pas y être resté. Le battage apris fin, et aujourd’hui la rue n’est plus que fouillis.”
Se focaliser sur l’art marginal

 Avec le déménagement dans de nouveaux locaux en 2005,Dotan a choisi de se diversifier : extension des sections jazz et classique,lancement de la plus grande bibliothèque vidéo du pays et ouverture du BarOzen, avec ses 40 prestations live par mois.

“Etant donné que la nature même de la musique enregistrée a changé, avecl’arrivée triomphale des téléchargements et d’iTunes, nous avons dû nousadapter. A ce jour, la musique live a pris le pas sur le reste. Dans lesmédias, il faut tout le temps se réinventer.”Cette philosophie a grandement contribué à la survie d’Ozen dans une industriequi a vu de grandes chaînes de distribution de musique faire faillite. MaisDotan a une explication : la force d’Ozen tient dans sa focalisation sur l’artmarginal.“Voyez, 25 ans plus tard, Tower Records n’existe quasiment plus. Blockbuster, adisparu mais le magasin qui se concentre sur la musique et les films en dehorsdes genres dominants est toujours là. Le fait est que les marginaux vainquentla norme de mon point de vue. Nous avons 100 employés qui reçoivent leursalaire chaque mois. Nous faisons quelque chose de bien.”Alors qu’Haozen Hashlishit entre dans sa prochaine phase, Dotan est confiant.Et espère que les 25 prochaines années seront aussi prospères que celles quiviennent de s’écouler.“Les CD sont en train de disparaître. Personne n’aime le format. Il ne manqueraà personne. Certes, aujourd’hui, beaucoup de musique ne sort encore que sur CD,car tel est le dictat des industries. Mais avec le temps, les supports vont serenouveler. Et nous allons évoluer dans le même sens. Vous pouvez changer decouleur, mais pas d’ADN. Garder le même ADN ne veut pas dire rester assis etfaire la même chose jusqu’à la mort.Nous allons trouver un autre moyen d’apporter la culture aux oreillesintelligentes. Si ce n’est sur CD, ce sera autre chose.”Peu importe les changements au sein de la boutique, il est raisonnable de penserqu’Ozen aura toujours un coin où les collectionneurs de musique passionnéspourront trouver des importations rarissimes ou autres raretés à écouter.